Conférence internationale de Lisbonne

LES DÉFIS ACTUELS POUR LES AVOCATS EUROPÉENS

Les directives sur la libre prestation de services et la liberté d’établissement ont pour conséquence que tout avocat d’un pays de l’Europe unie a vocation à s’installer dans un autre. Il en découle une nécessaire unification de nos déontologies et de nos règles économiques et juridiques. Que sera demain l’exercice professionnel de l’avocat européen ?

Je voudrais dire quelques mots du barreau français avant de parler de l’Europe en ce qu’elle constitue à la fois une menace et une chance.

 

I – LE BARREAU FRANÇAIS

 

Il est l’un des moins peuplé d’Europe.

Le barreau compte moins de cinquante mille avocats sur tout le territoire dont près de la moitié au barreau de Paris. Par comparaison, retenons qu’il y a cent cinquante mille avocats en Allemagne, cent soixante mille en Italie, cent trente mille en Espagne et en Grande-Bretagne, cent cinquante mille solicitors plus deux mille cinq cents barristers.

Pourquoi cette différence ?

Les avocats en France ont été très longtemps cantonnés aux procès. Il y a seulement vingt ans que la profession a fusionné avec celle des conseils juridiques qui n’étaient pas avocats et qui effectuaient l’essentiel des prestations juridiques pour les commerçants, les artisans et les entreprises. De leur côté, les notaires étaient perçus comme les conseils des familles.

Le développement de la profession d’avocat en France se heurte à plusieurs types de concurrents non-avocats :

– les notaires à qui revient le monopole de la rédaction des actes authentiques, c’est-à-dire essentiellement les ventes immobilières ;

– les huissiers qui gèrent le recouvrement des petites créances et pratiquent également le conseil ;

– les experts-comptables, présents dans les entreprises, et à qui est autorisée la pratique du droit à titre accessoire ;

– ceux que nous appelons les braconniers du droit, c’est-à-dire des entreprises parfois considérables qui sont spécialisées dans l’assistance à la passation de marchés publics, à l’organisation interne aux entreprises et à la recherche des économies qu’elles peuvent faire (on les appelle les cost killers) et toute une série d’opérateurs, non réglementés, notamment sous la forme d’associations (consommateurs, victimes, protection de la jeunesse, etc …) ;

– enfin, les juristes qui exercent dans le service juridique et contentieux des entreprises et qui n’ont pas le statut d’avocat. Or, les solicitors britanniques, qui ont le droit de plaider, offrent la gamme de toutes les prestations juridiques depuis l’acte notarié jusqu’à la direction même des sociétés. En Espagne, l’avocat peut aussi exercer en entreprise et y détenir un mandat social exécutif comme c’est le cas au Canada ou aux États-Unis. En France, le débat est ouvert mais les résistances conservatrices sont considérables.

Ce barreau français compte une majorité de femmes depuis le mois de novembre 2008. Elles sont plus de 70 % pour ce qui concerne les avocats des cinq premières années d’exercice.

À Paris, la rémunération moyenne de l’avocat tourne autour de 80.000 € par an. Le notaire, lui, autour de 250.000 €. Bien sûr, les disparités sont considérables et environ 20 % du barreau de Paris est composé d’avocats qui gagnent moins de 10.000 € par an. Il y a, parmi eux, ceux qui vivent très mal de leur profession et ceux qui ne l’exercent pas à temps plein.

La rémunération minimale du collaborateur de première année à Paris, telle que fixée par l’Ordre sous mon bâtonnat, est de 2.500 €. Mais l’étude faite a permis d’établir que la moyenne des rémunérations perçues par les avocats de première année était d’environ 5.000 €, grâce aux cabinets d’origine américaine ou anglaise qui rémunèrent très bien leurs collaborateurs.

Enfin, pour ce qui concerne son appréciation de l’avenir, le barreau français est en plein débat avec des oppositions très marquées entre les familles de pensée, Paris et les régions, ou encore les modes d’exercice.

L’avocat français plaide, mais aussi conseille et construit par le biais de la rédaction d’actes de société ou de conventions de toute sorte.

