Samuel Beckett et Eugène Ionesco

Palais Littéraires – Bibliothèque de l’Ordre des Avocats de Paris

 

 

Monsieur le Bâtonnier, Mesdames,

Messieurs,

Le 13 avril 2006, Samuel Beckett aurait eu cent ans. Eugène Ionesco était né trois ans plus tard. Le premier nous a quittés en 1989, le second en 1994.

Que peuvent-ils posséder de commun sinon d’avoir vu le jour avec le siècle et d’être, l’un et l’autre, morts avant lui ?

Quelle ignorance ou quelle légèreté manifeste l’orateur d’un soir qui les a ainsi réunis sans même prendre la peine de justifier par un sous-titre cet étrange apparentement !

En réalité, leur lien est plus profond que celui du temps et de l’espace où ils ont vécu et même que celui de la langue qu’ils ont choisie pour s’exprimer.

Deux auteurs d’un théâtre étrange, souvent servis par les mêmes comédiens, dans les mêmes salles, comme le Théâtre de l’Odéon où nous avions assisté tour à tour aux représentations de Oh les beaux jours ou de Rhinocéros, bien des années après que les créations de l’un et de l’autre eurent été jouées confidentiellement dans de petits théâtres, celui de Babylone pour la pièce En attendant Godot ou celui de la Huchette pour La Cantatrice chauve et La Leçon.

Nos souvenirs de jeunesse, aussi précieux et intenses soient-ils, ne tendent qu’un fil ténu entre les deux géants du théâtre contemporain les plus novateurs de l’après- guerre.

Une alchimie plus profonde les unit.

Ils ne se sont d’ailleurs pas ignorés, comme en témoigne l’interview donnée par Eugène Ionesco à Guy Dumur le 4 janvier 1990 après la mort de Samuel Beckett :

« Je me souviens avoir vu Samuel Beckett en compagnie du peintre Bram Van Velde à la Coupole. Il passait des heures ensemble, immobiles, sans presque échanger une parole. A l’instant de se séparer, Beckett disait : « On a passé un bon moment » et c’était tout. Quand je pense à lui, il me revient en mémoire ce vers d’Alfred de Vigny : « Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse ».

 

Pour Beckett, la parole n’était que du bla-bla. Elle était inutile. On a [parlé de] « théâtre de l’absurde ». L’expression avait été inventée par un critique anglais, Martin Esslin. On l’a également appliquée à mes propres pièces et à celles d’Adamov, ce dramaturge injustement oublié aujourd’hui. On parlait de l’absurde parce que c’était l’époque où on parlait souvent aussi de l’absurde de Sartre, de Bataille, de Camus, de Merleau-Ponty. C’était une appellation très en vogue dans les années cinquante.

 

Ce sont surtout les grands thèmes de la mort, du malaise existentiel qui sont importants chez Beckett : il a écrit à une époque où le théâtre politique et le théâtre de boulevard tenaient le devant de la scène. Il n’en a absolument pas tenu compte. Il a détruit le vieux théâtre et il en a créé un complètement nouveau. Il a mis en scène la vie dans ses fondements essentiels, les rapports de l’être avec lui-même, avec la transcendance, avec la divinité. Ses commentateurs n’auraient peut-être pas été d’accord et lui-même n’a jamais commenté ses œuvres, mais moi je l’ai toujours pensé : En attendant Godot exprime l’attente désespérée de Dieu. On ne peut pas comprendre Beckett, on ne peut pas comprendre son théâtre si on lui ôte cette dimension métaphysique.

 

Le personnage de Beckett ? Bien sûr qu’il m’impressionnait. Quand je l’ai rencontré pour la première fois, il y a trente ou quarante ans, je l’ai trouvé beau. Il avait une figure excessive, un peu inquiétante. Mais surtout, il était profondément humain et d’une gentillesse extraordinaire. Il m’a présenté des tas d’amis comme Harold Pinter. Il a toujours été très indulgent à mon égard. Roger Blin m’a rapporté qu’après avoir lu Le roi se meurt, il avait déclaré : « C’est le cri d’une âme ».

 

Nos relations se sont un peu distendues ces trois ou quatre dernières années. Je le savais malade et cela me faisait de la peine et j’étais habitué à l’idée de sa mort comme je me suis habitué à la mienne ».

 

Monsieur le Bâtonnier, Mesdames, Messieurs, je n’aurai pas la prétention de faire ici œuvre d’historien, encore moins d’historien de l’art pas plus que de docteur en littérature.

Ce qui m’a touché et que je voudrais vous faire partager dans le court espace de cette causerie, ce sont trois sujets d’émerveillement :

– le choix par deux êtres d’exception, que leur naissance étrangère n’y destinait pas nécessairement, de la langue française comme patrie ;

– une méditation poignante sur notre humanité ;

– leur inextinguible soif d’absolu par-delà le désespoir et la dérision.

 

I – DE LA NAISSANCE À L’APRÈS-GUERRE

 

Samuel Beckett est né Irlandais, non loin de Dublin, dans une famille de bonne bourgeoisie protestante, d’une mère très religieuse qui présidait à la récitation des prières du soir avant le coucher de ses fils. Une photo montre le petit Samuel à deux ou trois ans agenouillé sur un coussin aux pieds de May, sa mère, qui tient ses petites mains bien serrées dans les siennes.

 

Il a peur du noir, est attentif au moindre bruit, mais, dans le même temps, manifeste un tempérament de casse-cou presque suicidaire : il ne se lasse pas de se jeter du sommet d’un sapin haut de vingt mètres, confiant dans l’idée que les branches basses amortiront sa chute sur le sol.

Quel symbole !

A dix-sept ans, il s’inscrit en lettres à Trinity College et se passionne pour la littérature française : Racine, Leconte de Lisle, José-Maria de Heredia, Henri de Régnier et Paul Verlaine. Mais il s’initie également à Proust, Gide, Léon-Paul Fargue, Valéry Larbaud.

Il prend aussi des cours d’italien et Dante le fascine.

Il a vingt-deux ans lorsqu’il s’installe à Paris comme lecteur d’anglais à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm.

