DISCOURS DE REMISE DES INSIGNES DU MÉRITE À Maryla GOLDSZAL

CCB/VP

19.03.12

DISCOURS DE REMISE DES INSIGNES DU MÉRITE À Maryla GOLDSZAL

Le 21 mars 2012

Chère Maryla,

Notre amitié remonte à 1994 lorsque nous militions ensemble au sein de la Commission juridique de la LICRA. Nous nous réunissions au moins une fois par mois à l’adresse de mon cabinet de l’époque : 5 rue de Logelbach, dans l’immeuble même où Alfred Dreyfus avait habité avant l’affaire, en face de l’immeuble où avait vécu Ludovic Trarieux, le fondateur de la Ligue des droits de l’homme. Cette initiative qui avait été inspirée par l’Affaire.

Le hasard et le nom que l’on donne par pudeur à ce qu’une volonté mystérieuse et transcendante nous assigne.

Nous avons, de la sorte, scellé pour toujours une fraternité dont j’ai le bonheur de pouvoir vous dire aujourd’hui qu’elle est importante pour moi.

Et pourtant, avant que vous ne me fassiez l’honneur de présider à la cérémonie de ce soir, si je n’ignorais rien de vos engagements, de votre sens de l’absolu, de votre générosité, j’ignorais tout de votre histoire personnelle. Vous m’avez permis de la raconter. Elle est magnifique.

Vous êtes née en Pologne le 23 janvier 1954 de père et mère polonais. N’allez pas imaginer que son père Sacha Goldszal ou sa mère, Freda Kleczewska, nés le premier en 1930 à Varsovie, la seconde à Lodz en 1931, ont eu une enfance harmonieuse et sédentaire. Sacha, le père, a perdu sa mère à six mois. Son père Meyer et la mère de son père s’attachent à l’élever. En 1937, lorsque votre père, chère Maryla, a sept ans, les menaces qui pèsent sur la Pologne et plus encore sur les Juifs, conduisent votre grand-mère à partir pour la France à Paris où sont déjà établis deux de ses fils, Jacques et Henri Goldszal. Meyer, le père de votre père, reste seul avec son fils Sacha et assiste, le 1er septembre 39, à l’entrée des armées nazies dans Varsovie.

On se rappelle le film To be or not to be où l’on voit entrer dans Varsovie les chars allemands dans l’ordre de leur numéro d’immatriculation. Le danger est immense pour un Juif du mouvement socialiste juif Bund et votre grand-père sait qu’il n’a que le choix de fuir la Pologne avec son fils Sacha, votre père âgé de neuf ans. Une dame riche voulait aussi s’enfuir et emporter avec elle la plus grande partie de ses biens. Elle avait engagé des porteurs pour l’aider à passer moyennant rémunération. Votre grand-père lui a proposé de remplir cette fonction à titre gratuit, pourvu qu’il puisse partir avec son fils. La dame a bien voulu.

C’est ainsi que Sacha, votre père, qui n’avait pas tout à fait neuf ans, et son propre père ont traversé la frontière de l’URSS le 27 novembre 1939, jour anniversaire de ses neuf ans. Malgré le pacte germano-soviétique, il était en effet plus naturel pour Meyer, votre grand-père, de se réfugier en URSS, plus proche, qu’à l’Ouest où pourtant se trouvaient déjà deux de ses frères et leur mère commune.

Peut-on imaginer ce que représente le voyage du père et de cet enfant Juifs accompagnant une dame riche qui fuient ensemble le nazisme pour se réfugier en Russie soviétique où ils ne peuvent être considérés que comme des ennemis puisque le pacte germano-soviétique ont fait des Polonais les ennemis de l’URSS.

Après avoir été attaqués par des brigands dans une forêt, Sacha réussit à les apitoyer, ils peuvent continuer leur route jusqu’à Magnitogorsk où votre grand-père accepte de prendre la nationalité soviétique afin de ne pas se trouver interné dans un camp de travail à l’inverse de ce qui malheureusement arrivera aux parents de votre propre mère.

