Doumith Roger

CCB/VP

03.05.11

Cher Roger,

S’il fallait, au célébrant que vous m’avez demandé d’être, témoigner de l’impartialité d’un juge, je serais disqualifié.

Car je vous le dis tout net, je n’ai cessé, depuis que je suis avocat alors que vous l’étiez bien avant moi, de vous estimer, de vous admirer et de vous aimer.

Ma seule excuse, acceptant l’honneur que vous m’avez fait, c’est de pouvoir justifier par ce que vous êtes les sentiments que je vous porte. Vous n’êtes pas simplement l’avocat au sens le plus pur du terme, c’est-à-dire l’homme de l’autre alliant compétence et éthique, exigence de perfection et humilité. Vous êtes un humaniste qui pourrait redire à tout instant la phrase de Victor Hugo que je ne me lasse pas de répéter :

« O insensé qui crois que je ne suis pas toi ! ».

Votre âme est belle. Constamment irriguée par ce sens de l’autre que vous tenez de la foi chrétienne, reçue de vos parents, je ne vous ai jamais entendu déroger au respect d’autrui. Une sorte d’harmonie intérieure vous habite qui vous révèle apte à la joie et au rire, jamais à la médisance. Et je ne pense pas un instant que d’autres aient pu vous connaître sous d’autres traits.

Vous êtes naturellement bon.

Et quand on a le talent que vous avez, le sens de la défense chevillée au corps et la faculté de se battre comme vous l’avez si souvent montré, la bonté chez vous n’est pas le masque de je ne sais quelle faiblesse. C’est le signe d’une vertu naturelle que vous ne trahissez jamais.

Je m’en voudrais, vous disant ce que je pense, d’avoir l’air d’un tentateur cherchant à éveiller en vous l’orgueil. La fierté vous va tellement mieux.

Et comme vous êtes naturellement davantage porté vers les autres que vers vous-même, essayons pendant quelques instants de chercher d’où vous vient ce magnifique équilibre.

D’abord de vos parents.

Leur évocation m’importe d’autant plus que je les ai connus l’un et l’autre dans la simple intimité de leur vie quotidienne, lorsque, quasiment retirés du monde, ils s’étaient modestement installés, face à Fort-de-France, de l’autre côté de la baie, à la Pointe du Bout et qu’il m’était permis de les retrouver les dimanches de Martinique où ils allaient pique-niquer sur la plage du Diamant à l’ombre des palmiers.

Votre père, élégant et retenu, marchait à côté et quelque fois derrière votre mère, majestueuse comme une princesse russe. Ils rayonnaient l’un et l’autre sans affectation, comme des souverains bienveillants sur un petit groupe d’amis qu’ils traitaient d’égal à égal malgré les différences que leur simplicité s’ingéniait à masquer.

Victoria, votre mère, jouait au tric-trac comme on disait autrefois ou plus simplement au jacquet avec un adversaire qu’elle gagnait toujours et qui voulait se persuader qu’elle trichait. Elle était tout simplement meilleure.

Je n’avais pas quarante ans à l’époque mais j’étais particulièrement intéressé par la façon (et c’est encore de vous que je parle) dont vos parents, d’origine libanaise, antillais depuis plus d’un siècle, vivaient la vie là où le sort les avait placés, étant eux-mêmes fraternels avec tous. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si vous aimez à rappeler que Gaston Monnerville, né petit-fils d’esclave, et devenu deuxième personnage de la République française (à qui j’ai tenu – il y a trois ans – à rendre hommage en faisant apposer son médaillon dans la galerie de la présidence) était né à Cayenne dans la même rue que votre ancêtre Richard Alexandre Doumith.

Vous êtes né vous-même à Fort-de- France le 25 novembre 1941 et vous avez réussi, comme vos parents, cette alchimie extraordinaire entre la France équinoxiale et ce Proche-Orient du Liban qui vous est si cher et si consubstantiel.

Descendant des croisés français, vous avez gardé des liens étroits non seulement avec les Maronites, nos frères dans la chrétienté, mais aussi avec d’autres lointains compatriotes comme, par exemple, son Excellence Boustani, brésilien depuis des générations mais d’origine libanaise, actuel ambassadeur du Brésil en France avec lequel vous m’avez reçu.

Les patronymes de Gemayel ou de Frangié font partie de votre héritage familial. C’est vous qui m’avez appris un jour que « Frangié » signifie le fils de la française.

Vous citez volontiers Pierre Benoît qui appelait « poulains » les descendants des croisés venus de France. Vous parlez aussi, (lorsqu’on vous pousse car vous êtes discret), de cet ancêtre très beau qui avait été reçu à la Cour de Saint Gilles et qui était tombé amoureux de sa fille. Cette histoire familiale prodigieuse vous a fait citoyen du monde sans aucune altération de ce qui fait une identité et vous dites volontiers que vous n’avez jamais connu de difficulté à nouer des relations avec les autres, quels que soient leur race, leur milieu social et leurs relations personnelles avec la transcendance.