Deux ans d’un long séjour qui lui permet de perfectionner sa connaissance déjà exceptionnelle de la littérature française, mais aussi de se familiariser avec l’esprit libéral de l’Ecole, qui contraste avec les contraintes intellectuelles et sociales de son Irlande natale.

Il rencontre James Joyce dont il devient le disciple et l’ami. Il se fait une réputation de poète.

En 1931, il revient à Dublin dont il se lasse aussitôt en raison du climat de contrainte qui pèse sur la vie irlandaise : théocratie, censure morale et littéraire. Au bout d’un an, il démissionne du Trinity College où il était revenu comme professeur après l’avoir quitté étudiant. Il retourne à Paris en 1937 et s’y établit définitivement dans un petit appartement proche de Montparnasse.

La guerre le surprend alors qu’il était retourné en Irlande pour y rendre visite à sa mère. Rentré en France, il rejoint un groupe de résistants, bien que sa nationalité irlandaise lui assure la neutralité. Mais le nazisme le révolte qui fait de la vie un enfer pour ses amis juifs.

Son statut de « boîte aux lettres » le fait repérer par la gestapo à laquelle il échappe en août 42 en franchissant la ligne de démarcation pour échouer comme ouvrier agricole dans une ferme du Vaucluse.

Après la Libération, il retourne en Irlande se mettre au service de la Croix Rouge. Il revient en France à l’automne de 1945, vit quelques mois à Saint-Lô comme interprète dans un hôpital militaire, puis enfin retourne à Paris à la fin de l’hiver où il retrouve son appartement, voisin de Montparnasse, qu’il ne quittera plus. Il mène dès lors avec sa femme Suzanne, française, une vie recluse et toute entière consacrée à son œuvre littéraire ainsi qu’à un petit cercle d’amis choisis, ne quittant le 15ème arrondissement que pour sa maison de Seine-et-Marne qu’il avait acquise avec les droits d’auteur d’En attendant Godot, sise au milieu d’un jardin doté d’un arbre unique comme celui-là même de la pièce.

Dans son ouvrage consacré à Beckett, Pierre Melese commente cette solitude dans laquelle il s’était enfermé, érigeant même un mur autour de sa maison. Il avait dit à Roger Blin, son interprète et son ami : « Je n’ai rien à dire, mais je peux seulement dire jusqu’à quel point je n’ai rien à dire ».

Le Prix Nobel le surprendra en 1969 et le terrifiera au point qu’il cherchera par tous les moyens à éviter les journalistes. Il enverra son ami Jérôme Lindon recevoir à sa place la haute distinction des mains de sa Majesté le Roi de Suède.

Les voyages en Tunisie, au Maroc, en Allemagne et à Malte ponctuent cette réclusion volontaire. Il se nourrit peu, boit trop et commence à redouter de devenir un écrivain stérile. Le 17 juillet 1989, sa chère Suzanne meurt. Samuel Beckett ne lui survivra pas. Né un vendredi Saint, un vendredi 13, il est enterré le lendemain de Noël 1989 à 8h30 du matin. James Knowlson, dans sa biographie de Samuel Beckett, a écrit :

« L’écrivain dublinois est parti comme il a vécu, avec une extrême discrétion. Le monde maintenant peut lui rendre hommage ».

 

Eugène Ionesco était né le 26 novembre à cent cinquante kilomètres de Bucarest.

Curieusement, une incertitude a semblé planer sur l’année de sa naissance comme une incertitude avait plané sur la date de celle de Beckett.

Ionesco est né Roumain d’un père qui préparait son doctorat en droit et qui deviendra avocat en 1920 à Bucarest après avoir occupé le poste d’inspecteur de la Sûreté.

En 1911, la famille Ionesco s’était installée à Paris. Eugène y fut élevé dans la langue française mais, à treize ans, au mois de mai 1922, il dut partir pour Bucarest apprendre le roumain et dut fréquenter le lycée orthodoxe Saint Sava.

Son père est divorcé et remarié.

Eugène obtient, en 1928, le baccalauréat roumain, entre en 1929 à la faculté des lettres de Bucarest et prépare une licence de français.

Samuel Beckett s’était passionné pour Proust et avait fait un essai pénétrant sur l’immense romancier du temps perdu et retrouvé. En 1931, Eugène Ionesco prononce une conférence centrée sur la psychologie et le style de Proust et ce, en Roumanie.

Pendant cette période roumaine de sa vie, il déploie une intense activité de poète et de critique dans diverses revues et obtient en 1934 la Capacitate en français, c’est- à-dire l’équivalent de notre Capes, de même que Samuel Beckett avait obtenu la licence de français à Trinity College.

En 1938, il décide de s’installer en France et obtient une bourse pour préparer une thèse sur « le péché et la mort dans la poésie française depuis Baudelaire ».

En 1942, après un séjour de deux ans en Roumanie, il s’établit à Marseille avec sa femme, est nommé au service culturel de la Légation royale de Roumanie installée à Vichy et termine attaché culturel.

De retour à Paris en mars 1945, il s’établit rue Claude Terrasse dans le 16ème

arrondissement. Il ne quittera plus la France, sauf pour ses nombreux voyages.

 

Le 22 janvier 1970, il est élu à l’Académie Française au fauteuil de Jean Paulhan, mais ne recevra pas, lui, le Prix Nobel.

Son œuvre, malgré tout, comme celle de Beckett, est traduite dans de nombreuses langues et se trouve couronnée de prix prestigieux.

Il meurt à Paris le 28 mars 1994.

 

Monsieur le Bâtonnier, Mesdames, Messieurs, ces deux vies parallèles ont plusieurs points en commun : deux hommes nés avant la Grande Guerre qui ne les a concernés ni l’un ni l’autre. Pas plus l’Irlandais que le Roumain, leurs pères respectifs, n’y furent plongés.

Deux destinées d’écrivains purs, je veux dire qui ne se mêlèrent point d’affaires ni de politique.

Deux esprits éveillés au français dès leur adolescence et qui furent nourris par le classicisme, le romantisme et le symbolisme aussi bien que par les auteurs plus contemporains dont certains furent leurs amis.

