LA LIBERTÉ D’EXPRESSION ET SES LIMITES

CCB/VP

30.05.06

LA LIBERTÉ D’EXPRESSION ET SES LIMITES

Notre colloque porte pour titre : « société démocratique et droits de l’homme ».

Il me revient de traiter le sujet de la liberté d’expression et de ses limites.

Qu’il me soit permis, pour commencer, de dire la joie et l’émotion que je ressens à prendre la parole sur cette terre de Grèce, notre mère à tous. Pierre Lambert a magnifiquement rappelé que disserter de la démocratie, c’est parler et penser grec. On peut voir, sans abus, dans le sycophante (l’accusateur public) l’ancêtre de nos journalistes d’investigation ; dans le kômos, l’initiateur de la comédie moraliste et, par ses outrances, des caricaturistes politiques les plus impertinents.

Mais l’on doit aussi à la sagesse grecque l’idée d’un ordre du droit auquel le souverain lui-même ne peut que se soumettre à peine de devenir un tyran illégitime.

Cette idée fondatrice qu’exprime Antigone opposant à Créon la loi immuable des dieux a fécondé un ordre juridique universel instituant la personne humaine comme source et comme finalité du droit. Les déclarations américaine et française, universelle et européenne, des droits de l’homme sont filles de cette héroïne que tous les démocrates revendiquent comme une aïeule sacrée.

La liberté d’expression, conçue comme un attribut essentiel de la liberté de toute personne humaine – celle d’exprimer une pensée – est inséparable de l’ambition démocratique. Les journalistes en sont les serviteurs privilégiés et les porte-drapeaux. Ils méritent notre soutien à chaque fois qu’un arbitraire prétend leur couper la langue, écraser leurs plumes, réduire en pièces leurs rotatives, voire leur retirer la liberté ou même la vie.

La Cour européenne des droits de l’homme a souligné le rôle de la presse, qualifiant les journalistes de « chiens de garde de la démocratie », dès lors qu’elle fournit des informations sérieuses sur des questions d’intérêt général (CEDH Goodwin c/  Royaume-Uni du 27 mars 1996, Recueil 1996-II, p. 500, §39).

Pour autant, aucune liberté n’est sans limite et chacun doit répondre des abus qu’il peut commettre.

J’examinerai successivement :

– les principes européens fondateurs de la liberté d’expression ;

– les restrictions admises, et précisément encadrées, à cette liberté ;

– la problématique des atteintes xénophobes, racistes, antisémites ou négationnistes et des lois proclamatrices d’histoire.

I – LE DROIT EUROPÉEN CONSACRE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION COMME FONDAMENTALE DANS UNE SOCIÉTÉ DÉMOCRATIQUE

A – LE TEXTE FONDATEUR

L’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme dispose :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière (…).

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».

La Convention ayant valeur supra législative, elle prime les lois nationales, y compris constitutionnelles, chaque Etat ayant le devoir d’adapter sa législation interne aux exigences européennes.

La Convention a été signée par la France le 4 novembre 1950 et ratifiée seulement le 4 mai 1974. En 1981, a été ouverte la possibilité pour chaque citoyen de saisir la Cour européenne des droits de l’homme qui siège à Strasbourg.

C’est la cour de Strasbourg qui a, au fil des années, précisé les contours et l’étendue de la liberté d’expression tout en précisant quelles restrictions les Etats membres étaient fondés à opposer à cette liberté.

B – LA JURISPRUDENCE DE LA COUR DE STRASBOURG

La Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg a émis trois principes fondamentaux :

1°) le droit à l’information ;

2°) le droit à une certaine dose d’exagération, voire de provocation ;

3°) la subsidiarité du mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention par rapport aux systèmes nationaux.

1°) La liberté

À maintes reprises, la CEDH a rappelé que la fonction de la presse est de diffuser des informations et des idées sur des questions d’intérêt public (CEDH Arrêt Fressoz et Roire c/ France – 21 janvier 1999, p. 15, § 51).

Dans le même arrêt, elle précise que le droit pour le public est de recevoir des informations sur des questions d’intérêt public. Et elle rappelle d’autres arrêts comme Jesild c/ Danemark du 23 septembre 1994, série A n° 298, p. 23, § 31 ou encore De Haes et Gijsels, p. 234, § 39.

Ainsi, à la fonction d’informer qui incombe à la presse (même si elle n’est pas nommée « devoir »), correspond un droit du public à être informé, sur des questions d’intérêt public.

Cette liberté ne peut connaître d’ingérence de la part des Etats que si elle est justifiée par un impératif prépondérant d’intérêt public (CEDH Goodwin, p. 500, § 39).

2°) La nécessaire tolérance

La Cour a eu l’occasion d’exprimer, à plusieurs reprises, que la liberté journalistique comporte aussi la possibilité d’avoir recours à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (CEDH Prager et Oberschlick c/ Autriche du 26 avril 1995 série A n°313 p. 19 § 38).