Votre frère Roland, professeur de médecine à la Pitié-Salpêtrière, et votre sœur Evelyne Gemayel, elle-même avocat que je tiens à saluer, partagent cette même évidence de la fraternité universelle qui n’est pas simplement une disposition de l’esprit mais qui commande aussi les orientations et les actes d’une vie.

Avec une sorte d’ironie sur vous-même, vous m’avez cité cette phrase de Jean-Pierre Besson comme pour vous définir : « petit oiseau de toutes les couleurs ». Que vous soyez fait de toutes les couleurs je veux bien. Mais petit oiseau, je marque mon désaccord. Vous êtes plutôt de l’espèce des goélands ou des albatros avec cet avantage que vos ailes de géant ne vous empêchent pas de marcher !

Je crois à la force des symboles. Je parlais de la naissance en la même rue de Cayenne de votre ancêtre et de Monnerville. Vous avez passé une partie de votre enfance à Schœlcher, juste au nord-est de Fort-de-France. Les lieux, leur nom même ont sur nous de mystérieuses influences : Schœlcher, l’homme de la liberté et de l’égalité de toutes les personnes humaines en dignité.

En 1953, vous émigrez vers la métropole. Passager du paquebot Colombie, vous pleurez. Vous quittez en effet votre île, votre enfance, vos souvenirs. À onze ans, c’est son âme que l’on abandonne pour un inconnu qui fait peur. Verrez-vous à nouveau le soleil se lever sur la mer des Caraïbes comme vous la contempliez depuis votre maison coloniale de Schœlcher ? Entendrez-vous encore un jour les cris des pêcheurs s’interpelant en créole ? Reverrez-vous les filets portant le poisson et les langoustes et le bonheur partagé du ti’ punch qu’ils buvaient ensemble devant leur prise ?

Vous arrivez le 22 juin 1953 au Havre à 5h00 du matin puis le train vous emmène jusqu’à la gare Saint-Lazare. Élève à Stanislas, vous y aurez comme professeur Bernard de Fallois, l’éditeur de Jean Santeuil qu’il découvrit dans un carton à chapeau et Louis Mermaz qui vous fit davantage dormir que rêver.

Tandis que votre frère Roland collectionnait les prix, vous vous adonniez à la littérature et à la poésie. Cette tentation de la littérature, que je ne vous reprocherai pas, vous conduisit en hypokhâgne à Condorcet et en propédeutique à la Sorbonne où vous fîtes un exposé sur la Reine morte de Montherlant dont vous avez rappelé au bâtonnier Stasi que vous la citiez parfois dans vos plaidoiries.

Je suppose que la phrase qui vous séduisait le mieux et qui vous a servi de méditation pour rechercher toujours l’excellence tient dans la phrase terrible du Roi à son fils :

« En prison pour médiocrité ! ».

En 1963, vous êtes licencié en droit. La même année, vous obtenez le diplôme de l’Institut d’études politiques de Paris, section service public, c’est-à-dire Sciences Po et vous éviterez avec discernement la tentation de l’ENA.

En 1964, vous entrez au King’s College London University d’où vous reviendrez pour réussir votre DES de droit des affaires.

Un séjour à Beyrouth dans l’intervalle et le 25 novembre 1965, vous prêtez serment d’avocat, le jour même de votre vingt-quatrième anniversaire.

Telle fut votre jeunesse trop brièvement exposée. Elle est ponctuée d’études et de succès sous des horizons divers. C’est que vous n’êtes ni l’homme d’un confort, acquis dans l’enfance, qui s’y serait laissé bercé, ni un aventurier qui n’eut compté que sur ses forces pour conquérir le monde.

Vous êtes avide de savoir car vous êtes impatient d’être utile.

Mais avant de prêter serment, vous avez fréquenté la Conférence Olivain. C’est là que vous avez rencontré Mario Stasi, votre aîné, qui ne tardera pas – c’est son génie – à être votre ami.

Sous la férule du révérend père jésuite Huven, des étudiants de différentes écoles y étaient réunis. Ils partagaient tous l’idéal catholique. On n’y entrait pas sans être coopté et l’on y rencontrait, outre Mario Stasi, des gens remarquables : vous avez gardé le souvenir de Pierre Cotte, dont vous avez admiré l’ouverture d’esprit, Thierry de Montbrial, le fils de Jean Chamant.

C’est un père jésuite, libanais, le père Gabriel Malik, qui vous avait introduit à la Conférence.

Elle fut déterminante de votre initiation à l’art oratoire en même temps qu’elle vous permit un voyage en Iran qui vous révéla un autre monde, celui de la grande Perse et de la société chiite.

Avant même de prêter serment, vous vous préoccupez de votre point de chute. Notre ami Jean-Paul Clément, dont je salue avec amitié la mémoire, déjà spécialiste de la franchise, fut le premier à vous accueillir. Il vous adressa ensuite à notre confrère Pierre Fauchon, ancien collaborateur de Jacques Isorni, aujourd’hui sénateur, qui à l’époque était engagé dans la campagne de Jean Lecanuet.

Pierre Fauchon vous accueille rue de Bellechasse. Il exerçait dans son appartement et la salle à manger tenait lieu de bureau aux collaborateurs.

