AU SUJET DU PROCÈS DE LA PSYCHANALYSE

CCB/VP

29.03.06

AU SUJET DU PROCÈS DE LA PSYCHANALYSE

(allocution prononcée devant les membres de l’Ecole de la Cause Freudienne à Paris le 29 mars 2006)

Mesdames,

Messieurs,

Que viens-je faire parmi vous ?

Mon propos ne peut être ni celui d’un scientifique, ni celui d’un analyste. Je suis ignorant de vos techniques et inapte à en disserter.

Au surplus, j’ai l’esprit grossier d’un Molière raillant la médecine ou de Voltaire écrivant :

« A force de médecins et de médecine, la maladie de Candide devint grave ».

Voilà pour mon côté Turelure. Acceptez que je commence par cette dérision sur moi-même, qui est ma façon d’exprimer l’humilité dans laquelle je me tiens et l’acceptation de votre bienveillante ironie.

Bref, j’ai pêché par imprudence en acceptant de venir et en laissant croire, à des amis que j’admire, que je pouvais avoir quelque chose d’utile à dire de cet affrontement titanesque entre les praticiens de la psychanalyse et les théoriciens des thérapies comportementales et cognitives.

Tout de même, allant au bout de mon imprudence, je voudrais dire pourquoi je sens d’instinct que la psychanalyse mérite d’être défendue tandis que j’ai la plus grande méfiance à l’égard des équations scientifiques appliquées aux mystères de l’âme.

Je voudrais donc dire quelques mots d’abord de la parole, inséparable de la liberté, puis du danger des dérives scientistes aboutissant à la négation de cette liberté au nom d’un déterminisme physiologique.

I – LA PAROLE EST LIBERTÉ

A – LA PAROLE ET LE DROIT

Mon propos est, bien sûr, celui d’un juriste. Mais le droit ne fait rien d’autre que traduire en règles destinées à régir les rapports sociaux la conscience collective du moment et le consensus le plus fort qui s’est établi, en un temps donné, autour de valeurs et de contraintes jugées nécessaires.

Alors que l’espèce humaine date d’environ six millions d’années, alors que la faculté de parler semble fonder l’identité de la personne humaine, le droit à la parole n’est formalisé que dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

En 1615 avait été brûlé en place publique un libre penseur, Vanini, parce qu’il avait osé dire publiquement qu’il ne croyait en rien sinon que deux et deux font quatre, formule que reprendra Molière dans Don Juan.

Après bien des tribulations, la liberté d’éditer et la liberté de publier ne seront proclamées que le 29 juillet 1881 dans la loi fondatrice, toujours en vigueur, de la liberté d’expression.

Mais en même temps, la loi définit les abus de cette liberté lorsqu’elle porte atteinte à l’honneur ou à la considération de l’autre. La parole ne jouit d’une immunité quasi absolue qu’au profit de celui qui se défend ou qui témoigne. Cette immunité est encore l’apanage des parlementaires qui ne répondent de leurs excès de langage dans l’enceinte de l’une ou l’autre chambre que devant le bureau des assemblées.

Voilà pour la parole proférée à l’intention du public ou de l’autre.

Le droit s’intéresse aussi à la parole proférée pour soi, celle que l’on formule pour être entendu d’un autre qui est à la fois miroir et mur, lumière et tombeau.

A ce confident nécessaire, tout peut être dit. Le droit ne réprime pas l’abus de la confidence. Il réprime, au contraire, « la révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire, soit par état ou par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire ». La peine est d’un an d’emprisonnement et de 15.000 € d’amende.

Sont inclus dans les confidents nécessaires non seulement les avocats, les médecins, les notaires et le personnel hospitalier, mais aussi les ministres des cultes. Encore que la jurisprudence soit sur ce dernier point très peu abondante, un pasteur a été condamné pour avoir commis le délit de violation du secret professionnel en ayant, en toute connaissance de cause, révélé tout ce qu’il avait appris et connu au cours d’un entretien qu’il avait eu en tant que pasteur et qu’il aurait dû garder secret en cette qualité. Et pourtant, les protestants ne connaissent pas la confession catholique.