Dans un autre arrêt Oberschlick c/ Autriche, la CEDH a rappelé que si la presse ne doit pas franchir les bornes fixées en vue notamment de « la protection de la réputation d’autrui », il lui incombe néanmoins de communiquer les informations et des idées sur les questions politiques, ainsi que sur les autres thèmes d’intérêt général ; que la liberté de la presse fournit au public l’un des meilleurs moyens de connaître et juger les idées et attitudes des dirigeants ; que plus généralement, le libre jeu du débat politique se trouve au cœur même de la notion de société démocratique qui domine la Convention toute entière (Arrêt Lingens).

La Cour en déduit :

« Partant les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, agissant en sa qualité de personnage public, que d’un simple particulier. Le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens, et doit montrer une plus grande tolérance, surtout lorsqu’il se livre lui-même à des déclarations publiques pouvant prêter à critiques. Un homme politique a certes le droit à voir protéger sa réputation, même en dehors du cadre de sa vie privée, mais les impératifs de cette protection doivent être mis en balance avec les intérêts de la libre discussion des questions politiques ».

3°) Le principe de subsidiarité

Si la Cour, saisie d’un recours individuel, est compétente pour dire si la juridiction de cet Etat a commis ou non une atteinte à l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme consacrant la liberté d’expression, elle relève que « le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garanties des droits de l’homme ».

Elle l’a jugé dès le 23 juillet 1968 et rappelé dans l’affaire Handyside c/ Royaume-Uni (7 décembre 1976, p. 12, § 48).

Elle y précise :

« La Convention confie en premier lieu à chacun des Etats contractants le soin d’assurer la jouissance des droits et libertés qu’elle consacre. Les institutions créées par elle y contribuent de leur côté, mais elles n’entrent en jeu que par la voie contentieuse et après épuisement des voies de recours internes ».

Cet arrêt Handyside contient, par ailleurs, un développement parfaitement intéressant au plan de la philosophie, qu’il convient de rappeler :

« On ne peut dégager du droit interne des divers Etats contractants une notion européenne uniforme de la « morale ». L’idée que leurs lois respectives se fondent des exigences de cette dernière varie dans le temps et l’espace, spécialement à notre époque caractérisée par une évolution rapide et profonde des opinions en la matière. Grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leurs pays, les autorités de l’Etat se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu précis de ces exigences comme sur la « nécessité » d’une « restriction » ou « sanction » destinée à y répondre ».

Ainsi, reprenant l’héritage de Voltaire qui expliquait dans son Dictionnaire philosophique qu’on peut être coupable en un ou deux points de l’hémisphère et absolument innocent dans tout le reste du monde, la Cour ne brusque-t-elle pas les Etats dans leur désir d’unification, même s’ils proclament ensemble une même liberté. Les contraintes nationales relèvent, pour l’essentiel, de l’appréciation de chacun.

C’est ce que l’on va voir à présent en examinant les restrictions à l’exercice de la liberté d’expression.

II – LES RESTRICTIONS À L’EXERCICE DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION AU SENS DE LA CONVENTION DE SAUVEGARDE ET DE LA JURISPRUDENCE DE LA CEDH

Nous avons vu que l’article 10 § 2 énumère les restrictions que les Etats sont en droit d’apporter à la liberté d’expression en considération de motifs d’intérêt public – sécurité nationale, intégrité territoriale ou sûreté publique, défense de l’ordre et prévention du crime, protection de la santé ou de la morale – et aussi pour la protection de la réputation ou des droits d’autrui – divulgations d’informations confidentielles, garanties de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire -.

La jurisprudence a dégagé le principe que la loi interne n’est légitime que si les sanctions imposées se révèlent nécessaires et proportionnées par rapport aux buts reconnus comme légitimes dans une société démocratique (CEDH Fressoz et Roire c/ France, 21 janvier 1999).

La CEDH avait déjà précisé le sens des exceptions envisagées par le second paragraphe de l’article 10 dans un arrêt considéré de principe en la matière : Handyside c/ Royaume Uni du 7 décembre 1976 (Série A n° 24, p. 23 § 49).

Cet arrêt est intervenu à la suite d’un pourvoi exercé par un auteur qui s’était vu saisir son ouvrage, estimé obscène, sur le fondement de lois britanniques de 1954 et 1958.

Dans un premier temps la cour affirme :

« sous réserve des disposition du paragraphe 2 de l’article, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes , mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » ».

En l’espèce, la cour a estimé que les conditions d’intervention des autorités étaient justifiées dans la mesure où elles étaient prévues par la loi et avaient pour but de protéger la morale des jeunes.

Nous aborderons successivement :

– la protection des intérêts privés ;

– les mesures justifiées par l’intérêt public.

1°) La protection des intérêts privés

A – LES DIFFAMATIONS ET LES INJURES

La loi française fondatrice de la liberté d’édition et d’impression est la loi du 29 juillet 1881 sur la presse. Elle définit la diffamation comme l’allégation d’un fait précis de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne déterminée.