À la même époque, Bernard du Granrut et son associé Chresteil cherchent un stagiaire. Vous en êtes averti par Jean-Paul Clément. Le stage que vous aviez accompli de sollicitor à Londres était de nature à les intéresser. Vous vous rendez alors avenue Montaigne et y êtes reçu par Bernard du Granrut. L’entretien dure une heure et demi à peu près et vous êtes engagé. Vous resterez six ans à ses côtés. Vous y rencontrerez notamment Alain French.

Mais ce n’est évidemment pas tout. Vous êtes secrétaire de la Conférence du stage en 1969-1970 sous le bâtonnat de Jean Lemaire sans négliger la revue de l’UJA. Bref, ce parcours impeccable est celui d’un jeune homme que tout intéresse et à qui tout réussit.

En 1972, vous vous installez à Neuilly avec Jean Repiquet, Guy Barsi et Maurice Gripekoven. Lorsque Guy Barsi repart chez Bernard Bigault du Granrut, Philippe Pavie le remplace et commence l’aventure commune avenue de la Grande Armée avec Paul Haenig et Patrick Gautier, lui aussi trop tôt disparu. Est alors fondée la SCP Barsi-Doumith-Pavie & associés.

Tous ces noms que vous teniez à entendre aujourd’hui, nous les recevons avec l’estime et l’affection que chacun d’entre nous a portés à chacun. Je ne me hasarderai pas à dire à votre place la charge d’affection et la nostalgie que chacun d’eux recèle : votre histoire avec les uns et les autres, vos combats communs, vos intenses émotions, vos succès et vos déceptions partagées.

Dans cette salle haute de notre bibliothèque où nous avons coutume de prononcer ces noms qui nous sont chers, ils résonnent comme des défis au temps, comme les échos sonores et fugitifs d’une vie profonde et aussi insondable que la mer.

Les noms du bâtonnier du Granrut, du bâtonnier Guy Danet, de Philippe Lafarge, du fils du bâtonnier Chresteil à qui vous devez, dites-vous, d’avoir eu un cabinet, je les prononce avec ferveur, chacun vous ayant apporté un surcroît de cœur et d’esprit.

Vous et moi, nous nous sommes côtoyés davantage au Conseil de l’Ordre sous le bâtonnat de Mario Stasi. Notre amitié s’y est renforcée. J’ai eu le bonheur avec vous de rédiger la convention des avocats sans frontière. La Conférence internationale des barreaux de tradition juridique commune, la CIB, qui doit tant à Mario Stasi, avait besoin d’une charte fondatrice. Ce fut cette convention et je n’oublierai jamais le bonheur que nous eûmes ensemble de définir ce qui, d’un bout à l’autre du monde, rendait l’avocat singulier et irremplaçable, tribun de la plèbe universelle et pèlerin infatigable de l’universel chaos.

Nous avons également travaillé avec Yves Baudelot à la modification du règlement intérieur afin que nos confrères puissent enfin, contre l’ancienne règle, bénéficier d’une liberté d’expression qui leur était refusée.

Jusque-là, il était interdit à l’avocat de s’exprimer publiquement sans autorisation du bâtonnier, soit oralement, soit par écrit.

On connut des bâtonniers qui avaient pu être trompés au moment de donner un accord, tandis que d’autres avocats dont la parole eût été essentielle à la défense de ceux qu’ils assistaient, s’étaient vu interdire de s’exprimer.

L’homme qui parle pour l’autre se voyait ainsi réduit au silence quand tous les citoyens de la République jouissaient d’une liberté d’expression totale, quitte à répondre devant les juges de leurs excès.

Ce fut un honneur pour moi de partager avec vous ce combat, comme de rédiger avec vous, vingt-cinq ans plus tard, la Convention des avocats du monde que signèrent en 2008 les représentants de plus de cent barreaux et associations de l’univers.

Le secret professionnel auquel nous sommes attachés viscéralement m’interdit de parler des affaires considérables que vous n’avez cessé de porter. C’est encore un signe de votre haute tenue morale que cette discrétion dans laquelle vous vous maintenez toujours.

Stéphane Hecquet fut le premier à distinguer deux catégories d’avocats : les avocats à la Cour et les avocats sur cour. Votre réussite professionnelle montre qu’il n’est pas besoin d’être connu du vulgaire pour être reconnu des meilleurs. Vous pourriez faire vôtre le quatrain de Leconte de Lisle :

« Je ne livrerai pas mon cœur à leurs huées ;

Je n’exposerai pas ma douleur et mon mal ;

Je ne monterai pas sur le tréteau banal ;

Avec les histrions et les prostituées ».

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Cher Roger Doumith, vous n’êtes pas simplement pour moi un ami ; vous avez été un modèle. De l’enfant que vous fûtes à l’homme que vous êtes, une continuité sans faille vous a rendu précieux et elle est faite d’honneur et de générosité.

C’est pourquoi, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui m’ont été conférés, je vous fais officier dans l’Ordre national du Mérite.

Christian Charrière-Bournazel

Le 3 mai 2011