Ce point commun n’est pas leur rareté : notre 20ème siècle littéraire a été habité, régénéré, magnifié par une série d’étrangers à la France dont l’esprit avait élu domicile dans notre langue : Julien Green, l’Américain ; Henri Troyat, le Russe ; Hector Biancotti, l’Argentin ; Tahar Ben Jelloun, le Marocain ; Andreï Makhine, un autre Russe et les Chinois Dae Sijue et François Cheng, ce dernier de l’Académie Française, venus l’un et l’autre à notre langue depuis la plus vieille nation du monde.

Samuel Beckett et Eugène Ionesco, poètes et dramaturges, tous deux pétris de notre littérature, ont bouleversé notre rapport avec la liturgie dramatique et avec notre propre langage.

Français par choix, universels par vocation, ils ont renouvelé la douloureuse et temporelle méditation sur l’angoisse de notre condition.

 

II – LA CONDITION HUMAINE REVISITÉE PAR LE THÉÂTRE

 

Les années cinquante voient surgir un renouvellement théâtral correspondant au bouleversement de la conscience contemporaine.

La guerre de 14-18, cette monstrueuse guerre civile entre pays d’Europe qui avait englouti six millions de jeunes hommes a provoqué une sorte d’implosion de l’univers moral, métaphysique et esthétique.

Entre les fauteurs de guerre survivants et leurs enfants, nés juste auparavant, s’est interposé pour toujours « l’immonde charnier ouvert d’où monte après tant d’années l’odeur des millions de cadavres, l’affreux crime dont (ils) n’osent pas ouvertement se jeter la responsabilité à la face » (Bernanos).

 

Cette première manifestation de l’absurde fait éclore le Surréalisme : le spectacle d’une insurmontable horreur conduit à la folie. Elle dégénère en violence aveugle ou s’exprime par le rire inquiétant du dément.

Ni Samuel Beckett, ni Eugène Ionesco – avons-nous dit – n’ont été personnellement affectés dans leur vie d’enfant par la Première guerre mondiale.

Il n’est pas possible pourtant qu’elle n’ait pas marqué l’un et l’autre adolescent, dans le temps où leur curiosité d’esprit et leur soif de littérature les conduisaient à fréquenter les rescapés, ceux-là même qui avaient « flairé de telles braises » pour reprendre le mot de Saint-John Perse.

L’un et l’autre ont connu les turbulences de l’entre-deux guerres, les convulsions idéologiques parcourant l’Europe dans laquelle ils voyageaient. Surtout, Beckett a vu les ravages du nazisme contre lequel il s’est engagé, cependant qu’Eugène Ionesco, dont le père versatile a servi tous les régimes, a assisté successivement à la mainmise sur la Roumanie du fascisme nazi, puis du fascisme soviétique.

La civilisation, deux fois millénaire, qui avait engendré les plus grands philosophes, les plus grands mystiques, les plus grands musiciens, les plus grands littérateurs, les plus grands peintres, semble s’être consumée en moins de dix ans dans les fours crématoires, puis fossilisée dans les goulags de l’enfer sibérien.

Sylvain Dhomme a livré une analyse remarquable du rapport entre la littérature théâtrale et la pensée contemporaine :

« Entraînée dans l’accélération générale, la connaissance que nous avons du monde, des rapports entre les hommes, la connaissance de l’homme même a évolué aussi profondément que la connaissance que nous pouvons avoir des étoiles et de leur gravitation.

 

(…)

 

On nous a enseigné le théâtre à travers les formes extérieures d’une tradition gréco-louis- quatorzième. De l’analyse des grands styles, on a voulu tirer des règles, on en a seulement catalogué les formes extérieures. De ce catalogue, on a voulu faire un code, tirer les règles de jeu et rassembler, dans le confort d’une unité artificielle, des objets aussi dissemblables que les entrailles de Prométhée et les organes génitaux d’Amélie.

 

Tel n’est pas l’univers théâtral de nos auteurs ! Et Dhomme de poursuivre :

 

Un monde où se déplacent les frontières du Bien et du Mal, qui découvre ses contingences et ses contradictions, fait grincer la traditionnelle mécanique des intrigues.

 

Un univers où l’homme se veut responsable de lui-même dans sa solitude ou sa liberté, où il tente de se définir à partir de sa seule existence, ne peut avoir avec les invisibles fatalités dont les cintres olympiens sont traditionnellement peuplés, que peu de sujets de conversations.

 

(…)

 

Si nos auteurs étonnent par des bizarreries, des extravagances, ce n’est pas pour briguer le facile éclat de l’originalité, mais pour tenter de saisir ces rapports plus complexes que l’homme moderne s’est découvert avec lui-même, son mode, sa société et son univers ».

Samuel Beckett et Eugène Ionesco réinventent le théâtre à trois égards :

– ils désarticulent le langage ;

– ils substituent à la tragédie antique ce que Gabriel Marcel a appelé : « Le théâtre de la conscience ricanante » ;

– ils ne célèbrent pas l’héroïsme ou le sacrifice auxquels l’homme est contraint, mais sa lente dilution dans le néant.

 

A – LE LANGAGE DÉSARTICULÉ

 

Disparaissent de ce nouveau théâtre la peinture des caractères et la représentation des comportements sociaux.

Là où il s’agissait naguère de faire « par tous les artifices possibles plus vrai que le vrai », selon le mot de Victor Hugo, nos auteurs cultivent le refus définitif de considérer le théâtre comme un reflet ou une expression poétique de la réalité quotidienne.

Ils refusent avec la même force de faire passer un message politique ou social.

Ils ne veulent créer ni sympathie ni répulsion pour leurs personnages et fuient tout effet de mise en scène. Les créatures humaines sont réduites à l’état de symboles : comme le dit Robert Horville, il s’agit de personnages « dont la valeur symbolique témoigne de la situation de l’homme dans l’univers ».

La scène 11 de La Cantatrice Chauve de Ionesco illustre parfaitement cette incapacité à communiquer par le langage :

 

«- Mme Martin : Je peux acheter un couteau de poche pour mon frère, mais vous ne pouvez pas acheter l’Irlande pour votre grand-père.

