PRÉSOMPTION D’INNOCENCE ET LIBERTÉ D’EXPRESSION

CCB/VP

21.08.06

PRÉSOMPTION D’INNOCENCE

ET LIBERTÉ D’EXPRESSION

Monsieur le président,

Mesdames, Messieurs,

Il y a cent ans, le capitaine Alfred Dreyfus était réhabilité par la cour de cassation. Le chemin de croix de cet officier, patriote irréprochable, avait duré presque dix ans, jalonné de stations terribles comme celle de cet autre Juif né voici deux mille ans à Nazareth en Palestine. Alfred Dreyfus a subi successivement les arrêts militaires, la dénonciation publique et l’opprobre, la dégradation, l’emprisonnement et enfin la déportation à l’Île du Diable.

Des organes de presse, débordant de haine antisémite, martelèrent dès l’origine que Dreyfus était coupable. On se rappelle même le mot terrible de Maurice Barrès : « Que Dreyfus ait été capable de trahir, je le déduis de sa race ».

La souscription lancée pour édifier un monument à la mémoire du colonel Henry fut l’objet de débordements de même nature. Mais l’histoire nous enseigne aussi que ses malheurs n’auraient jamais pris fin si le journal L’Aurore de Georges Clémenceau n’avait publié la lettre d’Émile Zola, J’accuse, provoquant la comparution aux assises de son auteur puisque la diffamation publique était alors jugée comme un crime.

Plus près de nous, l’affaire dite d’Outreau illustre bien de quelle manière des inconnus, qui ne sont pas encore jugés, sont devenus, du jour au lendemain, en raison de la puissance des médias, d’ignobles délinquants sexuels parmi lesquels auraient figuré un prêtre et un huissier de justice, cependant qu’à la fin du monstrueux calvaire judiciaire qu’ils ont dû subir, ces présumés coupables du premier jour ont vu les mêmes journalistes prendre fait et cause pour la thèse de leur innocence, l’amplifier et contribuer, de cette manière, à la restauration de leur innocence.

Le rappel de ces deux affaires et l’évocation à laquelle je me livrerai tout à l’heure de quelques autres, me permettent de circonscrire mon propos.

La présomption d’innocence et la liberté d’expression constituent l’une et l’autre un droit fondamental de la personne.

Dans une première partie, je rappellerai leur genèse et leur contenu juridique.

Je vous propose d’examiner ensuite comment le droit européen et notre droit national règlent les conflits qui les opposent.

Enfin, je vous ferai part de quelques réflexions sur le déséquilibre qui semble aujourd’hui avantager la liberté de la presse au détriment de la protection de la personne.

Puis, si vous le voulez bien, nous débattrons.

I – LA GENÈSE ET LE CONTENU JURIDIQUE DE DEUX DROITS FONDAMENTAUX

A – LA PRÉSOMPTION D’INNOCENCE

La présomption d’innocence est formalisée pour la première fois dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 en son article 9 qui dispose :

« Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ».

Cette idée fondamentale qu’une personne humaine ne peut pas être traitée en coupable avant jugement ou qu’elle ne peut pas être déclarée coupable par des juges sans preuve, remonte à l’habeas corpus proclamé par les Anglais les premiers.

Il s’agit d’abord de ne faire subir aucune violence physique à la personne suspectée, ce qui n’empêchera pas la France de pratiquer la torture jusqu’au 18ème siècle inclus.

Ensuite, l’habeas corpus a pour conséquence qu’une personne privée de sa liberté parce qu’elle est soupçonnée d’un crime ou d’un délit doit être immédiatement conduite devant un juge si elle en fait la demande.

Beaucoup plus en avance que la France, en matière de susceptibilité juridique, l’Angleterre s’est donc très tôt posé la question de savoir comment concilier le respect de la présomption d’innocence avant qu’un jugement soit intervenu, et la nécessité de neutraliser un individu qu’il peut être nécessaire de maintenir sous main de justice jusqu’à son procès.

A cet égard, tandis que notre culture continue à privilégier une pratique de la détention provisoire souvent aléatoire et abusive, les Anglais recourent au juge pour faire ordonner ou prolonger une détention provisoire au cours de véritables procès où sont à égalité d’armes l’avocat et la partie publique poursuivante.

La Déclaration des droits de l’homme de 1789 fait partie de notre droit constitutionnel interne puisqu’elle est inscrite en préambule aux diverses constitutions de la République. La présomption d’innocence a donc valeur constitutionnelle, c’est-à-dire qu’elle est au-dessus des lois votées par le parlement.

Mieux, elle a une valeur supra constitutionnelle en ce qu’elle est inscrite dans un traité international, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme qui dispose, en son article 6 – paragraphe 2 – :

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie ».