Ainsi n’est-il pas abusif de dire que le droit a sacralisé la relation entre la personne qui parle d’elle, de ses angoisses, de ses fantasmes, voire de ses fautes et celui qui par état a mission de les recevoir.

La fonction éminente et nécessaire du confident bénéficie donc d’un statut juridique précis. Certes, une série de dispositifs législatifs, certains inquiétants, tantôt autorise, tantôt impose la trahison du secret (blanchiment, maltraitance d’enfant, abus sexuels sur mineur, etc …). Mais c’est un autre débat.

 

B – LA PSYCHANALYSE ET LA PAROLE LIBRE

Une fois encore, je serais bien téméraire de m’aventurer sur ce terrain, le vôtre.

Simplement, pour avoir fréquenté quelques uns d’entre vous à titre personnel, souffrez que je vous dise le bien que vous m’avez fait.

Tantôt le psychanalyste s’apparente au kinésithérapeute dont la main vous a longuement massé, qui vous prend dans ses bras et là où on l’attend le moins, vous fait faire un demi-tour sur vous-même, terrible et surprenant ; on entend craquer la vertèbre et le bras va cesser de faire mal.

Tantôt dans l’angoisse de la cave obscure où je cherche une issue, un rai de lumière me montre la place des choses.

Tantôt ma parole confuse, qui croit ne rencontrer aucun écho de celui qui l’écoute, s’épuise d’elle-même à son contact et se désagrège pour ne plus rien peser.

Tantôt, au dernier signe de mon agitation intérieure, m’est donnée en retour la phrase que je n’attendais pas qui, d’un seul coup, fait sauter le calot du cratère et laisse s’écouler la lave.

Bref, dans ce va-et-vient mystérieux, une parole contrainte s’expose aux oreilles d’un autre qui me renvoie à la liberté.

Et c’est précisément parce qu’il n’y a pas de dogme, de loi, ni d’interdit que ce retour à l’air libre peut parfois se produire.

C’est pour cette même raison que la psychanalyse fait peur à ceux qui redoutent la liberté.

A défaut de pouvoir délimiter les terræ incognitæ de l’âme, de distingués dogmatiques veulent réduire le praticien à un Diafoirus : comme le jeune Thomas assujetti à son père, le psychothérapeute ou le psychanalyste de demain seront formatés par l’université et par les fonctionnaires des ministères. Là où l’Église a lâché prise, l’État laïque et républicain réinstalle une sorte de juridiction ecclésiastique de qui dépendra la distinction entre le bon praticien et le mauvais, entendez entre le conformiste soumis et l’homme libre.

 

II – LE RETOUR DU DÉTERMINISME SCIENTISTE

On voit venir avec effroi, du pays de la pensée unique et du politiquement correct, des dangers effrayants pour la liberté : le fichier établi pour chaque personne depuis l’enfance à partir de l’observation de ses comportements.

Je voudrais réfléchir à ce retour au déterminisme scientiste avant de le passer au crible du droit.

A – LE DÉTERMINISME SCIENTISTE

Le numéro de Libération du 28 février 2006 nous révèle que l’INSERM a pondu un rapport aux termes duquel on pourrait « détecter les futurs délinquants chez les jeunes enfants ».

L’expertise préconise « le repérage des perturbations du comportement dès la crèche et l’école maternelle ». Les chercheurs inspirés de l’INSERM stigmatisent comme pathologiques « des colères et des actes de désobéissance » et les présentent comme « prédictifs » d’une délinquance.

Encore mieux, on lit dans le rapport, rapporté par le quotidien : « des traits de caractère, tel que la froideur affective, la tendance à la manipulation, le cynisme, l’agressivité » mais aussi « l’indocilité, l’impulsivité, l’indice de moralité bas » sont « comme associés à la précocité des agressions ».

