L’AVOCAT, LE JURISTE D’ENTREPRISE ET LE SECRET

L’AVOCAT, LE JURISTE D’ENTREPRISE ET LE SECRET

                   Le droit au secret fait partie des libertés fondamentales en démocratie. Malgré l’hystérie de la transparence qui semble vouloir tout balayer dans un temps politique troublé, il doit être considéré comme un attribut fondamental de la dignité humaine. Les professionnels qui y sont astreints ne bénéficient pas d’un privilège, malgré le faux ami anglais du « legal privilege », mais sont tenus de le respecter comme une obligation essentielle, corollaire du droit dont chaque personne, physique ou morale, dispose de se livrer à un confident qui ne la trahira pas.

La loi réprime d’une peine d’emprisonnement, la violation par un membre d’une profession réglementée de son secret professionnel. Mais le secret ne doit jamais être perverti pour devenir un pavillon de complaisance sous lequel serait écoulée une marchandise illicite. De la sorte, la législation prévoit aussi qu’il puisse lui être porté atteinte dans des conditions strictement réglementées et encadrées : perquisition chez l’avocat en présence du bâtonnier, intervention du Juge des Libertés et de la Détention en cas de contestation sur les pièces saisies ou les enregistrements de conversations téléphoniques, pour ne citer que ces deux exemples.

L’avocat n’est jamais délié du secret professionnel qui est absolu et perpétuel, excepté les cas où les exigences de la défense, en dehors des enceintes de justice, lui imposent en conscience d’informer l’opinion publique, soit pour tempérer la passion de la foule, soit pour contrer des erreurs préjudiciables à son client.

S’il est mis en cause personnellement devant une juridiction, l’avocat est délié, pour sa propre défense, de son secret.

Il n’en va pas de même pour le juriste d’entreprise. A l’heure actuelle, malgré le rôle éminent des professionnels du droit qui oeuvrent dans les services juridiques et contentieux des sociétés, le juriste d’entreprise ne peut opposer aucun secret professionnel à la puissance publique, qu’il s’agisse des investigations menées par la Direction de la Concurrence et de la Répression des fraudes, par les Juges d’instruction, voire par la police judiciaire agissant sur réquisition du Ministère Public. La Cour de justice de l’Union Européenne a rendu le 14 septembre 2010 une décision d’une extrême importance : l’arrêt AKZO NOBEL CHEMICALS Ltd. Un arrêt précédent avait été rendu le 18 mai 1982, l’arrêt AM&S EUROPE.

La société AKZO NOBEL CHEMICALS avait contesté l’ordre que lui avait donné la Commission, ainsi qu’à sa filiale, de se soumettre à des vérifications ayant pour objet de rechercher les preuves d’éventuelles pratiques anticoncurrentielles. Le différend est né à propos, notamment, de deux courriers électroniques échangés entre le directeur général de l’entreprise et le coordinateur d’AKZO NOBEL en charge du droit de la concurrence, ainsi qu’un avocat inscrit au barreau néerlandais qui était en même temps membre du service juridique d’AKZO NOBEL et salarié de cette entreprise.

La Commission avait considéré que ces documents n’étaient pas protégés par la confidentialité des communications entre l’avocat et son client. Reprenant la même analyse que celle de l’arrêt AM&S EUROPE, la Cour a considéré que l’avocat salarié d’une entreprise, même dans un pays où il demeure inscrit au barreau et soumis à ses règles professionnelles, ne jouit pas à l’égard de son employeur, du même degré d’indépendance qu’un avocat exerçant ses activités dans un cabinet externe. Un échange ne peut être couvert par le secret professionnel que s’il émane d’avocats indépendants, c’est-à-dire

d’« avocats non liés aux clients par un rapport d’emploi ».

A plus forte raison, le juriste non avocat, salarié d’une entreprise, ne bénéficie d’aucune confidentialité.

Trois questions doivent être examinées :

  • de quelle latitude dispose le juriste d’entreprise lorsqu’il fait une note au conseil de surveillance, au directoire ou au représentant légal de l’entreprise ?
  • de quelle protection bénéficient les échanges entre le juriste d’entreprise et l’avocat extérieur ?
  • comment pourrait évoluer le droit pour que l’avocat en entreprise bénéficie de la même protection que l’avocat externe ?
  • Les communications entre le juriste d’entreprise et ses représentants légaux

Les arrêts précités ont répondu à la question : ce qu’écrit le juriste d’entreprise à ses dirigeants ne bénéficie d’aucune protection.