L’honneur consiste à ne pas avoir encouru de sanction pénale ou à ne pas avoir commis d’acte susceptible de recevoir une qualification pénale. De la sorte, toute allégation d’un fait pouvant être qualifié de crime ou de délit ou l’évocation d’une condamnation pénale porte atteinte à l’honneur.

La considération est une notion plus large qui se confond avec la bonne réputation dont chacun de nous a le droit de jouir dans l’affaire où il évolue. La frontière est délicate entre l’atteinte à la considération et l’exercice du libre droit de critique. La jurisprudence française considère, d’une manière générale, que la critique bascule du côté de la diffamation lorsqu’elle se transforme en attaque personnelle.

Le régime de la diffamation en droit français est davantage protecteur des droits du journaliste que de ceux de la victime. La loi prévoit pour le diffamateur trois axes de défense possibles :

– il peut nier que les propos poursuivis portent atteinte à son honneur ou à sa considération. Il peut encore soutenir qu’ils sont trop vagues pour constituer l’allégation d’un fait précis, de sorte que la diffamation n’est pas constituée. Cette exégèse est affaire d’espèce.

– la seconde ligne de défense consiste pour le diffamateur présumé à invoquer l’exceptio veritatis. S’il prouve la vérité des propos qu’il a tenus, il bénéficie du fait justificatif de la preuve de la vérité. Cette preuve s’administre selon des formes très contraignantes. Si le diffamateur rapporte une preuve complète, exhaustive et appropriée à chaque imputation, il est rendu juste, comme le militaire qui tue à la guerre mais qui est justifié par le commandement de l’autorité légitime, comme celui qui tue en légitime défense s’il n’a pas d’autre choix ou enfin comme l’autre qui succombe à un état de nécessité.

C’est une notion de grande force juridique : le délit est constitué mais l’auteur du délit se trouve justifié.

– la troisième ligne de défense constitue pour le diffamateur à prouver sa bonne foi car la mauvaise foi est toujours présumée en cette matière.

La bonne foi se compose de quatre éléments :

  • le but poursuivi doit avoir été légitime,
  • le diffamateur doit avoir fait une enquête sérieuse,
  • il doit avoir usé de prudence et de modération dans l’expression,
  • enfin il doit être exempt d’animosité personnelle.

Ces quatre conditions sont cumulatives. Si une seule manque, la bonne foi n’est pas reconnue.

Ce dispositif législatif n’a encouru aucune critique de la part de la CEDH. Il est en vigueur depuis cent vingt cinq ans avec très peu de modifications, à l’exception de la procédure. La personne diffamée à titre de particulier a le choix d’aller devant la juridiction pénale ou la juridiction civile. Depuis un peu plus de dix ans, la jurisprudence de la Cour suprême a imposé à la victime de respecter les mêmes règles de procédure au civil qu’au pénal, multipliant ainsi les occasions pour un plaideur non averti de succomber pour des motifs de forme avant que le fond de son procès n’ait été abordé.

Quant à l’injure, au contraire de la diffamation, elle est l’invective pure et simple qui ne contient l’allégation d’aucun fait précis.

Là encore, la plus grande appréciation est laissée par la CEDH aux Etats lorsqu’ils réglementent la liberté d’expression dans des domaines susceptibles d’offenser des convictions personnelles intimes relevant de la morale et plus spécifiquement de la religion.

Ainsi, une expression gratuite non offensante qui constitue une atteinte pour autrui peut être légitimement sanctionnée dans la mesure où elle ne contribue en aucune façon au débat public susceptible de favoriser le progrès, pour reprendre l’expression de M. Patrice Rolland, professeur à l’université Paris XII.

B – LES ATTEINTES À L’IMAGE ET À LA VIE PRIVÉE

1°) L’atteinte à l’image

Chacun a droit au respect de son image. Mais la jurisprudence nationale française comme la jurisprudence de la CEDH opère une distinction entre le public et le privé.

L’image d’une personne surprise à l’occasion d’une manifestation publique est libre d’utilisation dès lors qu’elle n’est pas isolée du reste des participants. C’est une des circonstances dans lesquelles un droit privé s’efface au profit de l’intérêt collectif : la relation d’un événement d’intérêt public ou à caractère historique.

En revanche, une personne privée fréquentant un lieu public en dehors de tout événement particulier ne peut faire l’objet d’une captation d’image ni de l’utilisation de son image sans son consentement.

La question plus délicate se pose pour les personnages publics : personnalités en renom du monde du spectacle ou de l’art, hommes et femmes publics.

L’appréciation de ce qui est légitime et de ce qui ne l’est pas prend en compte la plus ou moins grande complaisance dont ces personnes font preuve à l’égard des photographes dans l’intérêt de leur publicité. Le reportage complaisant auquel ils ont consenti sur leur vie de famille, dans l’intimité de leur foyer, entourés de leurs enfants, leur rend plus difficile qu’à d’autres le procès fait à tel journal qui les a, plus tard, surpris sur une plage ou dans une discothèque où ils n’avaient pas envie d’être vus.

Quant au personnage public, il est acquis depuis longtemps que son image ne lui appartient plus.