 

– M. Smith : On marche avec les pieds mais on se réchauffe à l’électricité ou au charbon.

 

– M. Martin : Celui qui vend aujourd’hui un bœuf, demain aura un œuf.

 

– Mme Smith : Dans la vie, il faut regarder par la fenêtre.

 

– Mme Martin : On peut s’asseoir sur la chaise lorsque la chaise n’en a pas.

 

– M. Smith : Il faut toujours penser à tout.

 

– M. Martin : Le plafond est en haut, le plancher est en bas.

 

– Mme Smith : Quand je dis oui, c’est une façon de parler.

 

– Mme Martin : A chacun son destin.

 

– M. Smith : Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux !

 

– Mme Smith : Le maître d’école apprend à lire aux enfants, la chatte allaite ses petits quand ils sont petits.

 

– Mme Martin : Cependant que la vache nous donne ses queues.

 

– M. Smith : Quand je suis à la campagne, j’aime la solitude et le calme.

 

– M. Martin : Vous n’êtes pas encore assez vieux pour cela.

 

– Mme Smith : Benjamin Franklin avait raison : vous êtes moins tranquille que lui … ».

 

Toute la scène se déroule de la sorte jusqu’à l’échange de répliques où les mots ne sont plus que du bruit :

 

« – M. Martin :

 

J’aime mieux tuer un lapin que de chanter dans le jardin.

 

– M. Smith :

 

Kakatoes, Kakatoes, Kakatoes, Kakatoes, Kakatoes, Kakatoes, Kakatoes, Kakatoes, Kakatoes, Kakatoes.

 

– Mme Smith :

 

Quelle cacade, cacade, cacade, cacade, cacade, cacade, cacade, cacade, cacade.

 

– M. Martin :

 

Quelle cascade de cacade, Quelle cascade de cacade, Quelle cascade de cacade, Quelle cascade de cacade, Quelle cascade de cacade, Quelle cascade de cacade, Quelle cascade de cacade, Quelle cascade de cacade.

 

– M. Smith :

 

Les chiens ont des puces, les chiens ont des puces.

 

– Mme Martin :

 

Cactus, coccyx ! Cocus ! Cocardard ! Cochons !

 

– M. Smith :

 

Encaqueur, tu nous encaques ».

 

La scène se termine sur un rythme de plus en plus rapide. Les mêmes mots dits à l’unisson par tous les personnages ensemble : « C’est pas par là, c’est par ici ; C’est pas par là, c’est par ici ; C’est pas par là, c’est par ici ; C’est pas par là, c’est par ici ; C’est pas par là, c’est par ici ; C’est pas par là, c’est par ici ! ».

Dans ses indications de scène, Ionesco a précisé en exergue au texte :

« Les répliques qui suivent doivent être dites d’abord sur un ton glacial, hostile. L’hostilité et l’énervement iront en grandissant. A la fin de cette scène, les quatre personnages devront se trouver debout, tout près les uns des autres, criant leurs répliques, levant les poings, prêts à se jeter les uns sur les autres ».

Comme le dit encore Robert Horville : « Tout concourt à montrer comment le langage, au lieu d’être un instrument de communication, est un obstacle qui ne permet pas l’instauration d’échanges vrais entre les êtres humains ».

Et en même temps, ajouterai-je, nous est représentée l’insignifiance de nos débats et de nos convictions.

Le même procédé est utilisé par Samuel Beckett dans sa pièce En attendant Godot. Pozzo, qui figure le maître tenant en laisse Lucky, lui enjoint de penser, ce que Lucky ne peut faire sans chapeau. Une fois que Vladimir a mis le chapeau sur la tête de Lucky, Pozzo lui dit :

« Pense, porc ! ».

Et Lucky commence un monologue absurde dont je vous rappelle le début :

« Étant donné l’existence telle qu’elle jaillit des récents travaux publics de Poinçon et Wattmann d’un dieu personnel quaquaquaqua à barbe blanche quaqua hors du temps de l’étendue qui du haut de sa divine apathie sa divine athambie sa divine aphasie nous aime bien à quelques exceptions près on ne sait pourquoi mais ça viendra et souffre à l’instar de la divine Miranda avec ceux qui sont on ne sait pourquoi mais on a le temps dans le tourment dans les feux dont les feux les flammes pour peu que ça dure encore un peu et qui peut en douter mettront à la fin le feu aux poutres assavoir porteront l’enfer aux nues si bleues par moment encore aujourd’hui et calmes si calmes d’un calme qui pour être intermittent n’en est pas moins le bienvenu mais n’anticipons pas et attendu d’autre part qu’à la suite des recherches inachevées n’anticipons pas des recherches inachevées mais néanmoins couronnées par l’Acacacacadémie d’Anthropopométrie de Berne-en-Bresse de Testu et Conard il est établi sans autre possibilité d’erreur que celle … etc, etc … ».

 

Tandis que Ionesco souligne l’incapacité à communiquer, Samuel Beckett, lui, signifie l’incapacité même des mots à rendre compte d’une pensée. Malgré ce chapeau qui lui a rendu sa dignité d’homme, Lucky en son long monologue accumule des mots sans

suite, des noms propres écorchés, des répétitions sans queue ni tête proférées, selon l’indication de l’auteur, avec un débit monotone et se finissant sur le mot « inachevés ! » après une montée en puissance pathétique de la voix délirante.

On se rappelle la phrase de Beckett dite à Roger Blin que je citais en commençant :

« Je n’ai rien à dire, mais je peux seulement dire jusqu’à quel point je n’ai rien à dire ».

 

B – UN THÉÂTRE DE LA CONSCIENCE RICANANTE

 

Le burlesque est un des modes d’expression de ce théâtre du néant, de cette introspection du dérisoire humain, de l’humaine et pitoyable prétention à dire ou à penser.

