Remise à M. Jean-Pierre Blatter des insignes de Chevalier dans l’ordre de la Légion d’honneur

CCB/VP
23.09.14

REMISE À M. JEAN-PIERRE BLATTER
DES INSIGNES DE CHEVALIER
DANS L’ORDRE DE LA LÉGION D’HONNEUR

Monsieur le ministre,
Monsieur le membre de l’institut, ancien président de l’Académie des sciences morales et politiques,
Mesdames et Messieurs les hauts magistrats,
Monsieur l’ancien président de l’Ordre des avocats aux Conseils,
Monsieur le colonel commandant de la garde du palais,
Mesdames et Messieurs les bâtonniers,
Mesdames,
Chères consœurs,
Chers confrères,

L’exorde de mon propos saluant avec déférence chaque personnalité présente montre assez, cher Jean-Pierre, la qualité de l’estime que tous vous portent.

Et lorsque vous m’avez demandé de présider à la cérémonie de ce soir, j’ai ressenti, plus que vous n’imaginez, l’honneur que vous me faisiez. Car vous faites partie, non pas des notables, mais des dignitaires de la profession pour votre compétence, la qualité de vos conseils et le rayonnement de vos cours comme de vos ouvrages.

Pourtant, vous vous gardez soigneusement de tout tapage, de toute exposition médiatique, de toute posture vaniteuse ou narcissique.

Stephen Hecquet distinguait trois sortes d’avocat : « les avocats à la Cour, les avocats de cour et les avocats sur cour » !.

Vous êtes au sens le plus noble du terme de la première catégorie et je vais devoir malmener votre timidité en faisant votre éloge, non pour satisfaire à la coutume, mais pour rendre justice à vos exceptionnels et discrets mérites.

Vous êtes en effet la discrétion même.

Votre épouse, notre chère Christine Marcel-Génio, qui n’hésite pas à rappeler que, depuis quarante-cinq ans, elle vit avec vous un vrai bonheur, parle de votre timidité et de votre distance qui masquent par pudeur une réelle bonté et une grande tendresse.

D’abord, vous êtes la plupart du temps souriant et, lorsque vous êtes sérieux, il n’y a pas de gravité en vous. Seulement de la profondeur. Votre regard n’est jamais dur. Mais on en perçoit l’acuité. Elle donne envie loin de s’en défier, de se confier à vous au contraire.

Personne ne nous connaît mieux que notre mère ou notre épouse. Voici ce que dit Christine :

« Jean-Pierre est, en toutes circonstances, un homme de devoir, d’honneur et de morale – professionnellement et personnellement – mais que ne ferait-il pas pour de bonnes places de concert ou d’opéra ? ».

Car si lorsque vous allez à la plage vous ne vous séparez pas de votre clientèle que vous emportez sur votre ordinateur, en revanche vous êtes capable de tout laisser pour un morceau de Haendel.

Inlassablement, vous emmenez votre femme Christine, votre fille Winnie et votre gendre Julien, dans les églises et les théâtres pour écouter jusqu’à l’extase les contre-ténors, barytons et sopranes qui font de vous, selon votre propre expression, un avocat baroque.

Je dévoile l’homme privé avant de parler de l’avocat : si j’avais commencé par égrener vos mérites, j’aurai eu l’impression de faire votre éloge funèbre à l’heure de votre entrée au Panthéon du droit.

Mais c’est bien l’ami vivant que nous voulons honorer ce soir : l’enfant prodige de l’immobilier et des baux commerciaux a aussi un cœur qui vibre et une famille qui le chérit.

Vos parents d’abord vous ont aimé, ayant eu pour votre sœur et vous une ambition qui vous a fait grandir.

Ces honorables commerçants ont estimé que votre sœur devait se destiner aux lettres classiques tandis qu’il appartenait au garçon que vous êtes de vous orienter vers les mathématiques et les sciences.

Pour votre sœur, cela a fonctionné parfaitement puisqu’elle est devenue professeur d’enseignement secondaire.

Mais vous, à qui les intégrales et cosinus ont causé mille tortures, vous vous êtes fourvoyé en mathélem jusqu’à ce qu’un professeur de philosophie clairvoyant ne vous prenne sous sa coupe. Parce qu’il avait compris que vous aviez plus l’esprit de finesse que l’esprit de géométrie, il vous permit d’obtenir immédiatement votre baccalauréat.