2°) L’atteinte à la vie privée

Reste ce qui relève de la vie privée proprement dite, c’est-à-dire la vie sentimentale et sexuelle et l’état de santé.

Une loi de 1970 a introduit dans le code civil français un article 9 protégeant la vie privée et permettant à des juges, même en référé, de prendre toutes mesures nécessaires pour faire cesser l’atteinte. Mais la jurisprudence a de plus en plus restreint le champ de la vie privée. Alors qu’il y a trente ans aurait été considéré comme une atteinte à la vie privée le rappel de l’état civil ou un nom d’origine à consonance juive pour un chanteur qui avait pris un pseudonyme, ou encore l’appartenance à telle religion, aujourd’hui la protection ne s’étend plus de manière impérieuse qu’à ce qui relève de l’état de santé ou de la chambre d’amour.

Quant aux hommes et femmes politiques, les impératifs de leur protection doivent être mis en balance avec les intérêts de la libre discussion des questions politiques (CEDH, Arrêt Lingens du 8 juillet 1986 précité). Malheur à qui a mélangé sa vie privée et sa vie publique !

C – LE SECRET DE L’INSTRUCTION ET LA PRÉSOMPTION D’INNOCENCE

1°) Le secret de l’instruction

Plusieurs lois en France règlement cette question :

– l’article 2 de la loi du 2 juillet 1931 :

Cet article interdisait la publication d’informations relatives à des constitutions de partie civile. Un plaignant n’avait pas le droit de dire qu’il s’était plaint. La Cour de justice a condamné la France pour violation de l’article 10 de la Convention en raison de cet article, lequel selon elle n’était ni nécessaire, ni proportionné dans une société démocratique pour assurer les droits de la personne objet de la plainte. Elle a simplement constaté qu’existaient plusieurs textes réprimant le même fait, notamment l’article 11 du code de procédure pénale qui institue en délit la violation du secret de l’instruction (CEDH Du Roy et Malaurie c/ France, 3 octobre 2000).

Depuis, cet article de la loi de 1931 a été abrogé.

– l’article 11 du code de procédure pénale :

Il dispose que l’instruction est secrète et que tous ceux qui y concourent sont tenus au secret sous les peines de l’article du code pénal français qui réprime la violation du secret professionnel. Seule la partie civile est exempte de cette obligation. Le ministère public a le droit de publier des communiqués. L’article, plus généralement, dit que cette interdiction est faite « sans préjudice des droits de la défense », ce qui ne permet pas de cerner très exactement ce qui est permis et ce qui ne l’est pas.

La France donne l’exemple d’un pays où, en réalité, l’instruction se déroule sur la place publique : les procès-verbaux d’instruction sont publiés par les journaux alors que l’encre n’a pas fini de sécher. Tel homme public apprend sa mise en examen par le journal avant qu’elle n’ait été notifiée par un juge (affaire Roland Dumas c/ Le Monde) et si une plainte est déposée contre X pour violation du secret de l’instruction, il est impossible d’établir quels en sont les auteurs puisqu’un journaliste a le droit, en vertu de l’article 109 du code de procédure pénale, de ne pas révéler ses sources.

N’importe qui peut ainsi être livré à la furia médiatique sans aucune protection, sans aucune garantie en dehors du droit de réponse réglementé par l’article 13 de la loi de 1881.

Le procès en diffamation intenté contre un journal tourne court pour une raison très particulière qu’il faut exposer.

J’ai parlé tout à l’heure de l’offre de preuve de la vérité. Le diffamateur présumé qui offre de prouver la vérité des faits qu’il a articulés dans un article doit faire connaître à l’avance le nom des témoins qu’il fera entendre. Si ces témoins sont mis en examen dans une affaire en rapport avec le témoignage que l’on attend d’eux, ils ont le droit de ne pas témoigner aussi longtemps que leur affaire personnelle n’aura pas été jugée. Du même coup, l’action en diffamation dirigée contre le journal se trouve suspendue jusqu’à la fin de la procédure pénale.

Ainsi, sans aucunement trahir mon secret professionnel, je puis indiquer que j’ai assigné le journal Le Monde au nom de M. Roland Dumas auquel ce quotidien a consacré cent soixante huit articles en 1998. Le Monde a cité dans son offre de preuve, au titre des témoins de la vérité qu’il se proposait de rapporter, deux co-mis en examen de M. Roland Dumas. Celui-ci a été relaxé définitivement mais son procès en diffamation contre Le Monde est toujours suspendu car ses co-mis en examen ont formé, eux, un pourvoi en cassation contre l’arrêt qui les a condamnés tout en relaxant M. Roland Dumas. Aussi longtemps que l’arrêt de la cour de cassation n’est pas rendu, le procès en diffamation ne peut pas reprendre.

Voilà donc un exemple tout à fait extraordinaire de ce qu’il advient en France de la victime d’une diffamation : huit ans après qu’elle a été proférée, et alors même que la justice l’a absoute, elle ne peut toujours demander aucun compte à ses diffamateurs.