Quelques phrases glanées au hasard de l’œuvre de l’un et de l’autre en sont la parfaite illustration :

 

 

IONESCO :

 

La Leçon :

 

« Le professeur : Taisez-vous, restez assise, n’interrompez pas … Et d’émettre les sons très haut et de toute la force de vos poumons associées à celles de vos cordes vocales. Comme ceci, regardez : « papillon », « eurêka », « Trafalgar », « papi, papa ». De cette façon, les sons remplis d’un air chaud plus léger que l’air environnant voltigeront, voltigeront sans plus risquer de tomber dans les oreilles des sourds qui sont les véritables gouffres, les tombeaux des sonorités ».

 

Les chaises :

 

Apparaît, dans cette pièce étrange, l’orateur. Que nous en dit Ionesco ?

« L’orateur, qui est resté immobile, impassible pendant la scène du double suicide, se décide au bout de plusieurs instants à parler ; face aux rangées de chaises vides, il fait comprendre à la foule invisible qu’il est sourd et muet. Il fait des signes de sourd-muet : efforts désespérés pour se faire comprendre ; puis il fait entendre des râles, des gémissements, des sons gutturaux de muet.

 

« He, Mme, mm, mm.

« Ju, gou, hou, hou.

« Heu, heu, gu, gou, gueue.

« Impuissant il laisse tomber ses bras le long du corps ; soudain sa figure s’éclaire, il a une idée, il se tourne vers le tableau noir, il sort une craie de sa poche et écrit en grosses majuscules : « ANGEPAIN ».

Puis il écrit d’autres lettres, puis recommence ses borborythmes, puis enfin écrit : « ADIEU ».

Les lettres elles-mêmes se déforment.

Enfin, il sort de scène, saluant des chaises vides et un empereur invisible, sans un mot puisque ce personnage de l’orateur est sourd-muet.

Par la désintégration du langage et des rôles sociaux, ce théâtre s’apparente au Surréalisme. Les surréalistes d’ailleurs avaient salué en Ionesco l’un des leurs précisément à cause de cette apparente ineptie burlesque.

Mais il n’est pas seulement une expression du Surréalisme. Comme l’a justement exprimé Claude Abastado, « le théâtre de Ionesco dit la mort de l’homme ».

 

Le roi se meurt :

 

Le roi Bérenger Ier va mourir. Il parle :

 

« – Le Roi : J’ai peur, je meurs.

 

– Marie : « Tu as préparé tout cela.

 

– Le Roi : Sans le faire exprès.

 

– Marie : Tu as été une étape, un élément, un précurseur. Tu es de toutes les constructions. Tu contes. Tu seras conté .

 

– Le Roi : Je ne serai pas le comptable. Je meurs.

 

– Marie : Tout ce qui a été sera, tout ce qui sera est, tout ce qui sera a été. Tu es inscrit à jamais dans les registres universels.

 

– Le Roi : Qui consultera les archives ? Je meurs, que tout meure, non, que tout reste, non que tout meure puisque ma mort ne peut remplir les mondes ! Que tout meure. Non, que tout reste.

 

– Le garde : Sa majesté le Roi veut que tout le reste reste.

 

– Le Roi : Non que tout meure.

 

– Le garde : Sa majesté le Roi veut que tout meure.

 

– Le Roi : Que tout meure avec moi, non que tout reste après moi. Non que tout meure. Non, que tout reste. Non, que tout meure, que tout reste, que tout meure.

 

– Marguerite : Il ne sait pas ce qu’il veut. ».

 

 

BECKETT :

 

Fin de partie

 

Hamm, sorte de tyran perdu hors le temps et hors l’univers connu, attend, sur son siège d’où il ne peut se lever, on ne sait quelle fin qui n’arrive pas.

Derrière lui ses parents, chacun dans une poubelle. Hamm interpelle Nag, son père :

« Maudit fornicateur, pourquoi m’as-tu fait ? ».

Le père :

« Je ne pouvais pas savoir que ce serait toi ».

 

En attendant Godot

 

« Voilà l’homme tout entier : s’en prendre à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable ».

Ou encore :

« Un des larrons fut sauvé. C’est un pourcentage honnête ».

Ailleurs :

« Les larmes du monde sont immuables. Pour chacun qui se met à pleurer, quelque part un autre s’arrête ».

Et puis :

« Qu’est-ce qu’il y a à reconnaître ? J’ai tiré ma roulure de vie au milieu des sables ! Et tu veux que j’y voie des nuances ».

Cette « conscience ricanante », pour reprendre le mot de Gabriel Marcel n’est pas gratuite. Parce que leur apparence est celle de clowns ou d’automates, ces personnages rendent plus sensible et plus pathétique notre confrontation avec le néant.

 

C – LA CONFRONTATION DE LA CONDITION HUMAINE ET DU NÉANT

 

Une constante s’observe dans l’œuvre théâtrale de Samuel Beckett : le personnage est englué dans quelque chose qui est à mi-chemin entre une mort imminente et une naissance inachevée :

– Hamm qui ne peut pas se mouvoir,

– Clov qui ne peut pas s’asseoir,

– Winnie enlisée dans le sable, qui ne peut que remuer ses bras et un peu sa tête,

– Willie réduit seulement, et pour un temps, à ramper petitement en bougeant un peu le bras,

– Rapp, de La dernière bande, qui n’est plus qu’une loque courant après les souvenirs d’un autre lui-même qu’il hait.

Des mots leur restent comme choses étrangères à eux-mêmes qui ne sont qu’illusion d’existence.

Samuel Beckett l’exprimait ainsi dans L’Innommable dès 1956 :

« Il y a complète désintégration. Pas de Je, pas de Avoir, pas de Être, pas de nominatif, pas d’accusatif, pas de verbe. Il n’y a pas moyen de continuer … A la fin de mon œuvre, il n’y a que poussière : le Nommable ».