Un avis donné par le juriste interne qui déconseille une opération parce qu’elle serait de nature à constituer une entente, une barrière à l’entrée sur un marché pertinent ou un abus de position dominante, pourra être saisi le moment venu et aggravera le sort du chef d’entreprise qui sera passé outre, puisque la preuve aura ainsi été rapportée qu’il avait été mis en garde.

Sans même évoquer ici la problématique liée aux directives anti-blanchiment et à l’obligation de déclaration de soupçon qu’elles font peser sur les professionnels, le juriste d’entreprise doit considérer que ce qu’il écrit peut être appréhendé par les autorités administratives ou judiciaires et devenir un élément à charge dans un dossier donné.

  • Les relations entre le juriste d’entreprise et l’avocat externe

Deux situations doivent être distinguées : celle dans laquelle l’avocat est le conseil externe de l’entreprise à laquelle il dispense ses services par l’intermédiaire de son juriste interne et l’hypothèse où l’avocat est en charge d’un client extérieur aux fins de négocier la conclusion d’une convention ou d’une transaction avec l’entreprise représentée par son juriste.

a) Dans le premier cas, tout ce que l’avocat extérieur échange avec l’entreprise qui est sa cliente, représentée par son juriste, est protégé par le secret professionnel et ne peut faire l’objet de saisie que sous le contrôle des juges.

Plusieurs contestations ont été tranchées par les juridictions, s’agissant notamment des saisies effectuées dans l’entreprise des données informatiques afin que soient retirées de la procédure les lettres échangées avec l’avocat, dès lors qu’elles ne contiennent pas intrinsèquement des charges donnant à penser que l’avocat a pu participer à une infraction.

La Chambre sociale de la Cour de cassation a créé des exceptions à cette protection : un salarié peut se défendre devant les juridictions sociales en produisant des lettres de l’avocat à l’entreprise, sa cliente, en ce compris les factures d’honoraires.

b) Différente est la situation dans laquelle l’avocat, qui intervient pour un client extérieur à l’entreprise, négocie avec l’entreprise qui, elle, n’ayant pas voulu recourir à un avocat, est représentée par son juriste salarié.

Il est d’usage, afin d’éviter toute procédure ultérieure en responsabilité pour rupture de pourparlers précontractuels, que l’avocat et le juriste conviennent de placer leurs échanges sous le sceau de la confidentialité qui prévaut dans les échanges entre avocats.

Mais la portée de cet engagement réciproque est purement civile. S’il permet d’avoir des échanges aussi libres et complets que possible, sans qu’aucune des deux parties ne puisse ensuite en tirer avantage contre l’autre, en revanche, tandis que les correspondances entre l’avocat et son client demeurent couvertes par le secret professionnel, les correspondances échangées entre l’avocat et l’autre partie représentée par le juriste, ne bénéficieront pas de cette protection.

  • Quelle évolution serait possible ?

Abordons franchement la question de l’avocat dans l’entreprise.

Un avocat indépendant, ayant son cabinet en ville, peut jouir au sein de l’entreprise d’un bureau où il viendrait de manière intermittente pour examiner avec les différents services, les questions qui se posent, les problèmes à résoudre et les projets de convention à élaborer. L’avocat est aujourd’hui autorisé à se déplacer chez son client et personne ne pourrait lui reprocher, s’il demeure libéral et si son activité n’est pas exclusivement consacrée à cette entreprise, de s’y rendre par commodité pour y rencontrer tous les acteurs qui ont besoin de lui. Le secret jouit de la protection légale.

La question brûlante est celle de l’avenir de l’avocat salarié de l’entreprise. L’arrêt AKZO NOBEL CHEMICALS a-t-il mis un point d’arrêt définitif à la protection du secret professionnel pour ce qui concerne les avocats salariés dans l’entreprise ?

Cette décision s’est fondée sur l’état actuel du droit des Etats membres. Il y est dit, en effet, à l’alinéa 73 que «ne peut être établie aucune tendance générale, dans les ordres juridiques des Etats membres, vers une assimilation des avocats internes aux avocats exerçant à titre indépendant ».