Le curseur en faveur de la liberté d’expression est allé si loin qu’il fait fi des droits de la victime. Elle se trouve en situation de ne disposer d’aucun recours effectif, ce qui pourrait constituer un cas de recours à la CEDH.

Enfin, le secret de l’instruction lui-même est allégrement piétiné dans les procédures de diffamation : toujours au titre de l’offre de preuve, le diffamateur présumé produit des procès-verbaux tirés d’un dossier d’instruction sous forme de photocopies. La jurisprudence française en droit commun interdit au juge d’écarter un moyen de preuve au motif de sa  provenance frauduleuse. Ces procès-verbaux sont donc pris en compte. Mais le parquet se garde bien d’ouvrir une information contre X pour violation et recel de violation du secret de l’instruction, de sorte que ce secret est aujourd’hui en France mort, contrairement à l’exigence fondamentale prévue à l’article 10 alinéa 2 de la Convention. L’exaltation de la liberté d’expression l’a immunisée au profit de ceux qui en détiennent les moyens, au détriment de ceux qui peuvent s’en trouver les victimes.

Il n’est pas exagéré de parler d’une forme d’intégrisme de la liberté d’expression qui nécessitera un jour ou l’autre un rééquilibrage par la CEDH.

2°) La présomption d’innocence

La présomption d’innocence est consacrée par la Déclaration européenne des droits de l’homme et par la Convention de sauvegarde après que la déclaration française de 1789 l’eut elle-même proclamée.

La loi française du 4 juin 1993 a ajouté un article 9-1 au code civil permettant au juge, s’il y a lieu en référé, d’ordonner l’insertion d’un communiqué susceptible de faire cesser l’atteinte portée à une personne mise en cause et présentée comme coupable avant d’avoir été jugée.

En réalité, cet article n’aurait pas été nécessaire si les procès de diffamation étaient jugés en France dans le mois de la première audience comme l’exige l’article 37 de la loi de 1881. Or, ils ne le sont jamais à la fois pour des raisons d’encombrement des rôles et pour les raisons que je viens d’exposer tenant à l’enchevêtrement des principes qui accroissent la longueur des procédures.

2°) Les limitations dictées par l’intérêt public

Sont légitimes au regard de l’intérêt public les restrictions concernant la protection des mineurs et les publications destinées à la jeunesse. Beaucoup plus nuancées sont les réponses données pour ce qui concerne l’apologie de crimes de guerre, les outrages au chef de l’Etat ou les outrages aux chefs d’Etats étrangers.

Enfin, tombent en désuétude les textes réprimant les chants et cris séditieux ou, pour ce qui concerne la France, les publications qui porteraient atteinte à l’intégrité territoriale : les autonomistes corses ne sont jamais incriminés sur ce fondement, pas plus que les bretons ou les basques, dès lors qu’aucun acte criminel ou délictueux n’accompagne la simple revendication d’un nationalisme régional ou même d’une indépendance par rapport à la République.

Enfin, demeure le débat sur cette forme particulière de l’expression que constitue la revendication publique d’une appartenance religieuse et notamment le port de signes ostensibles qui a donné lieu à une loi récente.

A – L’APOLOGIE DES CRIMES DE GUERRE

La Cour européenne des droits de l’homme a été amenée à se pencher sur l’appréciation du comportement du gouvernement de Vichy sous l’occupation et des faits de collaboration à la lumière de la Shoah, à propos d’un texte défendant la mémoire du maréchal Pétain (CEDH Lehideux et Isorni c/ France, 23 septembre 1998).

Cet arrêt n’a pas condamné l’Etat au titre de l’infraction définie par l’article 24, alinéa 3, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui réprime l’apologie des crimes ou délits et notamment les crimes ou délits de collaboration avec l’ennemi.

Elle a estimé qu’elle n’avait pas à se prononcer sur les éléments constitutifs de ce délit en droit français, son rôle se limitant à vérifier si l’ingérence qui a résulté de la condamnation des requérants du chef de ce délit peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».

Ce fut pour elle l’occasion de dire qu’au sens de l’article 10 § 2, l’adjectif « nécessaire » implique un « besoin social impérieux ».

Elle a, à cette occasion, opéré une distinction tout à fait importante : à l’égal de tout autre propos dirigé contre les valeurs qui sous-tendent la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, la justification d’une politique pronazie ne saurait bénéficier de la protection de l’article 10.

Mais, dans l’espèce, les requérants s’étaient explicitement démarqués des atrocités et des persécutions nazies ainsi que de la toute puissance allemande et de sa barbarie, de sorte qu’ils ont moins fait l’éloge d’une politique que d’un homme (le maréchal Pétain) et cela dans un but dont la cour d’appel a reconnu, sinon le bien-fondé, au moins la légitimité : la révision de la condamnation de Philippe Pétain.

La Cour, avec beaucoup de sagesse, a estimé que si des propos, tels que ceux des requérants, sont de nature à ranimer la controverse et à raviver les souffrances dans la population, le recul du temps (elle avait souligné que les événements évoqués s’étaient produits plus de quarante ans auparavant) doit atténuer la sévérité de la justice.