Rencontre déterminante puisque vous avez échappé au monde des sciences. Vous fûtes alors guidé vers celui du droit par un ancien camarade de lycée qui, en première année de licence, avait l’air profondément heureux.

Votre vie a risqué de s’engager sur une fausse route : vous rêviez de la fonction publique. Vous vous imaginiez en préfet ou en conseiller d’État. Je nourris trop de respect envers les premiers et les seconds pour en dire le moindre mal. Mais vous n’êtes pas le personnage de Flaubert, le baron de Larsonnière, sous-préfet de Yonville. Vous faites davantage songer au héros de Stendhal : « Julien Sorel, homme libre ! ».

Vous songez à l’École Nationale de l’Administration, mais Sciences-Po vous maintient sa porte fermée deux fois de suite.

Quelle chance !

Car le meilleur va survenir : vous rencontrez Christine dans un amphithéâtre. Elle est fille d’avocat. Elle sera avocate et vous donne très naturellement l’idée de vous orienter vers le barreau. Elle vous connaissait déjà mieux que vous-même. Oserais-je dire, elle vous aimait ?

Comme vous n’étiez doté que d’une maîtrise de droit public (on disait à l’époque une licence), vous accomplissez un troisième cycle de droit privé. Et vous préparez l’oral du CAPA dans la salle même où nous nous retrouvons aujourd’hui, avant de comparaître au rez-de-chaussée devant Jean Ullmann, président de la Cour d’assises de Paris, Gustave Johanet encore avoué au tribunal et notre cher Robert Akaoui.

Vous fîtes votre service militaire. Bien que vous ne le disiez jamais, j’ai plaisir à saluer l’officier de réserve de l’armée de l’air que vous êtes alors devenu.

À l’heure de troquer l’uniforme contre la robe, vous cherchez une collaboration. Jean-Claude Woog vous reçoit. L’entretien est cordial et sympathique. Mais il vous exprime que vous n’avez aucune chance d’entrer chez lui puisque vous n’êtes pas une jeune femme.

Vous ne lui avez cependant pas déplu et il vous propose de participer au groupe de travail qu’il a constitué pour l’édition du Livre noir de la procédure dont le bâtonnier Bernard Baudelot avait été l’initiateur.

Vous découvrez alors votre penchant pour l’écriture et l’enseignement. Jean-Claude Woog sera jusqu’au bout de sa vie un de vos amis les plus chers.

C’est Max Daujat qui après Lucien Cossart sera votre patron.

Bernard Boussageon, rédacteur en chef de L’actualité juridique propriété immobilière vous est présenté et vous ouvre grand les colonnes de sa revue. Ces premières années sont fécondes puisque vous allez d’ores et déjà enseigner à ceux qui viennent de prêter serment.

Nous sommes à l’époque de la préhistoire de la formation professionnelle. Il n’existe point d’école du barreau, ni de formation continue obligatoire. Seul, de manière informelle, l’IFPBP (Institut de Formation Professionnelle du Barreau de Paris) complète ce que le stage est censé apporter aux jeunes confrères pendant les trois années passées chez leur patron.

Et nous allons vous et moi, cher Jean-Pierre, composer un duo dont je garde un souvenir ému. Dans les salles de la bibliothèque de l’Ordre, nous réunissons régulièrement une quinzaine d’avocats en robe, à peine plus jeunes que nous, que nous initions à ce que nous avons déjà appris du métier.

Je conserve de ces années 73 et 74 un souvenir très ardent : d’abord, c’est le début de notre amitié.

Ensuite, je suis le premier de vos élèves en procédure civile, en voies d’exécution, en droit immobilier, grâce à votre compétence déjà très affirmée, tandis que je m’essaie à dispenser quelques rudiments de procédure pénale, en dépit du 4 sur 20 que j’avais obtenu à l’oral de deuxième année de licence !

Je pense à ceux de nos confrères que nous avons, à l’époque, eu le plaisir de côtoyer : Giry qui ensuite s’installa sur la Côte d’Azur, de Lanouvelle qui devint avocat aux Conseils et quelques autres dont les noms nous reviennent avec nostalgie.