L’avocat peut être mandataire. Pendant mon bâtonnat, le barreau de Paris a élargi cette notion de mandataire à des activités nouvelles : mandataire en transactions immobilières, ce que se réservaient jusqu’ici les notaires et les professionnels de l’immobilier ; agent sportif ; agent d’artistes ou encore intermédiaire en contrats d’assurance.

Deux débats importants demeurent :

1/ peut-on concevoir une grande profession du droit réunissant en France tous ceux qui pratiquent le droit, ce qui impliquerait l’interdiction de l’exercer faite à tous les autres ? Un rapport demandé par le président de la République à notre confrère Jean-Michel Darrois a conclu que cette demande était prématurée. On n’envisage même pas la fusion de la profession d’avocat avec celle d’avocat à la Cour de cassation et au Conseil d’État, à qui est réservé le monopole de représentation devant ces juridictions suprêmes.

2/ Le débat sur la présence de l’avocat en entreprise est l’occasion d’affrontements très marqués entre ceux qui y sont totalement hostiles et ceux qui y sont complètement favorables. L’arrêt Akzo de la Cour de Strasbourg vient de mettre un frein à cette innovation puisque le juriste d’entreprise ayant le statut d’avocat ne bénéficierait pas du même secret professionnel que l’avocat exerçant en cabinet, faute d’être indépendant.

Enfin, un débat sur l’interprofessionnalité est ouvert : comment prévoir et organiser l’exercice en commun dans des structures capitalistiques communes d’experts-comptables, – commissaires aux comptes et auditeurs – et des avocats ? Bien sûr, la même question est posée pour un rapprochement sous cette forme interprofessionnelle entre le notaire et l’avocat.

Voilà un tour d’horizon de ce qu’est notre situation française.

Je résume : des ouvertures ont été effectuées vers plus de modernité. De grandes résistances se manifestent dès qu’il s’agit de concevoir des modes d’exercice en commun avec d’autres professionnels du droit.

 

II – L’EUROPE : UNE MENACE ET UNE CHANCE

 

A/ LA MENACE

 

La déréglementation en marche sous l’égide de Bruxelles au nom du principe de la libre concurrence menace directement notre identité. Les rapports Monti et Clémenti et les délibérations du parlement de Bruxelles, contradictoires en 2007, nous inquiètent. Le dogme de la concurrence a pour conséquence une banalisation du droit et la perte de tout monopole pour la profession d’avocat.

Alors que nos systèmes judiciaires respectifs sont en crise, si le monopole de l’avocat reste confiné à l’activité juridictionnelle, et que tout le reste est permis à n’importe qui (le conseil, la constitution de société, les mandats juridiques de toute sorte, etc …), les avocats que nous sommes seront en grande difficulté.

Nous avons donc à réfléchir sur nos frontières afin de les protéger.

On voit, en effet, aujourd’hui l’Europe combattre le monopole de l’exercice du droit institué au profit des professionnels que nous sommes. Après avoir d’abord dit que les règles de la concurrence ne peuvent pas s’appliquer à des professions réglementées comme les nôtres, le parlement a eu l’air de revenir sur cette conception. Une libéralisation trop grande de l’exercice du droit n’aura pas seulement des conséquences dramatiques pour la profession d’avocat, elle en aura surtout pour les personnes que nous avons mission de servir.

J’en identifie trois :

– l’affaiblissement de la déontologie ;

– les atteintes répétées au secret professionnel ;

– la perte de l’indépendance par la domination de l’argent.

 

1°) L’affaiblissement de la déontologie

 

En France, c’est au 13ème siècle que le roi Louis IX, dit Saint-Louis, a créé les ordres d’avocat, conçus à la manière des ordres religieux. La mission des ordres était d’assurer, par la solidarité, l’indépendance des avocats et leur protection face aux pouvoirs quand ils ont à s’opposer à eux. En contrepartie, l’Ordre a pour mission la régulation déontologique et l’exercice du pouvoir disciplinaire, au moins en première instance.

La liberté que revendique l’avocat a, comme contrepartie, une éthique exigeante. Aujourd’hui, l’existence même des ordres est remise en question dans les pays de tradition anglo-saxonne et l’autorégulation, c’est-à-dire le fait que les avocats se jugent eux-mêmes, n’existe plus en Grande-Bretagne ni dans certains pays du Nord de l’Europe.