Elle en concluait que cette controverse participe des efforts que tout pays est appelé à fournir pour débattre ouvertement et sereinement de sa propre histoire.

Ainsi, à cette occasion, était affirmé qu’on ne pouvait confondre l’apologie de crimes avec une discussion sur la responsabilité d’un homme. La cour avait opéré une distinction entre ce qui est de l’engagement partisan au service d’une idéologie contraire à tous les principes de la Convention jusqu’à l’apologie de crimes et ce qui est du débat historique en rapport avec des comportements individuels.

La cour a estimé disproportionnée et, dès lors, non nécessaire dans une société démocratique, la condamnation pénale subie par les requérants. Elle en a déduit par quinze voix contre six la violation de l’article 10 de la Convention.

Pour autant, elle n’a pas accordé de dommages et intérêts, disant, cette foi à l’unanimité, que le constat d’une violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi en l’espèce par les requérants.

B – LES OUTRAGES AU CHEF DE L’ETAT ET AUX CHEFS D’ETATS ÉTRANGERS

Deux articles de la loi répriment les outrages au chef de l’Etat et les outrages aux chefs d’Etats étrangers, appelés délits d’offense.

La Cour européenne a considéré que le régime dérogatoire de protection accordé aux chefs d’Etats étrangers par le droit français constitue une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression (CEDH Colombani c/ France, 25 juin 2002).

C’est une très intéressante remise à niveau des personnes au regard de la loi. Le chef d’Etat étranger victime d’une diffamation ou d’une injure (qualifiée d’offense par le texte) dispose des ressources de la loi interne. S’il est diffamé, le débat s’instaurera entre le diffamateur présumé et lui avec faculté d’offre de preuve.

S’il est injurié, aucun débat sur la preuve n’étant possible puisque l’injure ne couvre aucun fait précis, il obtiendra satisfaction à moins que l’auteur de l’injure ne puisse justifier de l’excuse de provocation.

Aucune jurisprudence encore n’a visé le texte, tombé en désuétude, d’outrage au chef de l’Etat. Pour ce qui concerne les offenses aux chefs d’Etats étrangers, la France continue à appliquer le texte condamné par la Cour de Strasbourg.

La cour d’appel de Paris, le 3 juillet 2002, a rendu un arrêt qui ne porte comme concession au droit européen que le droit donné à l’offenseur présumé de prouver sa bonne foi.

3°) La problématique du foulard islamique

Il n’est pas possible ici de rendre compte du débat interne en droit français relatif à cette question qui mêle quantité de considérations légales et sociologiques.

Simplement, la CEDH n’a pas encore été saisie par un requérant contre une décision définitive de la République française qui aurait prononcé une condamnation à l’égard d’une jeune fille portant le voile islamique. Nous nous bornerons à évoquer la problématique.

S’entrechoquent dans cette question les principes légaux suivants :

– l’article 9 de la Convention de sauvegarde qui consacre la liberté de religion, laquelle implique le droit de manifester ses croyances, y compris publiquement, d’en exhiber les insignes dès lors qu’ils ne heurtent ni l’ordre public, ni la liberté des autres ;

– la loi de 1905 proclamant la liberté de conscience et de religion et précisant que la République ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte ;

– le principe de laïcité qui en découle, lequel n’interdit pas l’enseignement privé confessionnel mais impose à l’école la neutralité, tout en aménageant des espaces d’aumônerie, sorte d’inclusion de la religion au sein de l’établissement scolaire public, laïque et obligatoire.

A cela s’ajoutent le soupçon, parfois fondé, de prosélytisme à l’égard de jeunes femmes exigeant un système dérogatoire au sein de l’école publique : port du voile pendant les cours, refus de l’enlever pour la gymnastique, discrimination entre hommes et femmes au moment des activités sportives.

La commission Stasi, d’abord hostile à toute réglementation, s’est finalement déclarée favorable à une loi qui interdit le port de signes ostensibles dans l’enceinte des institutions de la République : écoles, hôpitaux ou autres. Le débat n’est pas seulement de principe. Il y a d’un côté le désir de ne pas voir de prosélytisme en faveur d’un islamisme intégriste, le souci que les femmes ne soient pas contre leur gré discriminées dans des familles où les hommes leur imposeraient, pour les brider, des signes ostensibles d’appartenance à l’Islam et enfin le souci de celles qui, pour se protéger contre des agressions, adoptent ce qui leur paraît être le signe d’une immunité décisive contre l’arbitraire du mâle.

Cette problématique est passionnante puisqu’elle met en œuvre la liberté d’expression, le droit d’exprimer sa religion, même en public, et le respect de la laïcité, c’est-à-dire de la tolérance républicaine dans l’unité, au sein d’une société pluriethnique qui n’a pas résolu ses conflits d’origine, ni ses injustices historiques d’où découlent des problèmes cruciaux d’intégration dans la citoyenneté.