Quarante ans sont passés déjà !

Quelques années plus tard, en 1987, le Professeur François Terré, qui a déjà entendu parler de vous, vous demande de prendre la codirection du Jurisclasseur bail à loyer pour en assurer la refonte avec le Professeur Claude Giverdon. Vous allez travailler avec lui pendant près de vingt ans.

C’est ainsi que vous allez soutenir, à quarante ans, une thèse de doctorat en droit sur le bail d’habitation et que vous allez consacrer vingt années à l’écriture d’une encyclopédie évoluant avec les lois nouvelles.

Vous êtes soutenu par Christine, votre femme, et par votre fille Winifred, aujourd’hui avocate à votre cabinet. Vous leur exprimez, par mon intermédiaire, votre immense reconnaissance.

Professeur ensuite au Conservatoire national des arts et métiers, à la suite de Georges Brière de l’Isle, vous succédez ensuite à Bernard Boussageon pour diriger la revue de l’actualité juridique du droit immobilier, l’ancienne AJPI.

Vous en êtes aujourd’hui le directeur scientifique.

Sur la suggestion de Christine, vous écrirez un ouvrage, paru en 1994 pour la première fois, intitulé Droit des baux commerciaux. Je ne puis pas ne pas évoquer à cet instant le souvenir de Bruno Boccara, votre ancien dans cette matière.

De cet ouvrage, vous avez successivement commis cinq éditions et vous préparez la sixième en raison des modifications apportées à cette matière par la loi du 18 juin 2014.

Tout cela est-il bien raisonnable ?

Car vous conseillez, vous plaidez, vous vivez de votre métier et vous permettez à tous ceux qui sont autour de vous de l’apprendre, de le pratiquer et d’en vivre.

Malgré votre immense discrétion, alors que vous n’en parlez pas, vous avez été sollicité en 2003 par le garde des sceaux d’alors, Dominique Perben, pour rédiger un rapport sur la réforme des baux commerciaux qui a largement inspiré la rénovation de leur régime grâce à la loi du 4 août 2008.

Un gouvernement en chassant un autre, chaque nouvelle réforme est l’occasion pour vous d’intervenir, soit pour en être l’inspirateur, soit pour en être le commentateur. Vous êtes, comme l’on dit aujourd’hui, incontournable.

Votre réputation a dépassé la France puisque la prestigieuse institution royale des Chartered Surveyors vous a, en 2009, décerné le titre de Fellow tandis qu’en 1999, dix ans plus tôt, la République vous avait fait officier de l’Ordre du mérite avant de vous décerner les palmes académiques le 17 juin 2010.

Les médailles se posent sur votre poitrine comme des étoiles symbolisant la lumière que vous dispensez.

Parce que rien n’est parfait, je vais tout de même tempérer le compliment que je vous adresse.

Est-il supportable, alors que pendant vingt ans vous avez enseigné à l’Institut du barreau de Paris puis à l’École de formation des avocats, que vous avez été membre des jurys d’examen d’entrée et de sortie jusqu’en 2002, vous n’ayez jamais postulé au Conseil de l’Ordre et, du même coup, au bâtonnat alors que vous y aviez toute votre place ?

Vos petits-enfants William et Violette, qui sont sûrement très fiers de leur grand-père et très heureux du temps qu’il leur consacre, n’auraient rien perdu en vous voyant monter les degrés, non de la gloire, mais du service.

Vous faites partie des confrères dont les institutions ordinales ont besoin.

Pensez-vous qu’il est trop tard ?

Je vous rappelle que vous êtes beaucoup plus jeune que des candidats à la présidence de la République, que le mandat de membre du Conseil de l’Ordre n’est que de trois ans, celui du bâtonnier de deux, et qu’il importe que les meilleurs remplissent aussi ce service éminent.

Je n’aurais pas accompli mon devoir si, vous rendant l’hommage que vous méritez, je ne vous avais pas rappelé aux devoirs qui vous attendent encore pour notre plus grande joie et le plus grand bonheur de la profession.

Jean-Pierre Blatter, au nom du Président de la République, et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Chevalier dans l’Ordre de la Légion d’Honneur.

Paris, le 23 septembre 2014

Bâtonnier Christian Charrière-Bournazel