Ce droit fondamental dont dispose chacun de nous a été réaffirmé en préambule à la loi du 15 juin 2000 qui a modifié notre code de procédure pénale.

On peut lire dans l’exposé des motifs de la loi :

« Si l’objet de la procédure pénale est de parvenir à la manifestation de la vérité, afin d’identifier et de condamner les auteurs d’infractions, il est indispensable que la présomption d’innocence, dont bénéficie la personne suspectée ou poursuivie, soit respectée à chaque étape de la procédure et jusqu’au moment où interviendra, le cas échéant, une décision de justice sur la culpabilité ».

Et aussitôt vient la phrase suivante :

« Les autres principes directeurs qui gouvernent la procédure pénale sont la conséquence du principe de la présomption d’innocence ».

Ainsi, la présomption d’innocence est-elle le socle sur lequel se trouve édifié tout le droit du procès pénal, correctionnel ou criminel, de telle sorte qu’aucune règle circonstancielle édictée par le parlement ne peut y déroger sans porter atteinte à la notion de procès « juste et équitable », norme fondamentale inscrite dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.

De la sorte, le procès pénal n’est légitime que s’il offre des garanties suffisantes à la personne suspectée : assistance d’un avocat dès l’origine, caractère extrêmement restrictif du contrôle judiciaire, usage exceptionnel (dit la loi – article 144 du code de procédure pénale) de la détention provisoire.

Tout ce qui n’est pas strictement encadré, contrôlé et susceptible d’être discuté à tout moment porte atteinte à la présomption d’innocence et aux règles du procès juste et équitable.

La France, à cet égard, est tout à fait retardataire par rapport à des démocraties juridiquement plus modernes comme l’Angleterre que j’ai déjà citée ou même comme l’Espagne.

J’en prends pour exemple la garde à vue.

En Espagne, dès l’avènement de la démocratie post-franquiste, une loi a imposé la présence de l’avocat dans le commissariat de police dès le début de la garde à vue. Le gardé à vue est assisté par l’avocat de son choix, sauf dans les affaires de terrorisme liées au problème basque : pour éviter que l’intéressé ne fasse appel à des avocats militants qui pourraient, en raison de leur contact avec l’extérieur, entraver la recherche de la vérité, le gardé à vue se voit commettre un avocat d’office. Mais c’est un avocat et il l’assiste dès le début de la garde à vue.

Cet avocat a communication du dossier.

En France, il a fallu attendre 1993 pour que l’avocat intervienne en garde à vue mais à la vingtième heure seulement. Depuis la loi du 9 mars 2004, il intervient dès le début pendant trente minutes sans avoir accès au dossier.

Dans le même temps, un projet de loi est à l’examen du parlement en France dans le cadre de la répression du terrorisme qui prévoit qu’un citoyen ne puisse recevoir la visite d’un avocat qu’à la soixante-douzième heure dans le cadre d’une garde à vue qui pourrait durer au moins six jours comme au temps de la cour de sûreté de l’Etat.

C’est assez dire que les Français, universels donneurs de leçons, ont des exemples à prendre sur des pays méprisés hier comme dictatures. L’Espagne est plus démocratique parce que plus soucieuse de la liberté individuelle et de la présomption d’innocence que la France. Le commissaire européen aux droits de l’homme, de nationalité espagnole, disait récemment dans un colloque que si cette loi passait, elle serait, dès le premier recours formé par un justiciable, l’objet d’une condamnation de la France par la cour de justice de Strasbourg.

Voilà ce qu’il faut avoir présent à l’esprit quand on parle de la présomption d’innocence.

B – LA LIBERTÉ D’EXPRESSION

La liberté d’expression est le fruit d’un long combat contre la double oppression exercée pendant des siècles à la fois par le dogmatisme religieux et par le despotisme, l’un d’ailleurs confortant l’autre beaucoup plus souvent que ne s’y opposant.

Il y a moins de quatre cents ans, sous le règne d’Henri IV, Vanini, libre penseur, fut brûlé vif à Toulouse pour avoir osé affirmer en substance, comme le fera le Dom Juan de Molière quelques dizaines d’années plus tard, qu’il ne croyait qu’en deux et deux qui font quatre.

Au 18ème siècle, il valait mieux se faire imprimer à Amsterdam ou à Genève ou à Londres qu’à Paris si l’on voulait exprimer une opinion qui n’était pas conformiste.

Le fait même de penser ou de croire, actes qui relèvent de l’intimité de la personne, pouvait être criminel. Que l’on songe à la révocation de l’Édit de Nantes. L’affaire Callas fut une effroyable injustice commise au nom du présupposé qu’un protestant ne pouvait être que criminel.

