De la tyrannie du soupçon À l’hystérie de la transparence

DE LA TYRANNIE DU SOUPÇON

À L’HYSTÉRIE DE LA TRANSPARENCE

L’État, qui a pour mission de faire prévaloir l’ordre du droit sur le désordre des forces, doit prévenir ou faire cesser l’injustice, sanctionner les manquements à la loi, assurer la protection des faibles, pourvoir à la solidarité et pourchasser les fraudeurs ou les accapareurs. Mais il a aussi le devoir de faire respecter la vie privée et les libertés fondamentales. Depuis plusieurs années, cette deuxième fonction semble devenue subalterne. Sous prétexte de renforcer la répression et de moraliser la vie publique, la recherche de la transparence se fait hystérique.

Les directives européennes de lutte contre le blanchiment ont mis à mal le secret professionnel auquel sont tenus les avocats. Le secret n’est pas un pavillon de complaisance sous lequel on écoulerait une marchandise illégale. Il est pour chacun de nous un attribut de sa dignité. Désormais, l’avocat est contraint de dénoncer son client, sans le lui dire, aux autorités financières étatiques, par le filtre de son bâtonnier, dès lors qu’il soupçonne que l’opération juridique pour laquelle son concours est sollicité permettrait de recycler un argent provenant non pas seulement d’un crime, mais de tout délit puni d’un an d’emprisonnement.

En matière de lutte contre la fraude fiscale, on prétend créer le statut particulier de « lanceur d’alerte » et autoriser des perquisitions de nuit, des gardes à vue de quatre jours, sans avocat pendant quarante-huit heures. La preuve obtenue de manière illicite serait désormais recevable dans les procédures fiscales et douanières. C’est que désormais deux personnes agissant aux fins d’une fraude relèveraient de la grande délinquance en bande organisée.

Les techniques spéciales d’enquête qui permettent l’infiltration, les interceptions de correspondances téléphoniques, les sonorisations et fixations d’images de certains lieux et véhicules et la captation des données informatiques seraient généralisées. Nous sommes livrés, sous prétexte d’une chasse légitime aux grandes fraudes, à des intrusions disproportionnées dans notre vie de tous les jours. La rage sécuritaire se double de la rage égalitaire (pour reprendre le mot de Berdaïev) : au nom de la transparence, tout homme public est mis à nu et nul ne doit ignorer ce qui constitue son patrimoine.

Dans le même temps, le développement prodigieux de la communication électronique et le stockage illimité de toutes les données possibles dans une mémoire immatérielle accessible à tous nous exposent nus aux regards de la multitude. Une société nouvelle est en train de naître, celle de la translucidité : la moindre part d’ombre qu’une personne aura pu conserver sera l’occasion d’un soupçon et, du même coup, d’une exigence rageuse afin de savoir à tout prix sur quoi porte le secret gardé.

C’est ainsi que l’on glisse insensiblement, par démagogie ou par soif de pouvoir, d’une société qui protège chacun et lui permet l’exercice de ses droits et libertés, vers un État totalitaire tel qu’Aldous Huxley l’avait préfiguré en 1931 dans son ouvrage prophétique Le meilleur des mondes.

Alphonse de Lamartine, le président du premier gouvernement de la République, s’écriait :

« Je suis concitoyen de tout homme qui pense

La liberté c’est mon pays ».

Prenons garde à ne pas devoir un jour pleurer ce pays perdu.

Christian Charrière-Bournazel