Faut-il commenter un tel monument de stupidité dogmatique ?

A-t-on mis au point un système qui permette de mesurer « l’indice de moralité bas » ?

Y a-t-il une échelle de Richter de la moralité ?

Surtout, comment ose-t-on enfermer l’enfance, qui est justement l’âge de tous les possibles, du pire au merveilleux, dans des catégories pseudo-scientifiques qui permettraient, à coup sûr, de discerner son devenir ?

Mais l’INSERM n’est pas seul en cause.

Le journal Le Monde, où l’on peut parfois trouver des informations, a fait paraître à la fin de l’année 2005 ou au début de l’année 2006, un article signé de plusieurs personnalités parmi lesquelles un avocat réputé, militant pour la création d’un « observatoire de la récidive ».

Voici donc revenu le temps d’Auguste Comte et du positivisme, des criminologues italiens Lombroso et Ferri, des phrénologues qui n’ont rien produit que des postulats invérifiables et n’ont pour seul mérite que d’avoir inspiré à Émile Zola le roman La bête humaine, roman sombre et beau comme un morceau de charbon arraché aux mines de Germinal.

Que d’efforts pour démontrer que l’on peut être cheminot consciencieux, généreux et amoureux et, à cause de la génétique, malgré tout un assassin qui se révèle au moment où il s’y attend lui-même le moins.

Nous avançons à grand pas vers un univers qui n’aura rien à envier au meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Nous ne savons pas encore si les savants chercheurs de l’INSERM ont prévu d’identifier les groupes de population en alpha, bêta et gamma. Mais, à l’évidence, l’immense et terrifiant réservoir de la sottise humaine nous menace à nouveau d’une crue.

B – LE DÉTERMINISME ET LE DROIT

Ce n’est point par déformation professionnelle que je veux ici réfléchir sur le déterminisme et le droit. Encore une fois, le droit n’est pas un absolu. Il est contingent et relatif. Voltaire disait qu’on peut être coupable en un ou deux points de l’hémisphère et parfaitement innocent dans le reste du monde.

Le droit ne varie pas seulement dans l’espace, mais dans le temps et à une prodigieuse rapidité : il y a moins de cinquante ans, il était criminel d’avorter. Aujourd’hui, c’est un délit de tenter d’empêcher une femme d’exercer son droit à avorter.

Mais si je me réfère au droit, c’est parce que, tout imparfait et contingent qu’il est, le droit, tel que sorti lentement des brumes du chaos ou des fers de la tyrannie, constitue aujourd’hui un ensemble de règles nées progressivement de l’idée que l’homme est la source et la finalité de toute loi et de toute construction juridique.

Pour se convaincre que le droit est hostile à tout déterminisme, il suffit de rappeler l’article 1 de toutes les déclarations des droits de l’homme, la française, l’universelle et l’européenne : « Les hommes naissent libres et égaux en droit ».

Libre ne signifie pas seulement que nul ne peut être réduit en esclavage. La liberté est aussi celle de l’esprit qui pense ou celle de la bouche qui profère. Elle est surtout l’apanage d’une conscience présumée capable de concevoir, de choisir et d’agir.

Cette référence à la liberté est constante dans le droit.

En droit civil, toute la théorie des obligations, c’est-à-dire de la conclusion des contrats, se fonde sur la présomption que tout être est doué d’une volonté claire et consciente.

Si cette liberté n’est pas définie en positif, les vices du consentement sont très précisément énumérés : l’erreur, la violence, le dol.

Seuls sont présumés ne pas jouir d’une volonté claire et consciente les mineurs non émancipés et les majeurs incapables.