La Déclaration de 1789 consacre pour la première fois cette liberté en son article 11 :

« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».

Il faudra encore près de cent ans pour qu’en France la République inscrive dans le droit positif cette liberté que toute la première partie du 19ème siècle s’ingéniera à bafouer depuis les ordonnances liberticides de Charles X jusqu’à la censure de Napoléon III contraignant, pour son plus grand malheur, Victor Hugo à l’exil.

La loi du 29 juillet 1881 proclame en son article 1er :

« La presse et la librairie sont libres ».

Enfin, au lendemain de la dernière guerre, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme a proclamé en son article 10 :

« Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière ».

Aussitôt après, la Convention européenne rappelle que l’exercice de cette liberté comporte des devoirs et des responsabilités, mais qu’elle ne peut faire l’objet de restrictions ou sanctions que lorsque sont en cause la protection de la santé ou de la morale, la protection de la réputation ou des droits d’autrui, ou encore la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles et enfin lorsqu’il s’agit de garantir l’autorité ou l’impartialité du pouvoir judiciaire.

*

*          *

Deux droits fondamentaux, érigés en normes supra constitutionnelles et bénéficiant à toute personne humaine, forment le socle des pays démocratiques. Le respect plus ou moins grand que leur accordent les législations internes des Etats permet de mesurer le degré plus ou moins élevé de la démocratie qui y règne.

Mais aucune liberté n’est absolue ; aucun droit n’est illimité.

Et tel droit que j’exerce risque d’entrer violemment en conflit avec le droit des autres.

Le paroxysme de ce conflit, c’est précisément celui qui oppose la liberté d’expression à la présomption d’innocence.

II – LES CONFLITS ET LES RÉPONSES JURIDIQUES

A – LA PROBLÉMATIQUE

La problématique posée par le conflit de ces deux valeurs (et je vous livre déjà ma conclusion) est en lui-même insoluble.

D’un côté, s’il était interdit avant tout jugement définitif d’informer le citoyen sur des comportements suspects d’un représentant du peuple ou d’un agent de l’exécutif, si la loi imposait jusqu’au procès un black-out total au sujet de faits qui se révèleront peut-être plus tard comme constitutifs d’un scandale d’une exceptionnelle gravité, on reviendrait aux temps où la raison d’Etat primait les libertés individuelles et où le secret assumait une forme d’impunité aux puissants. On vivrait dans une société du silence, développant immédiatement grâce aux réseaux du pouvoir un despotisme assurant aux uns l’immunité tout en restreignant l’indépendance des juges.

Quand le secret de l’instruction a pour objectif de permettre à la justice d’effectuer son travail d’enquête en toute indépendance tant à l’égard des pouvoirs ou des intérêts particuliers, il est légitime. Mais le secret de l’instruction est devenu en France un secret de Polichinelle.

A l’initiative d’abord des avocats lorsqu’ils n’avaient que le recours à l’opinion publique pour obtenir qu’une suite fût donnée à certaines affaires et éviter l’ingérence du pouvoir désireux de les étouffer ; ensuite à l’initiative des juges, relayés tantôt par la police judiciaire, tantôt par les parquets pour, eux-mêmes, assurer leur indépendance en s’appuyant sur la presse.

Nombre d’affaires ne seraient jamais venues devant les tribunaux, au mépris de la justice, sans cette alliance des médias et des instances judiciaires.

Mais dans le même temps, l’emballement de la presse prompte à jeter sur la place publique des éléments d’un dossier qui commence, de bonne ou de mauvaise foi, a donné le sentiment que le débat judiciaire se délocalisait et qu’il abandonnait les palais de justice pour l’arène ou le champ de foire, comme l’on voudra, et ce au mépris de la présomption d’innocence.

J’évoque ici quelques grandes victimes de ces campagnes de presse terribles qui ont pu détruire des hommes alors même qu’ils étaient innocents ou que l’infraction qui pouvait leur être reprochée était sans proportion avec le tapage qui en était fait depuis l’origine.

Rappelons Salengro, ministre du cabinet de Léon Blum, harcelé semaine après semaine par Gringoire, la « feuille infâme ».

Roger Salengro ne sut y résister au point qu’il se suicida.

A l’époque, Léon Blum s’était écrié :

« Si ces maudits calomniateurs savaient qu’il leur en coûtera quelques dizaines de milliers de francs, ils seraient sans doute plus circonspects ».

