« Que serais-je sans toi ? » « Que serais-je sans vous ? »

On voudra bien me pardonner le ton engagé de ce libre-propos qui ne m’a été inspiré que par mon expérience.

Est-il besoin de redire ce que chacun de nous doit à la femme qui l’a porté, aux sœurs qui l’ont aidé à grandir, à la compagne, à l’épouse, aux collaboratrices sans qui son chemin aurait ressemblé à une errance dans le désert ?

Est-il besoin de rappeler ce que nous devons dans l’histoire à des femmes exemplaires qui ont contribué à en changer le cours : Aliénor d’Aquitaine, Jeanne d’Arc, Olympe de Gouges, George Sand, Louise Michel, Marie Curie et tout près de nous, Simone Veil ?

Bref, s’il est encore des attardés comme les dirigeants de l’Automobile Club qui, depuis septembre dernier, interdisent aux femmes l’accès de la salle à manger du premier étage, point n’est besoin aujourd’hui de militer pour l’égalité : l’homme averti sait en quoi la femme lui est supérieure.

Puisqu’on me fait l’honneur de me demander de parler de femmes en relation avec le droit, je voudrais évoquer trois personnes, sans qu’on puisse me reprocher d’exclure les autres : Mireille Delmas-Marty, Christiane Taubira et Gisèle Halimi.

Mireille Delmas-Marty, docteur en droit puis agrégée de droit privé et de sciences criminelles, a accompli un parcours universitaire éminent jusqu’à devenir professeur au Collège de France. Sa carrière d’enseignante internationale est d’une extraordinaire richesse. Elle a, en même temps, été appelée à plusieurs reprises pour être l’un des sages de la Commission de réforme du code pénal de 1981 à 1986. Elle est devenue ensuite présidente de la Commission « Justice pénale et droits de l’homme » et a été appelée à donner des avis éclairés. Sa préoccupation d’une justice internationale efficace l’a amenée à réfléchir sur la création de ce qui deviendra, en 1998, grâce au Traité de Rome, la Cour Pénale Internationale. J’ai eu le plaisir de converser avec elle plusieurs fois et notamment autour de Voltaire et de la définition qu’il avait donnée des délits locaux au regard des attentats qui révoltent l’humanité toute entière, première ébauche, avant même la Révolution française, de ce que deviendra, au fil de l’histoire, le crime contre l’humanité.

Bref, j’ai plaisir à lui rendre hommage à la fois pour la grandeur de sa pensée, sa force de travail, la pertinence de ses œuvres et sa très grande modestie.

La deuxième personne à laquelle je songe est Christiane Taubira. J’ai eu l’occasion de l’approcher avant qu’elle ne fût garde des sceaux, au moment où j’avais décidé de faire forger un médaillon en l’honneur de Gaston Monnerville qui fut un ami de mon père, que j’ai fréquenté toute ma jeunesse et qui a été ma caution morale quand j’ai prêté serment. Né à Cayenne, petit-fils d’esclaves, il était issu de la même terre que Christiane Taubira, ainsi toute désignée pour inaugurer cette cérémonie.

Je l’ai connue ensuite comme Garde des sceaux et j’ai particulièrement apprécié la qualité de son écoute et sa volonté de servir un idéal de justice qui l’habitait en raison de ce qu’elle appelait son triple privilège d’être née pauvre, noire et femme ! Son engagement pour l’indépendance de la Guyane fut en réalité une manière de revendiquer cette considération qui fait défaut aux minoritaires comme aux femmes. Mais elle n’a jamais, de mon point de vue, milité avec haine ou violence. Son sens de l’autre et sa relation avec notre terre (elle a été co-fondatrice de la Confédération caraïbe de la coopération agricole) ont toujours entretenu chez elle une forme d’humilité que son talent, sa culture et sa mémoire auraient pu lui faire perdre de vue.

La bêtise ou la méchanceté qu’elle a subies ne l’ont jamais avilie. Elle les a toujours regardées de haut, comme si elle n’en était pas atteinte. Son dernier livre Nous habitons la terre comporte une formule que j’ai toujours en tête à propos des réseaux sociaux : « Ces alcôves à tout vent qui donnent l’illusion aux lâches qu’ils sont braves et libres ». Son combat pour les démunis, pour les pauvres, pour les abandonnés comme pour les migrants l’a conduite à méditer le vers de Victor Hugo : « Ô insensé qui crois que je ne suis pas toi ! ». Elle l’a enrichi dans son livre sous la forme suivante : « Cet autre qui est lui-même et qui est un autre moi-même ».

