L’action des associations parties civiles en matiere d’atteintes a caractere raciste, xenophobe ou antisemite

CCB/VP

03/09/96

L’ACTION DES ASSOCIATIONS PARTIES CIVILES EN MATIERE D’ATTEINTES A CARACTERE RACISTE, XENOPHOBE OU ANTISEMITE

Intervention de Maître Christian CHARRIERE-BOURNAZEL

Le Président Jean KAHN vient de souligner ce qu’a d’insolite le fait que la défense, en la circonstance qui nous préoccupe et sur ces délits particuliers, soit précisément d’abord celle des victimes.

En quelques minutes, je voudrais informer ceux qui sont moins familiers que les autres avec ces procédures du rôle exact des parties civiles et notamment des parties civiles particulières que sont les associations comme celle dont j’ai l’honneur de présider la Commission Juridique : la LICRA, mais aussi la Ligue des Droits de l’Homme, le Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples (MRAP).

Pour reprendre le mot d’André FROSSARD, nous évoluons en ce domaine dans ce qu’il appelait « la caverne des instincts ». Dans son livre LE CRIME CONTRE L’HUMANITE, FROSSARD démontre magistralement qu’il n’y a pas de différence de nature entre la mauvaise pensée raciste et l’idéologie qui en est le fruit, « idéologie putride qui macère au plus bas des individus dans un innommable bouillon de haine et d’orgueil ». C’est très exactement à cette obsession que réagissent ceux d’entre nous, avocats, membres des associations, qui à titre bénévole ont décidé un jour de consacrer une part importante de leur temps, de leur réflexion, de leur énergie, à venir devant les juridictions être les témoins fraternels de ceux qui sont les victimes ici et là des atteintes racistes ou antisémites, de la xénophobie ordinaire jusqu’à la haine négationniste la plus caractérisée ; et c’est exactement dans ce cadre fraternel que s’exerce la mission des associations dont le message qu’elles adressent à l’autre, à celui qui nourrit la mauvaise pensée ou qui l’exprime, est exactement celui du poéte qui s’écriait : « O insensé qui crois que je ne suis pas toi ».

En quelques minutes je voudrais réfléchir avec vous et vous exposer ce qu’est l’intervention de ces associations d’abord devant les juridictions répressives, ensuite devant les juridictions civiles, et puis enfin dire un mot de ce que serait cette « juridiciarisation » toujours grandissante, et ce qu’elle aurait d’ambigu ou de « politiquement correct », pour reprendre les expressions à la mode.

Les associations devant les juridictions pénales sont réellement une sorte de relais-citoyen du ministère public.

D’un coté, la poursuite publique est exercée par le ministère public, témoin de la loi, agissant au nom de la société ; de l’autre, se trouve présente l’association à qui la loi a justement donné mission d’être le relais des personnes physiques. Ce sont deux ordres différents d’interventions.

L’intervention particulière des associations est d’abord prévue par la loi sur la presse. Il s’agit des infractions qui ont comme élément matériel les moyens d’expression écrits ou oraux, infractions qui précisément sont réprimées au titre de textes inscrits dans la loi du 29 juillet 1881 qui consacre la liberté d’opinion, d’impression et d’édition et qui énumère ensuite les restrictions légales à cette liberté. L’article 48-1 de cette loi permet aux associations d’intervenir soit pour initier des poursuites soit pour se joindre à des poursuites déjà lancées.

Donc le rôle des associations n’est pas simplement de se joindre à une action publique que le ministère public aurait lui-même engagée mais de prendre parfois l’initiative de l’action, d’être l’aiguillon de la poursuite.

Les conditions de cette intervention sont simples : l’association doit avoir pour objet la poursuite de toute atteinte raciste, antisémite, xénophobe ou la promotion d’idéaux de fraternité, de citoyenneté …

Cet objet social doit être celui de l’association depuis au moins cinq ans et l’association elle-même doit avoir cinq ans d’ancienneté.

Enfin, lorsque l’association intervient à propos d’atteintes subies par une victime individuelle, elle ne peut agir que si cette personne lui a donné son accord pour que le procès soit engagé.

Cette constitution de partie civile particulière peut paraître parfois trop systématique. Peut-être les associations donnent-elles l’impression d’occuper de façon trop automatique le terrain. Personnellement, je ne le crois pas. Certes, il ne faut pas faire d’obsession judiciaire. Mais ceux qui pensent que ces associations en font trop, sont peut-être eux-mêmes tentés par la lassitude.

 

Les associations sont là justement pour lutter contre toute accoutumance. Sans doute est-il lassant d’entendre indéfiniment les mêmes personnes redire les mêmes choses, parler jour après jour des valeurs fondatrices, des grands idéaux qui hantent les hommes de bonne volonté et de les voir tenter de débusquer celui qui y porte atteinte. Mais il est vrai aussi qu’à nous laisser enfoncer dans nos somnolences, nous risquons de baisser les bras, de considérer le racisme au quotidien comme quelque chose de fatal et de permettre à cette chose de devenir grande, voire monstrueuse, par notre absence de vigilance.

Les associations ont une autre possibilité d’agir, qui cette fois-ci, se greffe toute une catégorie de délits et de crimes en vertu de l’article 2-1 du Code de Procédure Pénale.