On se souvient également, plus près de nous, du suicide de Pierre Bérégovoy qui avait été mortellement atteint dans son honneur par le soupçon jeté sur lui à l’occasion d’un prêt sans intérêt que lui avait consenti un ami du président de la République. C’est un juge d’instruction, décédé lui-même aujourd’hui, qui avait pris l’initiative de faire un scandale public d’un soupçon démesurément gonflé. Aux obsèques de Bérégovoy, le président Mitterrand avait dénoncé ceux qui s’étaient acharnés sur lui en les accusant de l’avoir jeté aux chiens.

C’est encore Roland Dumas, président du Conseil Constitutionnel, qui fit l’objet, pour la seule année 1998, de cent soixante huit articles dans le journal Le Monde, soit près d’une mise en cause personnelle tous les deux à trois jours avant d’être définitivement relaxé par la cour d’appel. Lui-même explique, à mots couverts dans son livre, qu’il fut effleuré par la tentation du pire et, sans trahir aucun secret, je puis personnellement vous assurer qu’il n’a pas menti.

Ce couple média-justice fonctionne parfois comme la meilleure garantie d’un procès juste et équitable et parfois comme une machine à broyer les êtres.

En pleine affaire Dreyfus, Laborie, l’avocat d’Émile Zola, s’était écrié à l’intention de ses juges :

« Ne laissez pas entrer l’opinion publique, cette intruse. Chassez-la de vos prétoires. C’est elle qui hurle au pied de l’échafaud ou qui crève du bout de son ombrelle les yeux de communards gisant dans le caniveau ».

Vous l’avez compris, toute la question est d’opérer le partage entre une légitime information des citoyens sur des affaires intéressant la vie publique, le bien public, la morale publique, la santé publique et l’excès de méchanceté de ceux qu’anime moins le souci de la justice que le goût du scandale ou la volonté d’abattre un homme.

On cite volontiers la république athénienne à son apogée comme un modèle de démocratie. Mais elle a connu elle-même ses dérives avec les sycophantes, les accusateurs publics. Le Littré définit ainsi le sycophante :

« Nom qu’on donnait dans Athènes aux dénonciateurs qui livraient aux passions de la foule les citoyens éminents et surtout ceux dont elle redoutait le plus la raison ou la vertu ».

Le Littré donne comme synonymes du mot « sycophante » : fourbe, menteur, fripon, délateur, coquin.

Et Marnix de Sainte-Aidegonde, dans ses écrits politiques et historiques cités par Littré, écrivait :

« Icy voit-on clairement les vrais traits d’un parfait sycophante ou calomniateur, lequel, à tous propos, change la nature et condition de toutes choses en conformité du venin dont l’estomacq lui crève ».

Comment la loi règle-t-elle ce conflit ?

Il faut envisager l’état de notre droit avant et après la création d’un article nouveau du code civil datant du 24 août 1993 et modifié par une loi du 15 juin 2000.

B – LE DROIT DE LA PRESSE AVANT LA LOI SUR LA PRÉSOMPTION D’INNOCENCE

La loi sur la presse date du 29 juillet 1881. C’est un monument qui a subi plusieurs modifications mais dont l’architecture est la même et qui, tout en proclamant, comme je le rappelais tout à l’heure, en son premier article, la liberté de l’édition et de la librairie, organise la répression des abus de cette liberté.

Je ne me livrerai pas à un exposé sur cette loi qui nous prendrait un temps infini tant sont complexes les problèmes qu’elle pose et tant est riche la jurisprudence qui l’applique.

Je me bornerai à vous rappeler quelques principes qui peuvent paraître suffisants pour assurer la protection de la personne.

La loi réprime la diffamation. La diffamation, c’est l’allégation d’un fait précis de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne déterminée. L’honneur consiste à ne pas avoir été condamné pénalement ou à ne pas avoir commis de faits revêtant une coloration pénale.

Par conséquent, est diffamatoire tout propos qui impute à quelqu’un d’avoir commis une infraction pénale.

La considération est une notion plus vaste et plus vague : c’est la bonne réputation dont chacun de nous a le droit de jouir dans la société où il évolue.

L’attaque personnelle revêt donc le caractère d’une faute si elle nuit à la réputation. S’il s’agit d’une critique qui ne vise pas à titre personnel celui dont on parle, mais la qualité d’un livre qu’il publie par exemple, ou d’un tableau qu’il a peint, il s’agit d’une critique par définition licite en démocratie : qui s’expose aux regards s’expose nécessairement à être loué ou blâmé.

Par conséquent, le journaliste qui avant le jugement de condamnation rend compte d’une affaire à ses débuts ou d’une affaire en cours en faisant état des soupçons qui peuvent donner à penser qu’une personne est coupable, peut être poursuivi immédiatement pour diffamation. S’il a menti ou qu’il s’est trompé (la mauvaise foi du journaliste est toujours présumée), le journaliste sera condamné.