Au surplus, la profession elle-même prend des libertés avec des règles aussi impérieuses que celles régissant le conflit d’intérêts.

Une offensive, qui nous vient de Grande-Bretagne, consiste à admettre que dans les très grands cabinets, grâce à des chineese walls, deux équipes d’avocats, pourtant associées et donc dépendantes les unes des autres, seraient chargées d’intérêts contradictoires, l’une s’occupant des intérêts de « A », l’autre de ceux de

« B », alors même qu’ils sont en compétition, par exemple, pour un marché. Sous prétexte qu’il s’agirait de sophisticated clients, il faudrait pouvoir autoriser les cabinets à les servir car ces cabinets ne seraient pas assez nombreux dans leur spécialité.

C’est un raisonnement vicieux qui consiste, en réalité, à rendre une certaine clientèle captive de certains cabinets au lieu de permettre aux autres de se développer dans la même spécialité.

C’est ce que l’on appelle, en droit de la concurrence, une « barrière à l’entrée sur un marché ».

Au surplus, imagine-t-on vraiment que, même si les deux clients y ont consenti, une équipe dans le même cabinet va essayer d’obtenir un important marché pour un petit client occasionnel, contre l’équipe travaillant pour l’énorme multinationale qui le convoite aussi et qui est depuis toujours cliente du cabinet ?

Un débat est ouvert au CCBE sur cette question et, dans leur majorité, les barreaux membres ont dit non. Mais voilà un des périls qui nous guette.

 

2°) Vers la fin du secret ?

 

Les directives sur la lutte contre le blanchiment (money-laundering) ont montré de profondes divisions entre les pays d’Europe. La monstrueuse directive du 26 octobre 2005, – la troisième -, a prétendu imposer aux avocats de déclarer un soupçon directement à la cellule financière du ministère des finances (en France Tracfin) avec l’interdiction de le dire au client. Le Japon, l’Australie et le Canada de leur côté avaient refusé une législation de cette nature. Le Canada avait d’abord accepté puis, après un arrêt de la cour supérieure de Colombie britannique, avait modifié sa loi.

En France, j’ai prôné la désobéissance civile à cette directive injuste. La Belgique, avant la France, avait saisi d’une question préjudicielle la Cour de Justice de l’Union européenne. Plus de dix pays encore n’ont pas transposé la directive du 26 octobre 2005. Dans le même temps, la Grande-Bretagne n’a aucune difficulté à l’appliquer et les solicitors britanniques procèdent à des dizaines de milliers de déclaration de soupçon par an au nom de la suprématie du droit européen.

Cette approche totalement différente du secret entre les avocats du même continent et de la même Union Européenne fait le jeu des autorités communautaires plus soucieuses d’asseoir toujours un plus grand pouvoir que de préserver des principes, dans un monde où la transparence devient un dogme.

 

3°) La perte de l’indépendance par la domination de l’argent

 

C’est un des périls les plus grands. L’entrée de capitaux extérieurs dans les sociétés d’avocats est une question d’une grande gravité : un cabinet d’avocats peut-il devenir la société filiale d’une banque multinationale ou d’une compagnie d’assurance ou d’une puissance économique quelconque sans perdre son indépendance ? Ce n’est pas un faux débat. Certes, un cabinet qui n’a qu’un seul client voit son indépendance réduite. Mais il peut avoir le courage ou l’héroïsme de s’en dégager et de se diversifier. En revanche, la société d’avocats filiale d’une banque est prisonnière : l’avocat qui veut faire jouer une clause de conscience n’a, à terme, que le choix de quitter la structure et de perdre son cabinet.

La domination par l’argent, venu d’ailleurs que du métier d’avocat, joint à la perte de tout monopole au nom du principe de la concurrence, permettra demain l’installation dans des supermarchés ou des centres commerciaux de boutiques de droit, véritables « lex shop » où l’on pourra venir faire ses acquisitions en conseil juridique dans une banalisation totale de notre métier.