Meyer, père de Sacha votre père, se remariera en URSS, aura un second fils né sur place, Édouard, puis un troisième né en Pologne : Henri. Si votre père a survécu, c’est parce que petit enfant des rues, il a su se débrouiller sans en garder un mauvais souvenir.

Voilà pour votre branche paternelle.

Votre mère, elle, Freda, née à Lodz un an après votre père, avait une sœur, Louba, de dix-huit mois sa cadette, qui mourut à trente-six ans.

Leur père, Isaac, était lui aussi un Juif socialiste activiste du Bund. Dès le début de la guerre, il a fuit les nazis en partant tout seul pour la Russie, sans emmener sa femme et ses filles, car on supposait que les nazis n’arrêtaient que les hommes. Il revint les chercher en même temps que votre grand-mère Rachela pour repartir de l’URSS non en avoir fait un crochet pour faire leurs adieux au grand-père de votre mère qui mourra plus tard dans un camp ou dans un ghetto. Arrivé à Svierdlovsk, Isaac, votre grand-père, a travaillé dans un camp de travail car il refusa, lui, de prendre la nationalité soviétique. La famille fut enfermée avec lui, vivant dans une maisonnette qu’ils partageaient avec une autre famille. Cette maisonnette se composait de deux pièces dont l’une donnait sur la porte, l’autre sur la fenêtre. La famille de votre mère eut la chance d’avoir la pièce qui donnait sur la fenêtre par où l’on pouvait entrer et sortir.

Je voudrais m’arrêter un instant sur votre ascendance exceptionnelle. J’ai dit que, des deux côtés, vos aïeux étaient des Juifs socialistes engagés dans le Bund. C’était un mouvement politique de gauche qui n’était absolument pas communiste mais social et composé uniquement de Juifs tout en étant profondément antisioniste. Quelle extraordinaire singularité que ces êtres humains à la fois solidaires et singuliers. Juifs, ils ne souhaitent d’aucune manière l’existence d’un État Juif. Socialistes, ils sont hostiles au communisme. Polonais, ils n’ont aucune tendresse pour l’URSS. Mais ils sont en même temps capables, pour la survie des leurs ou par humanisme, de renoncer à leur pays et d’être où que ce soit hommes et femmes libres, citoyens du monde.

Lorsque le pacte germano-soviétique est rompu, ils ne sont plus admis de l’Union. Ils en sont devenus des alliés. On a donc relâché Isaac du camp ainsi que sa femme et ses filles (dont votre mère) en lui proposant de travailler, cette fois, moyennant un salaire puisqu’il était homme libre et désormais allié de l’URSS. Il a refusé en déclarant qu’il préférait être pauvre au soleil. Il part pour Och en Asie centrale, près de la frontière ouzbèque avec sa femme Rachela, votre grand-mère, qui mourut à cent deux ans en 2001. À Och, ils habitaient dans la mosquée, au pied de la colline Souleymanka, et travaillaient dans les champs de coton.

Rachela évoquait ce souvenir et la légende qui s’attachait à cette colline où disait-on étaient autrefois des jeunes vierges qu’on jetait dans le vide. Mais le souvenir des mythes la hantait moins que le souci du réel. Quand elle vous parlait, elle se souvenait de son unique paire de chaussures sur laquelle elle devait veiller comme sur la prunelle de ses yeux, comme elle tentait de veiller sur votre grand-père Isaac qui disparaissait puis réapparaissait sans qu’elle n’ait jamais bien su quelles étaient alors ses occupations.

La guerre terminée, vos grands-parents et leurs enfants adolescents sont revenus en Pologne pour rechercher les survivants de leur famille.

Votre père s’est jeté à corps perdu dans les études supérieures pour devenir ingénieur et votre mère s’est consacrée à la philologie russe jusqu’à devenir interprète. C’est dans Varsovie retrouvée qu’ils se sont rencontrés à la maison des étudiants Juifs de la ville. Mais l’atmosphère n’était pas facile. Vous dites même qu’elle était particulièrement insupportable pour les Juifs en Pologne, malgré la fin du nazisme et de la guerre.