Ainsi, l’arrêt ne prétend-il pas édicter une règle insusceptible d’évoluer, mais se borne à prendre en compte le constat de ce qu’est actuellement l’état du droit dans les Etats membres.

On sait que la profession d’avocat en France ne tolérera jamais qu’il existe deux sortes d’avocats. Les uns, parce qu’ils sont indépendants, pourraient faire bénéficier leurs clients du droit au secret avec toutes les protections et garanties de la loi ; les autres, avocats de second ordre, ne pourraient garantir aucune confidentialité à l’entreprise dont ils seraient les salariés.

Comment y remédier ?

Le concept fondamental autour duquel la CJCE opère une distinction entre l’avocat externe et l’avocat salarié, réside dans la notion d’indépendance. Peut-on imaginer de garantir à l’avocat, salarié de l’entreprise, une indépendance équivalente à l’avocat externe ?

Qu’est-ce-que l’indépendance ?

Un avocat libéral qui n’a qu’un seul client et qui peut le perdre à tout moment est-il indépendant ? Un avocat, salarié d’un cabinet d’avocats, qui n’a pas le droit d’avoir une clientèle personnelle et qui peut être licencié pour avoir opposé sa clause de conscience à son employeur avocat, ou parce qu’il n’est pas assez rentable, est-il indépendant ?

Le collaborateur libéral qui a le droit de traiter des clients personnels mais qui ne peut pas en vivre, faute de quoi il s’installerait seul ou à égalité avec d’autres, est-il indépendant ?

Pour qu’un professionnel puisse jouir d’une indépendance intellectuelle et morale avec le minimum de contraintes, il doit disposer d’outils juridiques qui le garantissent. Il faut donc inventer pour cet avocat salarié de l’entreprise, un statut qui ne le mette pas à la merci de l’arbitraire d’un employeur à qui il aurait déplu en raison des positions éthiques ou juridiques qu’il aurait prises.

Son licenciement ne pourrait être effectif que pour des raisons objectives telles que l’absentéisme, le harcèlement à l’égard de subordonnés, bref des comportements qui n’ont rien à voir avec un désaccord qui l’aurait opposé sur un point donné à son employeur.

Du même coup, la contestation d’un licenciement relèverait d’une procédure, comparable à celle qui existe pour les journalistes, justiciables d’abord d’une commission de conciliation paritaire, où siègeraient les représentants du patronat et des délégués ordinaux du bâtonnier dont dépend l’avocat. Il ne serait pas justiciable du Conseil de prud’hommes mais d’une juridiction paritaire.

Pour préserver le secret, on pourrait imaginer qu’une question préjudicielle soit soumise au Conseil de discipline chargé de dire si le différend opposant l’avocat à son employeur relève du droit commun des relations salariales ou si la mise à l’écart de l’avocat ne trouve pas sa cause dans son absence de complaisance, au nom de sa déontologie et de la loi, à des projets ou des comportements de son employeur qu’il aurait désapprouvés.

Telles sont les pistes qui devraient être explorées. De la sorte, le juriste d’entreprise qui, en l’état des textes d’aujourd’hui, peut devenir avocat indépendant, aurait le choix de rester juriste salarié ou de devenir avocat inscrit au barreau, tout en demeurant l’employé de l’entreprise, sans atteinte à sa liberté de conscience ou à la qualité du secret qu’il doit à celui qu’il conseille.

Ces questions sont résolues de longue date aux Etats-Unis comme au Canada qui nous regardent avec une sorte de commisération attristée.

L’avocat en entreprise ne sera pas un frein pour elle mais au contraire, grâce à sa liberté de dire, de conseiller ou de dissuader, fournira l’assurance d’un progrès du droit. Grâce à sa déontologie exigeante et à son éthique, le juriste devenu avocat dans l’entreprise ou l’avocat qui serait salarié seront les meilleurs garants de la sécurité juridique. En faisant prévaloir l’ordre du droit sur le désordre des forces, ils contribueront davantage encore à la sécurité et au développement de l’entreprise pour le plus grand progrès de notre société.

Christian Charrière-Bournazel*

*L’auteur ne s’est prononcé, ni en sa qualité d’ancien Bâtonnier de Paris, ni en celle d’ancien Président du Conseil National des Barreaux, mais à titre strictement personnel.