Tout est vain jusqu’à la conscience qu’ont d’elles-mêmes ces créatures en voie de dissolution :

– Clov (Fin de partie) :

« Je me dis – quelque fois – Clov, il faut que tu arrives à souffrir mieux que ça, si tu veux qu’on se lasse de te punir – un jour. Je me dis – quelques fois, Clov, il faut que tu sois là mieux que ça, si tu veux qu’on te laisse partir – un jour. Mais je me sens trop vieux, et trop loin, pour pouvoir former de nouvelles habitudes. Bon, ça ne finira donc jamais. Je ne partirai donc jamais. Puis un jour, soudain, ça fini, ça change, je ne comprends pas, ça meurt ou c’est moi, je ne comprends pas, ça non plus. Je le demande aux mots qui restent – sommeil, réveil, soir, matin. Ils ne savent rien dire. J’ouvre la porte du cabanon et m’en vais. Je suis si voûté que je ne vois que mes pieds, si j’ouvre les yeux, et, entre mes jambes, un peu de poussière noirâtre. Je me dis que la terre s’est éteinte, quoique je ne l’aie jamais vue allumée. Ça va tout seul. Quand je tomberai, je pleurerai de bonheur ».

– Winnie (La dernière bande) :

« Winnie, sois prévoyante, pense au moment où les mots te lâcheront ». Plus loin :

« Tais-toi maintenant Winnie, un peu, veux-tu, ne gaspille pas tous les mots de la journée ». Et encore elle :

« Je suis nette, puis floue, puis plus, puis de nouveau floue, puis de nouveau nette, ainsi de suite, allant et venant, passant et repassant, dans l’œil de quelqu’un ».

– Vladimir (En attendant Godot) :

« Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit à nouveau ».

Et encore l’ouvreur dans Cascando :

« Qu’est-ce que j’ouvre ?

 

On dit, Il n’ouvre rien, il n’a rien à ouvrir, c’est dans sa tête.

 

On ne me voit pas, on ne voit pas ce que je fais, on ne voit pas ce que j’ai et on dit, Il n’ouvre rien, il n’a rien à ouvrir, c’est dans sa tête ».

 

Eugène Ionesco exprime dans Tueur sans gages ou dans Les chaises ou encore Le roi se meurt la même angoisse.

Écoutons Bérenger dans Tueur sans gages :

« Et tout à coup, ou plutôt, petit à petit … non, plutôt subitement, je ne sais pas, je sais seulement que tout était redevenu gris pâle ou neutre (…). Il se fit en moi une sorte de vide tumultueux, une tristesse profonde s’empara de moi, comme au moment d’une séparation tragique, intolérable (…). Et depuis c’est le perpétuel novembre, crépuscule perpétuel, crépuscule du matin, crépuscule de minuit, crépuscule de midi. Fini les aurores ! Dire que l’on appelle cela la civilisation ! ».

 

A quoi répond l’architecte :

« Pour moi cela m’est égal. Je suis fonctionnaire. Mais pour beaucoup d’autre, la réalité, la réalité peut tourner au cauchemar … ».

Pas d’espoir non plus lorsque la reine Marguerite invite le roi à mourir en le faisant monter à nouveau sur son trône :

« Donne-moi un doigt, donne-moi deux doigts …, trois …, quatre …, cinq …, les dix doigts. Abandonne-moi le bras droit, le bras gauche, la poitrine, les deux épaules et le ventre. (Le roi est immobile figé comme une statue). Et voilà, tu vois, tu n’as plus la parole, ton cœur n’a plus besoin de battre, plus la peine de respirer. C’était une agitation bien inutile, n’est-ce pas ? Tu peux prendre place ».

 

Ce théâtre de la désespérance avait mis Gabriel Marcel, le philosophe existentialiste chrétien, dans une noire colère.

Il écrivait :

« Certes, je suis d’accord avec Ionesco et Beckett pour réprouver absolument tout didactisme au théâtre. Mais ce refus du didactisme ne doit pas se transformer en un didactisme à rebours qui revient au fond à n’être qu’une pactisation avec l’ignoble ou avec le néant. Que l’homme se trouve aujourd’hui en danger mortel, et cela non seulement en ce qui concerne son existence biologique, mais aussi et peut-être d’abord pour ce qui est de son intégrité spirituelle, c’est ce qu’il n’est pas permis de contester ; et la pensée de ce péril doit rester présente à l’esprit de quiconque a une responsabilité, si faible soit-elle, non seulement dans les affaires humaines, mais dans la conduite des âmes. Mais dans cette perspective, la pactisation avec le néant dont j’ai parlé doit être condamnée avec toute la rigueur possible. Nous sommes ici au fond en présence d’une des pires formes qu’ait jamais prise le dilettantisme. Je reconnais d’ailleurs qu’il faut ici distinguer entre le cas d’un homme qui a connu la pire misère, les pires disgrâces, – c’est probablement le cas de Beckett -, et qui à ce titre a droit à notre compassion et à notre respect, et celui des spectateurs et a fortiori des critiques qui viennent chercher dans cette horreur un prétexte à verbiage et à des excitations qui relèvent du pire onanisme mental ».

Ce jugement de 1958, Gabriel Marcel le corrigera en 1972 à cause du Rhinocéros dans lequel il avait vu poindre « une inquiétude d’ordre spirituel, celle d’un esprit de plus en plus sensible aux formes d’oppression qui se multiplient dans le monde actuel ».

Et en effet, Ionesco et Beckett ne sauraient être réduits à deux créatures déchues s’ébrouant dans la fange en ricanant. Ils ont l’un et l’autre aspiré à l’absolu.

 

III – UNE SOIF D’ABSOLU INTACTE

 

Monsieur le Bâtonnier, Mesdames, Messieurs, je citais en commençant l’hommage rendu par Ionesco à Beckett avant de parcourir, trop vite, la biographie de l’un et de l’autre.

Vous vous rappelez que si Samuel Beckett s’engagea dans la Résistance, Ionesco se maintint en retrait. Et par une sorte d’inversion, tandis que l’œuvre de Beckett semble ne faire aucun écho aux malheurs du temps contre lesquels il a lutté, Ionesco a écrit à sa manière son Arturo ui, Rhinocéros.

 

Plus intimiste, l’œuvre de Beckett est toute entière remplie de son angoisse métaphysique et de l’attente d’un dieu auquel il ne croyait pas. L’un et l’autre, chacun à sa manière, a exprimé une authentique soif d’absolu.