Les peines qui étaient autrefois d’emprisonnement ne sont plus que des peines d’amende : 12.000 € au maximum si la diffamation atteint un particulier et jusqu’à 45.000 € s’il s’agit d’une diffamation envers les cours, les tribunaux, les armées, les corps constitués, les administrations publiques ou les citoyens chargés d’une parcelle de l’autorité publique (maires, conseillers généraux ou régionaux, parlementaires, ministres et, plus généralement, tout fonctionnaire public diffamé dans l’exercice de ses fonctions).

La même loi prévoit que le jugement doit intervenir dans le mois de la première audience : cette exigence de rapidité avait été formulée par le législateur précisément parce que ce qui touche à l’honneur doit être le plus rapidement possible réprimé.

Le diffamateur présumé, objet d’un procès en diffamation, peut s’exonérer de toute condamnation s’il rapporte la preuve des diffamations qu’il a proférées. Il dispose d’un délai très court de dix jours pour notifier ses preuves qui doivent être exhaustives, complètes, adéquates. Sinon, il doit tenter de prouver sa bonne foi.

La bonne foi suppose que le but qu’il poursuivait était légitime, qu’il a procédé à une enquête sérieuse, qu’il est resté modéré dans l’expression de sa pensée et qu’enfin il n’était habité par aucune animosité personnelle ou volonté de nuire.

Théoriquement, par conséquent, la personne est protégée au nom de son droit d’agir en diffamation, par l’obligation faite au diffamateur de prouver la vérité de ce qu’il a dit ou de prouver sa bonne foi et enfin par la rapidité de la procédure que garantit la loi.

La loi offre aussi à la personne mise en cause le droit de répondre ou de rectifier, le journaliste commettant un délit s’il refuse d’insérer la réponse.

Au surplus, l’article 11 du code de procédure pénale qui dispose que toutes les personnes qui concourent à l’instruction sont tenues au secret semble donner une garantie supplémentaire. Violer le secret de l’instruction est également un délit. Le texte cependant contient une brèche : les parties civiles, c’est-à-dire les plaignants, ne sont pas tenus au secret de l’instruction et peuvent par conséquent tout dire sur une affaire qui n’est toujours qu’en cours d’examen.

Enfin, il existait un texte interdisant de faire état avant jugement d’une plainte avec constitution de partie civile, texte aujourd’hui condamné par la Cour européenne de Strasbourg comme représentant une ingérence dans la liberté d’expression ni proportionné ni nécessaire dans une société démocratique.

La jurisprudence de la Cour de Strasbourg a lézardé cet édifice.

C – LA JURISPRUDENCE DE LA COUR DE STRABOURG

La Cour de Strasbourg n’est pas une juridiction qui peut casser une décision de la justice française. Mais elle peut être saisie, une fois les voies de recours internes épuisées, par le ressortissant d’un Etat signataire de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme. L’objet de la procédure est d’attaquer en responsabilité l’Etat dont le système juridique ou judiciaire a abouti à une décision de justice qui a méconnu l’un des grands principes énoncés dans la Convention de sauvegarde des droits de l’homme.

Sa jurisprudence, particulièrement favorable à la liberté d’expression, jointe à des pratiques judiciaires françaises critiquables, a privilégié la liberté d’expression au détriment des droits de la personne.

J’en cite trois exemples :

1) le délai d’un mois n’est jamais respecté :

Aucune juridiction française ne respecte, faute de personnel et de moyens, le délai d’un mois prévu pourtant par la loi, obligeant le tribunal à juger une affaire de diffamation dans le mois de la première audience. De la sorte, il faut aujourd’hui plus de dix-huit mois en correctionnelle à compter du premier acte de procédure. Et comme cette disposition de la loi n’est assortie d’aucune sanction, il n’est pas possible de s’en plaindre.

Certes, on obtient plus vite une date si l’on s’adresse au juge civil. Mais il faut justifier d’une urgence.

2) la violation du secret de l’instruction par le diffamateur à l’occasion de son propre procès :

En raison du secret de l’instruction, le diffamateur, désireux d’apporter la preuve de ce qu’il avait écrit, ne pouvait pas produire d’éléments issus d’un dossier à l’instruction. Depuis quelques années, la jurisprudence s’est inversée : les copies des procès-verbaux d’instruction circulent entre toutes les mains.