III – LA LIBERTÉ D’EXPRESSION, LES ATTEINTES À CARACTÈRE DISCRIMINATOIRES ET LES LOIS PROCLAMATRICES D’HISTOIRE

La France a intégré, en 1970 puis en 1990, des dispositions dans la loi sur la presse réprimant :

– les diffamations et injures envers une personne ou un groupe de personnes déterminées à raison de leur appartenance, réelle ou supposée, à une nation, une ethnie, une race ou une religion déterminée ;

– les incitations et les discriminations à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur appartenance, réelle ou supposée, à un groupe, une nation, une ethnie, une race ou une religion déterminé ;

– la négation des crimes contre l’humanité commis par les puissances de l’Axe, définis par les accords de Londres et réprimés par le tribunal international de Nuremberg.

Les premières catégories d’incriminations vont de soi et n’ont pas posé de difficulté au regard de la jurisprudence de la CEDH.

La loi Gayssot elle-même, réprimant le négationnisme, a été validée par la Cour de justice de Strasbourg.

Mais un débat est désormais ouvert en France pour d’autres cas de génocides ou de crimes contre l’humanité dont la négation ne fait pas l’objet d’incriminations pénales.

A – LA LIBERTÉ D’EXPRESSION ET LES ATTEINTES XÉNOPHOBES, RACISTES ET ANTISÉMITES

L’injure, dans ce domaine, ne pose pas de difficulté : pas plus qu’en droit commun, elle ne suppose de débat sur la vérité ni sur la bonne foi. Rien ne distingue sa répression des injures ordinaires.

La diffamation, en revanche, en cette matière, relève d’un régime différent. La diffamation raciste, xénophobe ou antisémite procède de la généralisation : à travers une personne diffamée, c’est son appartenance à un groupe qui est visée au motif que son comportement serait caractéristique de ce groupe.

C’est une diffamation qui procède par généralisation.

Du même coup, la preuve de la vérité est interdite : il serait révoltant d’admettre qu’un diffamateur s’essaye à prouver qu’un comportement délinquant ou contraire à la morale publique serait l’apanage de tout un groupe.

La loi a permis à des associations de se constituer partie civile dès lors qu’elles se sont, depuis plus de cinq ans, donné pour objet de lutter contre toutes les formes de discrimination et de promouvoir la fraternité républicaine entre tous les membres du corps social.

Ces associations, comme la LICRA (Ligue Contre le Racisme et l’Antisémitisme), dont j’ai l’honneur de présider la Fédération de Paris et dont je suis vice-président national, ont lutté pendant des décennies pour obtenir que le régime de prescription très court (trois mois) de la loi sur la liberté de la presse ne bénéficie pas à ces atteintes particulières.

Il s’agissait pour nous de distinguer entre l’expression d’une pensée et la haine xénophobe, raciste ou antisémite qui ne relève pas de la pensée.

Le combat fut rude : d’un côté, ceux que j’appellerai les intégristes de la liberté d’expression qui sont partisans de concéder une immunité totale à celui qui parle, comme la toge dont se revêtaient les tribuns de la plèbe ; de l’autre (j’en suis) ceux qui n’acceptent pas cette imposture. La diffamation raciste, xénophobe ou antisémite n’est pas de l’ordre de la pensée mais de la haine destructrice. Les mots proférés ne jouissent pas sans distinction d’une sorte d’immunité qu’aurait consacrée l’article 10.

Quantité de délits sont caractérisés par des mots : l’outrage à magistrat, le chantage, le harcèlement sexuel, etc …Qui oserait s’exonérer de sa culpabilité au nom de sa libre expression ?

Nous avons réussi à obtenir que la prescription courte de trois mois applicable aux infractions de presse ne bénéficie plus aux auteurs d’atteintes racistes, xénophobes ou antisémites : ce délai a été allongé à un an.

Quant au débat sur la bonne foi, il est par avance perdu par ce diffamateur particulier : on le voit mal, en effet, rapporter la preuve de la légitimité du but poursuivi, de l’enquête sérieuse, de la modération dans le ton ou de l’absence d’animosité personnelle.

Bref, comme avocat, je m’honore d’avoir fait condamner nombre de racistes anti-noirs ou anti-musulmans, jusqu’à l’évêque intégriste Marcel Lefebvre, sans compter la cohorte des antisémites parmi lesquels de bons chrétiens reprochant aux juifs déicides de n’avoir toujours pas demandé pardon deux mille ans après la mort du Christ.

J’ai précisément investi mon honneur de chrétien dans ces combats, y compris dans les luttes que j’ai dû mener et que je mène encore contre les négationnistes.

B – LE NÉGATIONNISME

La loi Gayssot réprime le négationnisme.

L’affaire Garaudy est remontée jusqu’à Strasbourg.

Sous le titre : Les mythes fondateurs de la politique israélienne, Roger Garaudy avait soutenu que la Shoah n’avait été qu’un énorme mensonge fabriqué par les Juifs et leurs complices pour permettre aux fils légitimes d’Abraham de dominer le Proche-Orient d’abord, puis la planète toute entière.

J’ai eu l’avantage, avec d’autres confrères, de le faire condamner définitivement par les juridictions françaises.