 

B / LA CHANCE

 

Si nous réussissons à conjurer les périls que je viens rapidement d’évoquer, l’Europe est bien davantage une chance. La liberté de prestation de service et désormais la liberté d’établissement ont pour conséquence que n’importe quel avocat européen peut aller exercer dans chacun des vingt-sept pays de l’Union, soit sous son titre d’origine, soit, après une condition d’ancienneté, sous le titre du pays d’accueil.

C’est une chance parce que cette mobilité va nous aider à renforcer l’intégration européenne et rendre notre vieux continent plus puissant et mieux à même de relever les défis d’un monde globalisé.

Grâce à des formations croisées, les avocats de demain seront avocats comme beaucoup le sont déjà dans plusieurs barreaux. Mon fils aîné est avocat au barreau de New-York, solicitor à Londres et avocat au barreau de Paris où il exerce désormais. Une chance pour lui, une chance pour sa clientèle, une chance pour la montée en puissance du droit comme facteur d’unification.

C’est d’ailleurs l’expérience que l’on ressent lorsqu’on plaide à Luxembourg : il y a quelques années, j’y combattais l’octroi de mer, taxe frappant les marchandises à leur entrée dans les territoires et départements d’Outre-Mer français. Je plaidais donc pour des Antillais, français des Caraïbes, et je m’émerveillais de voir cette cour de justice, qui « dit pour droit », faire l’unité par le droit entre des nations qui se sont déchirées pendant des millénaires au moyen de guerres absurdes. Cette unité se construit du Groenland jusqu’à l’île de Malte, de la mer des Caraïbes jusqu’à l’Océan Indien.

Mais pour que notre profession reste le recours le plus sûr des personnes physiques ou des personnes morales qui ont besoin du droit, elle ne doit pas perdre son identité. L’identité de l’avocat repose sur cinq piliers que nous devons toujours fortifier :

1/ l’avocat exerce une profession de service dans le domaine du droit, qu’il conseille, qu’il construise ou qu’il plaide ;

2/ il est indépendant, quelle que soit sa forme d’exercice et ne répond que devant la loi et sa conscience des choix qu’il fait ou des refus qu’il signifie ;

3/ l’avocat est tenu au secret professionnel le plus exigeant qui n’est pas un privilège pour lui mais un devoir. Ce devoir est le corollaire du droit de chaque citoyen en démocratie de pouvoir recourir à un confident nécessaire qui ne le trahira pas ;

4/ l’avocat est inflexible sur le conflit d’intérêts et ne doit jamais se trouver dans une situation où il serait appelé à servir des intérêts opposés ;

5/ l’avocat est désintéressé, ce qui ne veut pas dire qu’il ne doive pas gagner sa vie aussi bien que possible. Simplement, il reste indépendant de ses clients et n’est pas leur associé. On ne joue pas avec la justice comme on mise sur un champ de course pour se partager ensuite les gains éventuels.

À cette exigence éthique se reconnaît l’avocat. À cette identité commune nous devrons notre survie.

Mesdames, Messieurs, notre profession ne relèvera les défis d’un monde de plus en plus concurrentiel où les réglementations sont remises en cause, profession par profession, qu’à la seule condition d’être inflexible sur son éthique.

Bien sûr, l’avocat n’a d’utilité que s’il est d’une grande compétence. C’est son premier devoir. Nous devons améliorer constamment nos formations. Mais la technique peut être acquise par tout un chacun et nous avons dans la société des rivaux et des clients qui en savent autant que nous.

Ce qui fait notre différence et qui nous rend indispensables, c’est notre souci de mettre au-dessus de notre intérêt personnel le souci d’une éthique qui nous apparente, (je n’ai pas peur de le dire), aux clercs dont nous portons la robe.

Pour ma part, quoiqu’il m’en coûte, je préfère être assimilé à un prêtre qu’à un simple marchand, même si je n’ai aucun mépris pour le commerce ni aucune nostalgie de ne pas être entré dans les ordres !

 

Lisbonne, le 23 octobre 2010

Christian Charrière-Bournazel

 

Ancien bâtonnier de Paris

Vice-président élu du Conseil National des Barreaux de France