De la sorte, vos parents ont tenté de s’enfuir au début des années 50 sans y être autorisés par les autorités polonaises. C’est à la fin de l’année 1957 qu’ils ont réussi à s’en aller, ayant accepté de renoncer à la nationalité polonaise. Et la petite fille de presque quatre ans que vous étiez le 31 décembre 1957 lors de votre arrivée à Paris fut d’abord, comme vos parents, une apatride. Vous y avez retrouvé les deux frères de votre grand-père qui étaient partis avant la guerre : Henri qui fit la guerre d’Espagne de manière héroïque et Jacques. Avec leur frère Abraham, ils avaient tous les trois été déportés jusqu’à Drancy. Seuls Jacques et Henri en sont revenus.

Avant eux, une tante de votre mère s’était installée en France en 1924 et s’était cachée à la campagne avec ses deux fils. Vous ne pouvez imaginer à quel point je suis bouleversé quand j’évoque ces destinés terribles, cette capacité de vivre malgré les tribulations et les exils et cette dimension humaniste exceptionnelle l’ont fait partir de Pologne pour la Russie, puis de la Russie pour la Pologne et pour la France et encore pour le frère du grand-père Yaneck l’Asie centrale ou pour Perez vers l’Amérique du Sud au Paraguay dans les années 30.

Ils illustrent magnifiquement le ver de Lamartine :

« Je suis concitoyen de tout homme qui pense.

La liberté c’est mon pays ! ».

Et voilà comment la petite Maryla polonaise puis apatride va devenir la digne fille d’un ingénieur français et d’une interprète française de russe diplômée de l’École supérieure d’interprète et traducteur de Paris (ESIT) et de l’UNESCO.

Et vous ?

En réalité, je viens de ne parler que de vous. Tant vous êtes fière avec raison de cette ascendance splendide faire de courage, de volonté de vivre et de sens de l’autre. Vous avez manifesté une volonté exceptionnelle pour apprendre le français d’abord avec Margaret Bojczyk, arrivée de Pologne un peu avant vous, avocate aujourd’hui, et qui vous a pris sous son aile pour vous enseigner le français.

Vous avez connu la banlieue puis, en raison de vos excellents résultats, vous avez intégré le Lycée Lamartine à Paris X réservé aux jeunes filles où vous avez obtenu votre baccalauréat en 1971. Quelle remarquable réussite alors que vous n’aviez que dix-sept ans et que vous étiez venue ne parlant que le polonais quatorze ans plus tôt. Vous avez d’abord commencé une année de droit sans conviction. De toute façon, vous n’étiez pas mûre pour demeurer à l’attache dans un métier déterminé en un endroit précis. Donc vous partez à tire d’aile vivre à Copenhague dans une communauté hippie. N’imaginons pas que Maryla Goldszal se laisse alors aller à une sorte de rêverie utopiste en fumant des joins et en chantant des musiques improbables. Elle y travaille dans des emplois réservés aux étrangers.

Revenue en France en 1974, Maryla décide de faire des études d’anglais et de suédois (elle a déjà appris le danois) car les langues scandinaves l’attirent. Mais ce serait trop limité de s’en tenir à cela. Elle passe donc une licence d’anglais à Paris VII qu’elle a préparée à l’Institut d’anglais Charles V. Elle est engagée dans une agence de voyages où elle est préférée à toutes autres en raison de sa connaissance des langues étrangères. Mais qui pourrait imaginer Maryla assignée à résidence dans un métier sédentaire avec des supérieurs hiérarchiques et une vie réglée comme celle d’une fonctionnaire ? Le statut de salariée ne lui convient d’aucune manière. Elle arrête, reprend ses études de droit, suit les deux premières années en une grâce à une équivalence, obtient sa maîtrise en trois ans et passe le CAPA qu’elle obtient en novembre 1980. Comme elle ne croit qu’au réel et qu’elle aime son indépendance, Maryla exerce un job d’étudiant pour la même agence de voyages en qualité d’accompagnatrice. Et elle voyage en Écosse, en Italie, en Norvège et partout où on lui demande de se rendre. Mais le métier l’a empoignée et elle prête serment le 19 février 1981.