La jurisprudence de la cour de cassation a admis qu’un journaliste peut produire au titre de son offre de preuve des procès-verbaux issus d’un dossier d’instruction.  Elle s’appuie pour ce faire sur une règle constante en droit français : le juge au pénal n’a pas le droit d’écarter une pièce ou un témoignage au motif que leur origine serait frauduleuse (une lettre volée, des documents comptables secrets, un témoignage apporté en violation d’un secret professionnel, etc …). Le juge pénal doit prendre en compte tout ce qu’on lui remet comme preuves. Libre au parquet ou à la partie concernée de faire ensuite un procès distinct pour cette violation du secret ou le recel de cette violation commis par celui qui a produit la pièce interdite.

Étendue au domaine du droit de la presse, cette jurisprudence a pour effet que la personne mise en examen n’est plus protégée par le secret de l’instruction et dans le cadre du procès en diffamation qu’elle intente, elle verra débattre en audience publique des éléments issus d’un dossier couvert par le secret et dont auront été extraits des éléments partiels.

Et jamais les parquets n’intentent un procès distinct pour violation du secret de l’instruction.

3) le sursis à statuer :

A l’origine, la loi permettait, dans des cas tout à fait limités, de surseoir au jugement du procès en diffamation dans l’attente de l’issue du procès pénal. Mais la règle demeurait celle de la rapidité de la réaction judiciaire.

Ce sursis ne s’appliquait que dans les cas où la loi interdit de rapporter la preuve de la vérité des faits : vie privée, faits amnistiés ou vieux de plus de dix ans.

Aujourd’hui, le sursis à statuer s’est généralisé avec une pratique extrêmement simple.

Le journaliste, vous ai-je dit, a le droit de rapporter la preuve de la vérité des diffamations qu’il a proférées. Il peut le faire en notifiant des pièces ou en faisant citer des témoins. S’il fait citer un témoin qui est lui-même mis en examen dans la même affaire que celle dont le journaliste a rendu compte, le témoin peut refuser de témoigner puisqu’il s’exposerait, après avoir prêté serment, à parler contre lui-même alors que son affaire est en cours. Ce serait une atteinte à ses droits de la défense.

Mais les droits de la défense du journaliste impliquent qu’il puisse rapporter la preuve de la vérité : c’est un droit d’autant plus fort que si cette preuve est rapportée, le délit de diffamation a été commis, mais le diffamateur se trouve justifié.

Or, puisque l’un de ses témoins ne peut pas témoigner en raison d’une excuse légitime, le journaliste est privé lui-même de son droit à rapporter la preuve de la vérité qui fait partie des droits de sa défense.

De la sorte, le procès en diffamation est renvoyé aussi longtemps qu’il n’a pas été définitivement jugé dans l’affaire où le témoin est lui-même mis en cause.

Quelles en sont les conséquences ?

Je prends l’exemple de Roland Dumas dont je parlais tout à l’heure. Il a poursuivi en diffamation des articles du journal Le Monde parus en 1998. Le journal Le Monde a fait citer comme témoin de la vérité Mme Deviers-Joncour et M. Miara.

Bien que M. Roland Dumas soit aujourd’hui définitivement relaxé depuis plus de deux ans dans l’affaire où les deux autres étaient impliqués, son procès en diffamation est toujours suspendu.

En effet, la cour de cassation n’ayant pas encore définitivement jugé les pourvois formés par Mme Deviers-Joncour et par M. Miara contre l’arrêt de la cour d’appel qui a relaxé M. Dumas mais qui les a condamnés, ils sont fondés à ne pas témoigner dans le procès de diffamation.

De la sorte, huit ans après, Roland Dumas attend de voir rétabli son honneur contre un journal qui ne s’est pas privé d’écrire sur lui plus de deux cents articles, l’accusant pêle-mêle d’avoir fraudé le fisc, favorisé la vente de frégates à Taiwan (alors que, du début à la fin il s’y est opposé), ou encore d’avoir bénéficié d’on ne sait quelles largesses, alors qu’il a été lavé de tout soupçon par la justice.

Ainsi, la jurisprudence de Strasbourg appliquée désormais par la France a-t-elle pour effet de protéger les droits du journaliste, les droits du témoin qui a le droit de ne pas témoigner contre lui-même, au détriment du droit de la victime d’une diffamation qui attend des années avant qu’il soit publiquement jugé que son honneur avait été injustement bafoué.

Et là apparaît un autre principe qui entre en contradiction à son tour avec les deux premiers (liberté d’expression et présomption d’innocence), c’est celui du recours effectif : la Cour de Strasbourg a jugé dans d’autres affaires qu’un Etat se rend coupable s’il ne ménage pas à ses citoyens un recours effectif devant les tribunaux, soit parce que la loi ne le prévoit pas, soit parce que la longueur des procédures équivaut à un déni de justice.

Vous voyez de la sorte comment un écheveau inextricable de droits qui s’entrechoquent aboutit à des situations que la raison ne peut que condamner.