 

IONESCO

 

Dieu n’est pas au centre de l’œuvre de Ionesco. L’auteur ne s’aventure pas à en rendre compte. En revanche, le spectacle du réel et l’incertitude de la mort le hantent :

« Je me demande, disait-il à un journaliste, si la littérature et le théâtre peuvent vraiment rendre compte de l’énorme complexité du réel … Nous vivons un cauchemar épouvantable ; jamais la littérature n’a eu la puissance, l’acuité, la tension de la vie ; aujourd’hui, encore moins. Pour être égale à la vie, la littérature devrait être mille fois plus atroce, plus terrible. Si atroce qu’elle puisse être, la littérature ne peut présenter qu’une image très atténuée, très amoindrie de l’atrocité véritable … ».

Et comme le disait Henri Gouhier :

« Tueur sans gages exprime la volonté de Bérenger, le héros omniprésent dans l’œuvre de Ionesco, de croire à la justice et de tenter la conversion du méchant à l’humain ».

 

C’est Rhinocéros, pièce au langage limpide et d’une pure simplicité malgré l’aspect fantastique de l’intrigue qui exprime son refus de capituler devant le mal.

Déjà dans Tueur sans gages, le malheureux Bérenger s’était ingénié à convaincre le tueur de se repentir, lui trouvant par avance toutes les explications possible, toutes les justifications afin qu’ayant bouleversé son âme, il le conduise au repentir et à la reconnaissance en l’autre d’une personne égale à lui.

Ce monologue magnifique, sans cesse interrompu par les ricanements du tueur, était déjà un plaidoyer pour l’humain dans la ligne du vers du poète : « Ô insensé qui croit que je ne suis pas toi ! » et aussi intense dans cette confrontation avec le mal que la scène de Dostoïevski où l’Inquisiteur fustige Jésus-Christ ou encore celle du dialogue de l’abbé Donissan et du maquignon – le diable – dans le roman de Bernanos, Sous le soleil de Satan.

En vain Bérenger avait-il imploré le tueur en lui prêtant toute la gamme des sentiments humains possible pour conclure par cette phrase terrible : « Mon Dieu, on ne peut rien faire ! … Que peut-on faire … Que peut-on faire … ».

« On peut au moins résister » nous répond Ionesco avec Rhinocéros. Il s’en explique ainsi :

« Le propos de la pièce a bien été de décrire le processus de nazification d’un pays ainsi que le désarroi de celui qui, naturellement allergique à la contagion, assiste à la métamorphose mentale de la collectivité ».

 

Créée en novembre 1959 en Allemagne avant d’être montée au Théâtre de l’Odéan par Jean-Louis Barrault en 1960, la pièce repose sur l’expérience qu’a vécue l’auteur à Bucarest quelque vingt ans plus tôt et dont il ne s’était jamais remis : au cours des années 37 et 38, il avait vu un nombre croissant de ses relations, parfois même de ses amis, adhérer au mouvement fasciste de la Garde de fer. Leur métamorphose, comme celle de malades atteints d’un virus dénaturant, les avait rendus insensibles à tout mode antérieur de pensée, comme les esprits séduits par une secte mortifère où ils perdent leur libre-arbitre au point qu’on ne peut plus communiquer avec eux.

Le succès de la pièce fut immense et surprit Ionesco lui-même.

Geneviève Serreau rapporte que sa portée universelle fut si bien perçue par les Soviétiques que désireux de monter Rhinocéros à Moscou, ils « prièrent l’auteur d’en retoucher le texte de façon que le nazisme apparût comme la seule interprétation possible de la rhinocérite. Devant le ferme refus de Ionesco, ils renoncèrent à monter la pièce ».

Ainsi, l’auteur, dont Gabriel Marcel dénonçait la connivence avec le néant, était-il habité par un sens élevé de l’humain. C’est encore ce même sens de l’humain qui s’exprimera trois ans plus tard dans la poignante résistance du Roi Bérenger Ier à la mort

qu’il n’accepte pas, sans pour autant devenir un monstre : Bérenger simplement ne veut pas mourir.

 

BECKETT

 

L’œuvre de Samuel Beckett est celle d’un mystique habité par une soif inextinguible d’un Dieu auquel il ne croit pas. Du moins est-ce l’opinion de votre serviteur.

De son enfance et de son adolescence, il a conservé, comme je le disais en commençant, le plus grand agacement et la plus grande défiance à l’égard des systèmes politiques théocratiques comme celui de l’Irlande où il a grandi.

Samuel Beckett témoigne lui aussi d’une forme de tendresse humaine et d’une attente inconsolée.

A la manière de Mallarmé pour qui la fenêtre était à la fois ouverture, mur et miroir, il scrute le noir.

 

Solo :

 

« A travers le noir déchiré, il fixe l’autre noir. L’autre noir au-delà. Soleil depuis longtemps couché derrière les mélèzes. Rien qui bouge. Qui bouge à peine. Immobile l’œil collé à la vitre. Comme pour voir une dernière fois. Une dernière fois cette première nuit. Des quelque trente mille. Où être bientôt. Où être cette nuit »

L’autre existe pour une effusion comme celle de Winnie et Willie, effusion qui s’exprime ainsi dans L’impromptu d’Ohio :

« Vu le cher visage et entendus les mots muets. Reste là où nous fûmes si longtemps seuls ensemble, mon ombre te consolera ».

 

On ne peut s’empêcher de penser à Mallarmé :

« Une veille t’exalte à ne pas fermer l’œil Avant que dans les bras de l’ancien fauteuil Le suprême tison n’ait éclairé mon ombre ».

Peut-on soutenir que Beckett se serait complu à se dissoudre dans le néant quand il écrit encore :

« Sans jamais échanger un mot, ils devinrent comme un seul ».

Élégance mallarméenne d’une langue pure, presque une préciosité, celle même qui fait dire à Vladimir :

« Pas de laisser-aller dans les petites choses ». Ou à l’autre :

« Quelle classe dans le demi-tour ! ».

 

En attendant Godot est probablement, de toutes les pièces de Beckett, celle du cri le plus pur poussé par une créature humaine à qui Dieu ne s’est pas révélé.