Il a saisi la CEDH. Ce fut l’occasion pour elle de rappeler qu’un débat historique, essentiel dans une société démocratique, « participe des efforts que tout pays est appelé à fournir pour débattre ouvertement et sereinement sur sa propre histoire », c’était le rappel de l’arrêt précité Lehideux et Isorni c/ France du 23 septembre 1998 à propos du maréchal Pétain.

Mais aussitôt la cour a posé une exception s’agissant « des faits historiques clairement établis » tels que la Shoah dont la négation ne relève plus de la liberté d’expression.

La Cour a affirmé :

« Il ne fait aucun doute qu’à l’égal de tout autre propos dirigé contre les valeurs qui sous-tendent la Convention, la justification d’une politique pronazie ne saurait bénéficier de la protection de l’article 10 ».

Elle a ajouté qu’il existe une catégorie de faits historiques clairement établis – tels que l’Holocauste – dont la négation ou la révision se voit soustraite par l’article 17 à la protection de l’article 10 et ne peut donc bénéficier à la défense de Garaudy établie au nom du droit à l’histoire. Elle a rejeté sa requête (CEDH Garaudy c/ France, 24 juin 2003).

Elle a pris soin pour que nulle ambiguïté ne subsiste de préciser qu’une critique de la politique d’Israël relèverait sans conteste de l’article 10.

Mais dans la négation du génocide juif mis en rapport avec la volonté des Juifs de dominer le monde, il ne s’agit plus d’un débat historique mais d’une attaque antisémite particulièrement violente dictée par une haine millénaire.

C’est sur ce même fondement que les juridictions françaises, à travers les procès que j’ai eu l’honneur de soutenir, ont condamné un dessin de Konk représentant un officier nazi et un soldat nazi le long de wagons de marchandises où ils allaient engouffrer des civils. Simplement, les civils étaient en djellaba et une étoile de David ornait la casquette de l’officier et le casque du soldat avec, comme légende : « Les hommes à Gaza, les femmes à Jéricho ».

La Cour de cassation a approuvé la Cour d’appel qui avait retenu que ce dessin, procédant par amalgames, n’était pas destiné à critiquer Israël mais qu’il identifiait au sort qui serait celui des Palestiniens le sort subi hier par les Juifs, stigmatisant ainsi ce peuple qui se présentant comme le peuple des victimes éternelles démontrerait qu’il ne serait aussi qu’un peuple de bourreaux.

C’est encore la même démarche qui avait conduit Dieudonné à dire :

« Ces négriers reconvertis dans la banque et le spectacle soutiennent aujourd’hui la politique d’Ariel Sharon qui martyrise mes frères Palestiniens ».

La critique de l’Etat est une chose. Mais l’opprobre rejeté sur tout un peuple à travers toute l’étendue de son histoire et l’universalité de ses membres n’est plus de l’ordre de la pensée mais de la haine.

C’est ce qu’entend réprimer la loi Gayssot sur le négationnisme.

C – LA LOI PROCLAMATRICE D’HISTOIRE

En raison de la loi Gayssot, les Arméniens, qui ont fait l’objet d’un génocide indiscutable, voudraient que la négation de ce génocide tombe aussi sous le coup de la loi pénale.

On les comprend.

Mais qui en dehors des Turcs prétend qu’il n’y a pas eu de génocide ?

La négation du génocide arménien est-elle l’expression d’une haine des Arméniens comme la négation de la Shoah est l’expression de la haine du juif ?

La question est délicate.

La France a promulgué successivement plusieurs lois : celle qui condamne l’esclavage comme crime contre l’humanité tel que perpétré pendant une certaine période de l’histoire par certaines nations en oubliant les autres ; la loi qui a prétendu consacrer les bienfaits de la colonisation ; la loi qui reconnaît l’existence du génocide arménien et demain peut-être viendront d’autres lois sur le génocide au Rwanda ou celui du Cambodge.

En décembre dernier, des intellectuels de première qualité ont souhaité l’abrogation de tous les textes, y compris de la loi Gayssot. Le débat est difficile : ce n’est pas au législateur d’écrire l’histoire. Mais c’est à lui de protéger les victimes d’une haine immémoriale contre des falsificateurs qui ne sont inspirés que par cette haine.

Problématique terrible entre liberté publique et protection des personnes.

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Mesdames et Messieurs, cette revue trop longue et très incomplète nous montre une nouvelle fois l’extrême difficulté pour les juges à suivre une route de crête entre des abîmes, à cheminer humblement au service de la personne pour concilier des intérêts qui paraissent souvent opposés, d’établir entre eux des hiérarchies, à défaut de les concilier. Mais rien n’est plus réjouissant que cette détermination à opposer sans cesse à l’arbitraire des pouvoirs l’équilibre des libertés.

Paul Valéry disait que « le droit est l’intermède des forces ». Puissions-nous voir toujours grandir davantage la seule force qui mérite notre concours : le droit européen en marche vers la lumière.

Paris, le 30 mai 2006

Christian Charrière-Bournazel