C’est dans ces conditions qu’a été votée la loi sur la présomption d’innocence en 1993, puis en 2000.

III – LA LOI SUR LA PRÉSOMPTION D’INNOCENCE

A – LE TEXTE DE LOI

L’article 9-1 du code civil dispose :

« Chacun a droit au respect de la présomption d’innocence.

Lorsqu’une personne est, avant toute condamnation, présentée publiquement comme coupable de faits faisant l’objet d’une enquête ou d’une instruction judiciaire, le juge peut, même en référé, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que l’insertion d’une rectification ou la diffusion d’un communiqué, aux fins de faire cesser l’atteinte à la présomption d’innocence, et ce aux frais de la personne, physique ou morale, responsable de cette atteinte ».

B – LES DÉBATS DOCTRINAUX

L’article 9-1 du code civil est, en réalité, destiné à parer aux insuffisances que je viens d’évoquer. Mais elle est une mauvaise réponse.

En effet, présenter quelqu’un comme coupable, c’est attenter à son honneur. Si le procès en diffamation pouvait avoir lieu dans les délais initialement prévus par la loi sans qu’il soit possible de surseoir à statuer, une réponse judiciaire serait immédiatement donnée à celui qui estime avoir été diffamé.

Mais en instituant une protection systématique de la présomption d’innocence, même si elle est limitée aux cas dans lesquels un journal présente comme coupable quelqu’un qui n’est que soupçonné, on est nécessairement conduit à des situations absurdes : un tribunal ordonne l’insertion dans un journal d’un communiqué disant qu’il a porté atteinte à la présomption d’innocence de Monsieur « X » alors que quelques jours plus tard, Monsieur « X » va se trouver condamné en correctionnelle pour les faits qu’avait loyalement relatés le journal.

C’est ce qui est arrivé au Canard Enchaîné. Il avait évoqué le sort d’un procureur de la République soupçonné de s’être offert une virée dans une maison close en Allemagne avec une carte volée à une collègue à l’occasion d’un colloque sur l’éthique dans la magistrature. L’hebdomadaire satirique paraissant le mercredi a été condamné à publier un encart disant qu’il avait porté atteinte à la présomption d’innocence de ce magistrat, lequel, après avoir été suspendu par le Conseil supérieur de la magistrature, vient de faire l’objet d’une condamnation en correctionnelle.

Le Pr Jacques-Henri Robert dit très justement :

« En cherchant à déduire, du même principe (celui de la présomption d’innocence) des restrictions de la liberté d’expression, on lui donne un champ d’application nouveau que d’autres principes concurrents ont vocation à régir. En effet, le fait, pour un journal, d’imputer à une personne des crimes et délits, blesse d’autres valeurs sociales que la présomption d’innocence : l’une est le droit de tout homme à l’honneur et à la considération, l’autre est l’autorité et la sérénité de la justice. Selon que le droit entend protéger l’une ou l’autre de ces valeurs, la nature de ses sanctions change. L’honneur ne mérite protection que s’il est intact, et l’imputation véridique d’une infraction peut être un acte juste, quoiqu’aucune juridiction pénale ne l’ait encore constaté ».

Un débat très vif a donc opposé ceux qui voyaient dans ce texte nouveau la possibilité pour une personne de protester immédiatement et publiquement en rappelant sa présomption d’innocence et ceux qui, au contraire, estimaient qu’il s’agissait d’une atteinte au droit qu’ont les journalistes d’avoir raison trop tôt.

Et l’on voit bien l’extraordinaire difficulté, l’exercice de funambule auxquels sont invités les juges. La tentation pour un coupable d’intimider la presse en recourant au juge pour faire proclamer sa présomption d’innocence relève de la duperie.

Mais d’un autre côté, si les poursuites pénales aboutissent à une décision de relaxe, l’innocence n’est plus présumée, elle est avérée.

Pourtant, le mal qui résulte d’accusations proférées dans les journaux continue à produire ses fruits pervers. Qui aujourd’hui estime que l’honneur de Roland Dumas a été restauré malgré sa relaxe ?

C’est pourquoi la jurisprudence est très hésitante et n’accorde la publication d’un communiqué ou d’un encart dans un livre (comme celui qu’avait obtenu l’assassin de Marie Trintignant) que lorsque, de manière péremptoire et sans précaution, un journal a présenté une personne comme coupable à coup sûr des faits dont elle n’était, à ce moment-là, que soupçonnée.