 

Beckett n’eut qu’une seule expérience mystique, le jour de sa communion, puis plus rien : le noir.

Mais quelle terrible attente, jamais rassasiée ni jamais trompée.

Vladimir : « Si on se repentait ? »

Estragon : « De quoi ? »

Vladimir : « Eh bien … (il cherche). On n’aurait pas besoin d’entrer dans les détails».

Estragon : « D’être né ? ». Et encore :

Vladimir : « Il n’a pas dit ferme qu’il viendrait ».

Estragon : « Et s’il ne vient pas ? ». Vladimir : « Nous reviendrons demain ». Estragon : « Et puis après-demain ». Vladimir : « Peut-être ».

Le plus émouvant sans doute chez Beckett, c’est, tout en acceptant d’attendre ce qu’il savait ne pas venir pour lui, de ne pas avoir nié que ça pouvait exister.

 

Vladimir :

 

« Que faisons-nous ici, voilà ce qu’il faut se demander. Nous avons la chance de le savoir. Oui, dans cette immense confusion, une seule chose est claire : nous attendons que Godot vienne.

 

(…)

 

Nous sommes au rendez-vous. Un point c’est tout. Nous ne sommes pas des saints, mais nous sommes au rendez-vous. Combien de gens peuvent en dire autant ? »

 

Estragon : « Des masses ! ».

Et la pièce se termine par ce qui demeure, malgré la dérision, une forme d’espérance :

Vladimir : « On se pendra demain. A moins que Godot ne vienne ».

Estragon : « Et s’il vient ? ».

Vladimir : « Nous serons sauvés ».

Serge Doubrovsky, cité par Jean-Marie Domenach, livre une lecture sinistre de Beckett :

 

« Ce point où Dieu et l’homme se rapprochent, au-delà des morales faibles et des imageries grossières, se tâtent en une reconnaissance douteuse, en un combat crépusculaire, le théâtre nous le montre à nouveau après deux siècles. C’est du moins ce qu’il m’a semblé en voyant En attendant Godot et surtout Oh les beaux jours. De la première à la seconde pièce, l’attente a disparu. La création rend grâce à Dieu qui la dévaste ; l’agonisant chantonne sa romance et marmonne ses prières. On est au-delà de l’espoir, « cette disposition infernale par excellence » (S. Beckett) ; au-delà du désespoir : dans l’acceptation bienheureuse. C’est le cantique des damnés. Les vertus héroïques n’ont plus cours. La passion est réduite à l’élémentaire, la raison vacille. L’homme s’effondre avec Dieu. Il ne reste plus qu’à goûter la joie nue dans le désastre du corps et de l’esprit, à saluer cette mort qui continue au rythme quotidien : «encore un beau jour » ».

 

Et Jean-Marie Domenach de conclure que la jubilation au cœur du nihilisme, incarné par Winnie, serait le plus insoutenable.

Il n’est pas seul à penser de la sorte.

Jean Onimus a la même lecture de Beckett :

« La pire erreur cependant serait de tirer de Beckett une sorte de plaidoyer en faveur de l’absolu. C’est son absence plutôt qu’il proclame, avec toutes les conséquences qui en résultent : un univers désarticulé, un monde cruel où se traînent des hommes dont l’absence de l’essentiel a fait des fantômes. Ce monde déserté est-il encore vivable ? A cette question Beckett ne répond pas. Il ne s’aventure pas au-delà des larmes, des halètements et des cris ; dans cette direction cependant, on peut se demander s’il n’est pas allé plus loin que personne n’avait osé ou su le faire avant lui ».

 

Je préfère envisager une autre lecture : un appel pathétique à ce dieu masqué, et non une quelconque complaisance dans la négation de son être.

Certes, il nous représente des êtres dans une tragique errance, dont les corps sont infirmes, la pensée désarticulée et le langage impuissant, réduits à se réjouir du jour qui finit, faute de voir venir ce qu’ils attendent vainement sans même savoir le nommer.

Ils me font irrésistiblement penser à l’Apocalypse de Saint-Jean :

« L’un des Anciens prit alors la parole et me dit : « Tous ces gens vêtus de blanc, qui sont-ils et d’où viennent-ils ? ». Je lui répondis : c’est toi que le sais, Monseigneur. Il reprit : Ils viennent de la grande épreuve. Ils ont lavé leurs vêtements. Ils les ont purifiés dans le sang de l’Agneau ».

Ils viennent de la grande épreuve !.

 

Monsieur le Bâtonnier, Mesdames, Messieurs,

J’évoquais en commençant le monstrueux vingtième siècle qui a contenu en sa durée la vie et l’œuvre de Samuel Beckett et celles d’Eugène Ionesco.

Était-il encore possible à deux esprits exceptionnellement sensibles et cultivés de faire comme si de rien n’était, d’ignorer les charniers ouverts, les génocides, les fascismes, les tyrannies sanglantes, les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki et l’insoutenable clameur que font les cris des endeuillés, des estropiés, des torturés, des affamés ?

Le temps n’était plus pour « de jolis livres » écrits « pour de jolis yeux » et lus « dans une jolie maison ». Aucune œuvre n’est exhaustive ni ne rend compte de tout. Chacun, en son temps, à sa place et avec son histoire pousse le cri de son témoignage.

Thierry Maulnier disait que le théâtre est la confrontation d’une grande civilisation de son humanisme et de ses valeurs avec les sources primitives et pures de la souffrance, de l’angoisse et de la mort.

Puissions-nous recevoir comme un dépôt précieux comme des diamants noirs, ces œuvres qui nous parlent de nous en notre temps.

Les rejeter reviendrait à briser le miroir pour ne pas nous voir dedans. Ils nous ont renvoyé l’un et l’autre le reflet de nos angoisses, de nos désespérances, de notre solitude.

Ni l’un ni l’autre ne se sont résolus à ce qu’Alfred de Vigny appelait « le silence éternel de la divinité ». Et c’est encore attendre quelqu’un que de lancer ces cris pathétiques depuis la boue jusqu’à l’azur, des abîmes aux étoiles.