Les associations peuvent se constituer parties civiles et éventuellement initier des poursuites dès lors qu’a été commis un acte de discrimination à l’occasion de l’attribution d’un emploi, d’un logement, ou à l’occasion de la fourniture d’un service (articles 225-1 – 225-2), mais aussi dès qu’un délit ou un crime a eu un mobile raciste, antisémite ou xénophobe, tel que l’objet de l’association précisément vise à combattre. C’est un aspect très important de l’intervention des associations, laquelle est désormais mieux accueillie qu’elle ne l’était encore il y a quelques années.

Pendant longtemps, en effet, la jurisprudence a considéré qu’une association n’était recevable à se constituer partie civile que si le mobile essentiel sinon exclusif du délit ou du crime avait été de nature raciste.

Nous avons vu ensuite des constitutions déclarées irrecevables par des magistrats instructeurs qui estimaient que l’association n’apportait pas la preuve de ce que le mobile du délit ou du crime était raciste, ou xénophobe. Or, c’est l’instruction et elle seule qui permet de faire la lumière sur les circonstances accompagnant l’acte délictueux ou criminel.

Un arrêt de la Cour d’Appel d’AMIENS (1994) a, pour la première fois, admis la recevabilité de la constitution de partie civile d’une association dans une affaire criminelle en estimant qu’il était légitime qu’elle soit présente au début de l’instruction dans la mesure où le dossier, à ce stade, contenait des éléments donnant à penser que le racisme avait été l’un des éléments, l’un des mobiles du crime. Dans cette affaire la Cour d’Assises, ensuite, a jugé que la constitution de partie civile était, a posteriori, complètement justifiée, puisque si le racisme n’avait pas été le mobile unique du crime, il avait été l’un des mobiles déterminants de ce crime. Dès lors, s’est trouvée offerte aux associations la faculté d’être parties civiles dès le début de l’instruction, chaque fois que des éléments permettent de supposer que le racisme a joué un rôle dans l’accomplissement du délit ou du crime.

Les associations n’agissent pas seulement au pénal. Elles agissent aussi devant les juridictions civiles. Elles peuvent, en effet, choisir de ne pas porter systématiquement une affaire de moindre importance devant la juridiction pénale. Toute une jurisprudence s’est développée autour de la compétence du juge du référé. Les associations ont agi devant le juge du référé sur le fondement de l’article 809 du Nouveau Code de Procédure Civile pour faire cesser un trouble manifestement illicite ; ce fut l’affaire dite du « point de détail » et plus récemment l’affaire de LA BIBLE DES COMMUNAUTES CHRETIENNES.

Au civil encore, des procès peuvent être intentés en réparation du dommage symbolique résultant d’erreurs délibérées commises par des historiens contestant à tel ou tel drame de l’Histoire le caractère de génocide, ou récemment (l’affaire est en cours) des propos tenus par tel ou tel sur les déclarations du Président de la République relatives à la période de VICHY.

Bien qu’elles aient essentiellement un caractère symbolique, ces actions sont profondément nécessaires. En effet, si la liberté d’expression et le droit à l’Histoire sont des libertés publiques fondamentales, il est indispensable de poursuivre ceux qui pratiquent la négation systématique de la souffrance d’autrui, qui nient l’évidence de faits connus et reconnus, qui ne les nient que par haine quasi ancestrale envers leurs victimes. Il ne saurait être question de laisser, au nom d’une liberté, se perpétrer ce qui est en fait un acte délictuel et non plus l’expression d’une pensée.

Alors, est-ce trop de « juridiciarisation » ?

On voit dans la presse à propos de telle ou telle affaire, des commentaires acides. Lorsque l’un ou l’autre humoriste s’est trouvé traduit en justice, on a pu lire que nous étions arrivés en FRANCE au point d’une société « aseptisée » où l’on ne pourrait plus rien dire, ni rire de personne.

C’est au contraire l’honneur de la jurisprudence que d’affiner dans une société élaborée comme la nôtre des catégories intellectuelles et juridiques, de pouvoir faire le partage entre ce qui est le vrai rire provoqué par le moraliste et la nocivité de ceux qui ne tentent de faire rire grassement que pour le plaisir de faire audience aux dépens des plus petits.

Cet affinement de la jurisprudence est simplement la mise au clair d’une pensée collective humaniste qui s’approfondit elle-même, grâce à ce jeu de correspondances entre le droit et la philosophie du temps.

Le droit est toujours en retard sur les faits et sur l’évolution des choses. Le droit est fragile. Pour cette raison, il importe au juriste d’être fort. Le droit est fragile parce qu’il n’est pas définitif. L’Histoire nous a montré quel droit pouvait naître et quels juristes pour l’appliquer dans les années terribles ! Nous pensons toujours que le droit nous garde. Or, c’est nous qui gardons le droit. Par conséquent, cette vigilance qui est nôtre ne doit jamais faiblir. Par delà nos échecs, nos fatigues et nos lassitudes, il nous faut méditer cette prière inventée par un grand spiritualiste s’adressant à son Dieu : « Pardonnez-nous nos fatigues ! Lavez-nous de cette ordure ! Nous ne voulons pas rouler morts de fatigue devant votre Face ! « .