Immédiatement, chère Maryla, vous commencez votre première collaboration chez notre ami Georges Teboul où vous dites avoir bénéficié d’une excellente formation. Personne n’en doute.

Le hasard, après lui, vous a fait rencontrer Jacques Masse, fils de Pierre Masse, que j’ai bien connu et qui est mort avant que j’ai pu rendre à son père l’hommage qu’il aurait dû recevoir depuis bien longtemps. Le temps et le hasard – cette discrétion propre à Dieu – ont tissé à notre insu ce fil supplémentaire entre nous. Puis vous avez terminé au cabinet de Jean-Loup Nitot, confrère exquis et compétent dont l’amitié m’a toujours été chère. Installée chez lui comme avocate indépendante d’abord, vous êtes ensuite associée avenue Kléber avec Estelle Rybak et Serge Strochlic. Vous vous êtes ensuite séparés sans heurt et vous avez retrouvé Georges Teboul le 1er janvier 2000 et vous exercez dans les mêmes locaux que lui depuis cette date.

Vous dites joliment que vous n’avez jamais cessé de prendre plaisir à exercer le droit. Vous ajoutez : « Je m’y amuse ». Cette pudeur vous honore mais je puis témoigner que si vous avez, en effet, toujours ce sourire et cette santé morale qui vous rendent si utile aux autres, vous avez embrassé avec détermination et gravité des combats dans lesquels nous nous sommes trouvés côte-à-côte, lorsqu’il fut nécessaire d’interpeler l’Abbé Pierre en raison de ses déplacés à l’égard des Juifs et si décalés par rapport à ses grandes œuvres, lorsqu’il s’est agi de plaider contre Garaudy.

Membre du Conseil de l’Ordre en 2005, 2006 et 2007, j’ai eu le plaisir de travailler avec vous pendant mon année de dauphinat. Vous avez embrassé la défense du droit et celle de nos confrères au sein de la Commission sociale devenue Commission d’entraide avec un dévouement remarquable. Vous continuez aujourd’hui à vous investir dans des missions d’utilité publique dans le service de l’administration et des suppléances aux côtés de Françoise Navarre. Vous ne cessez de vous dépenser bénévolement dans l’intérêt des autres : Initiadroit, la commission « éducation » de la LICRA sous l’égide de Martine Benayoun, des réunions de colonne ou la déontologie à l’EFB.

Membre de l’association des juristes franco-britanniques, du barreau pluriel où vous assumez la responsabilité de la commission droits de l’homme, membre de l’association Droit et Démocratie, vous êtes partout où nos confrères ont besoin d’être confortés et nos contemporains assistés.

Vous ne parlez que très peu de vous et de vos goûts pour le cinéma et le théâtre, pour les expositions d’art ou pour les voyages.

Votre génie, c’est de s’occuper des autres comme de votre fils, que vous avez adopté en Bulgarie en 1998, adoptant avec lui la Bulgarie et ses habitants où vous dites avoir noué des amitiés indéfectibles. Et au lieu de parler de vous, c’est encore de votre père et de votre mère qu’il est question : pendant quinze ans, Sacha s’est investi dans un centre pour enfants gravement handicapés à Jérusalem, au point qu’à sa mort, une salle à son nom a été inaugurée. Quant à votre mère, aujourd’hui bénévole à l’accueil des familles demandant l’asile, la CAFDA, vous admirez son investissement généreux en tant qu’interprète à Médecins du monde ou la mission Enfants des rues à Saint Petersburg. Comme vous, ses projets ne s’arrêteront jamais tant qu’il s’agira pouvoir donner de son temps et de son cœur à un être en peine où qu’il soit.

Puis-je vous dire, chère Maryla, que vous incarnez au plus haut degré les deux valeurs qui vous habitent : la liberté et l’amour des autres. Votre visage d’ailleurs en rayonne. Je ne l’ai jamais vu autrement que souriant et lumineux.

Voilà la raison pour laquelle, aujourd’hui, c’est une joie et un honneur de vous remettre la Croix de chevalier dans l’ordre national du mérite.

Christian Charrière-Bournazel

Ancien bâtonnier de Paris

Président du Conseil national des barreaux