Enfin, c’est Gisèle Halimi que je veux ici saluer. Nous avons tous en mémoire l’exemple de son courage, de son talent et de sa capacité à faire évoluer les consciences et le droit. Avocate depuis 1949 au Barreau de Tunisie, elle y exerça avec fierté la défense d’indépendantistes à qui le régime du protectorat réservait le pire. Compagne de Simone de Beauvoir et de Jean Rostand, elle créa avec eux le mouvement féministe « Choisir la cause des femmes » et s’investit dans la revendication du droit à avorter qui la conduira à plaider en 1972 au Tribunal de Bobigny. Elle y prononcera une plaidoirie remarquable, reprise aujourd’hui au théâtre par Richard Berry qui l’interprète avec une magnifique intensité.

À l’époque de ce procès, les femmes étaient sinon criminelles du moins délinquantes si elles se faisaient avorter. Elles encouraient une peine d’emprisonnement ferme. Naturellement, le sort judiciaire le plus terrible était réservé aux plus pauvres, aux plus abandonnées, à celles qui avaient été violentées sans avoir la possibilité de se rendre à l’étranger, là où l’avortement était autorisé. Simone de Beauvoir avait écrit, naguère : « Ce qui se passe dans mon corps ne regarde que moi ! ». Gisèle Halimi eut le courage de plaider contre ces hommes réunis pour condamner une femme, au nom d’une loi formulée par des hommes s’arrogeant un pouvoir sur le corps des femmes. Elle fut si persuasive et si remarquable qu’elle obtint la relaxe de la jeune fille violée, le sursis pour sa mère et la relaxe pour les deux amies qui les avaient aidées. Sa plaidoirie remarquable avait fait la démonstration que la conscience collective évolue plus vite que le droit. Elle avait mis en lumière cette réalité, évidente aujourd’hui, que le droit n’est pas un absolu, que la loi risque d’être aussitôt dépassée que promulguée puisque les progrès de la pensée humaine la devancent toujours.

C’est cette défense courageuse, forte et juste qui conduira le Parlement à voter, en décembre 1974, la loi présentée par Simone Veil sur l’interruption volontaire de grossesse.

Gisèle Halimi, c’est encore la défense de la défense. On lui doit la loi du 15 juin 1982 qui a bouleversé l’ordre juridique ancien pour ce qui touche à la liberté de parole des avocats : la réforme du serment et la répression de l’outrage à magistrat.

Quand j’ai prêté serment en 1973, j’avais juré non seulement de respecter les principes essentiels, c’est-à-dire les valeurs morales fondamentales qui doivent habiter la conscience de l’avocat, mais aussi de ne rien dire qui fut contre la loi, contre les juges, contre le système politique. Notre serment alors nous interdisait de plaider pour Antigone le moment venu.

Gisèle Halimi a fait modifier, avec le concours du garde des sceaux, Robert Badinter, la formule du serment réduit simplement à la proclamation du respect par chaque avocat des valeurs humaines qui fondent son éthique.

Sa deuxième réforme tient à la répression de l’outrage à magistrat. Jusqu’à cette loi, dont elle fut l’inspiratrice comme parlementaire, le juge qui s’estimait outragé avait le pouvoir, alors qu’il était la victime présumée, de juger lui-même l’auteur de la faute dont il se plaignait. Grâce à Gisèle Halimi et à Robert Badinter, le juge qui s’estime victime d’un outrage se borne à le faire noter par le greffier pour que le procureur général en soit informé. C’est lui seul qui peut déclencher une poursuite, limitée à une action disciplinaire, que seul le Conseil de discipline des avocats aura le pouvoir de juger sous le contrôle de la Cour d’appel.

Ces trois exemples pris parmi bien d’autres témoignent non seulement de l’éminente place des femmes dans le droit et dans les combats pour la justice, mais encore nous servent d’exemples afin d’éradiquer pour toujours, dans les consciences obscurantistes, les réflexes discriminatoires qui pourraient subsister encore.

Christian Charrière-Bournazel
Ancien Bâtonnier du Barreau de Paris