Peut-être demain la Cour de justice de Strasbourg dira-t-elle que l’article 9-1 du code civil n’est ni nécessaire, ni proportionné dans une société démocratique et peut-être aussi dans une autre affaire sera-t-elle appelée à juger que la jurisprudence en matière de répression de la diffamation avec ces sursis à statuer interminables équivaut à une absence de recours effectif trahissant le droit de toute personne à un procès juste et équitable dans des délais raisonnables.

Bref, le casse-tête sur lequel je viens de réfléchir avec vous est loin d’être résolu et d’un coup de balancier à l’autre, le citoyen a du mal à s’y retrouver. L’affaire d’Outreau a définitivement jeté un trouble qui nous interpelle tous et je voudrais terminer par quelques réflexions à ce sujet.

C – LE BALANCIER ET L’AFFAIRE D’OUTREAU

L’affaire d’Outreau a créé trois chocs :

1) elle a révélé que la justice pénale, comme toute institution humaine, peut être sujette à de monstrueuses erreurs et à des dysfonctionnements effrayants ;

2) les Français ont découvert qu’à côté des puissants ou des riches, qu’il ne leur déplait pas de voir passer à la moulinette judiciaire, chacun d’entre eux peut se retrouver dans la situation des martyrs d’Outreau ;

3) elle a mis en lumière, à travers les dysfonctionnements de la défense, de l’accusation, de l’instruction, de la presse, la nécessité de réformer un système à bout de souffle.

Sont en cause :

– le recrutement, la formation et le contrôle des juges ;

– le fonctionnement des chambres d’appel chargées de contrôler l’instruction ;

– la compétence des experts ;

– l’administration de la preuve lorsqu’il s’agit de la parole d’enfants opposée à des adultes à qui on refuse de les confronter ;

– l’impuissance de la défense à qui on refuse les actes qu’elle demande ;

– la légèreté de la presse qui hurle avec les loups ;

– et pour l’aspect positif des choses, le courage de certains journalistes comme Florence Aubenas et Stéphane Durand-Soufflant qui, même s’ils l’ont fait tard, ont réveillé la conscience publique ;

– d’une manière générale, les relations entre les juges et leurs concitoyens dont il a été révélé qu’ils sont, à ce jour, fondés sur la notion du pouvoir au lieu de l’être sur celle du service.

Dans cette tragédie, tout a fonctionné autour d’une présomption de culpabilité aussi archaïque et obscurantiste que l’étaient les procès en sorcellerie du Moyen- Âge.

Nous en débattrons, si vous le voulez, bien que nous soyons là au-delà de notre sujet.

CONCLUSION

Mesdames, Messieurs, le monde occidental a connu, du début du 19ème siècle à aujourd’hui, une révolution considérable.

Il est passé d’un ordre du droit fondé sur la prééminence de l’Etat à une conception qui fait de la personne la source et la finalité de toute construction juridique.

Les déclarations américaine, française, universelle et européenne des droits de l’homme et les conventions qui les ont explicitées en sont l’illustration.

Antigone opposait au tyran une loi supérieure à la sienne, celle des dieux. L’ordre international du droit place au-dessus de toute législation interne aux Etats, les droits et libertés individuelles érigés en valeurs absolues.

Mais le droit n’est pas achevé, il est en mouvement.

Il n’est qu’un état de la conscience collective et la loi promulguée qui représente un moment de cette conscience est aussitôt décalée à la vitesse même où la société évolue.

C’est l’œuvre de la jurisprudence que de l’interpréter et de l’adapter et, le cas échéant, de constater qu’elle est obsolète avant qu’une autre loi ne se substitue à elle.

Nous avons une conscience précise de nos droits mais nous avons infiniment de difficultés à faire des arbitrages entre les droits qui s’opposent.

Dans le même temps, les sociétés deviennent transparentes. La passion de la transparence n’épargne rien. Elle a pour corollaire le désir de chacun de pouvoir tout appréhender, d’être informé de tout, de pouvoir débattre de tout.

Dans le face-à-face où s’opposent la liberté d’expression et la présomption d’innocence se mêlent des problèmes d’éthique à des relations de pouvoirs. Les pouvoirs ne peuvent être contenus et contrôlés que par la force, celle de la loi. L’éthique commande de protéger la personne aussi longtemps qu’elle le mérite contre la force des pouvoirs. Et le droit doit permettre, dans l’intérêt même d’une liberté qui est la nôtre à tous, d’en faciliter l’exercice tout en sanctionnant sans faiblesse et sans délai les abus qu’elle peut commettre.

Comment maintenir immobile le balancier et vertical le fléau de la balance ?

J’évoquais en commençant Salengro et Bérégovoy. Pour ma part, je serai toujours moins révolté par l’impunité d’un coupable que par la mort d’un innocent.

Vichy, le 24 août 2006

Christian Charrière-Bournazel