En droit pénal, la cour d’assises se trouve composée de jurés, c’est-à-dire de citoyens tirés au sort, à qui l’on fait prêter le serment suivant :

« Vous jurez et promettez d’examiner avec l’attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre  X … de ne trahir ni les intérêts de l’accusé, ni ceux de la société qui l’accuse, ni ceux de la victime ; de ne communiquer avec personne jusqu’après votre déclaration ; de n’écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l’affection ; de vous rappeler que l’accusé est présumé innocent et que le doute peut lui profiter ;

de vous décider d’après les charges et les moyens de défense, suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre … ».

Ainsi, la loi présume-t-elle la liberté de celui qui contracte et la liberté de celui qui juge.

Pouvait-elle faire un sort différent à celui qui est en jugement ?

Notre code pénal contient deux dispositions fondamentales :

– l’article 121-1 dispose :

« Nul n’est responsable pénalement que de son propre fait ».

– et l’article L. 121-3 pose comme principe :

« Il n’y a point de crime ou délit sans l’intention de le commettre ».

Ainsi se trouve solennellement affirmé le rapport entre l’acte délictueux ou criminel et la liberté de celui qui le commet en toute connaissance de cause, engageant par là-même sa responsabilité pénale.

Le code pénal ne méconnaît point pour autant les circonstances de nature à atténuer ou annihiler la responsabilité personnelle de l’auteur d’un crime ou d’un délit.

« N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ».

Si le trouble psychique ou neuropsychique n’a fait qu’altérer le discernement (et ne l’a pas aboli), la juridiction tient compte de cette circonstance au moment de déterminer la peine qu’elle prononce.

De même « n’est pas pénalement responsable la personne qui a agi sous l’empire d’une force ou d’une contrainte à laquelle elle n’a pu résister ».

Les dispositions que je viens de rappeler ne s’appliquent que de manière circonstancielle au regard des faits qui sont en jugement, et de ces faits-là seulement.

Le législateur s’est bien gardé de définir une catégorie de personnes qui devraient être considérées comme définitivement hors d’atteinte de la loi pénale, comme définitivement irresponsables.

Aucune disposition ne permet de considérer qu’une personne humaine, en raison de son comportement, doit être tenue pour vouée à la récidive, c’est-à-dire à la répétition. Aucune disposition n’autorise à désespérer de l’être humain. Aucune loi n’a jamais dit qu’en fonction de tels ou tels critères, un individu, dès sa première faute, doit être retranché de la communauté des vivants au prétexte qu’il serait immanquablement conduit à la délinquance ou au crime.

Aussi violente que soit la répression organisée par la loi pénale, elle a cessé de désespérer de la personne humaine depuis la suppression de la peine de mort. Les peines perpétuelles demeurent théoriques puisqu’il est toujours possible au tribunal de l’exécution des peines de faire bénéficier un condamné d’une réduction de sa peine. Si les juridictions peuvent prononcer des périodes de sûreté, celles-ci ne peuvent excéder vingt deux ans pendant lesquelles aucune libération n’est possible. Le désespoir de la société à l’égard du criminel ne peut excéder vingt deux années, ce qui est déjà considérable. Au-delà, toute rémission est possible.

Le droit postule donc que si tout criminel doit être puni à la mesure de sa faute, nulle peine ne doit pouvoir faire obstacle à un retour du condamné à la liberté. L’homme qui juge l’homme ne doit pas cesser de croire à sa possible conversion.

Telle est la philosophie qui inspire notre droit positif.

Tel est l’édifice de valeurs auquel veut porter atteinte la prétention scientifique de nos modernes phrénologues, de nos comportementalistes, de nos cognitifs dont on se demande quelles connaissances leur permettent de mieux connaître que les autres.

La création d’un observatoire de la récidive n’aurait pas d’autre fonction, s’il venait à exister, que de permettre, en vertu de critères quantitatifs et invérifiables, le retranchement définitif d’individus jugés irrécupérables.

On s’accommodait déjà des expertises psychiatriques commises à l’intention des juridictions pénales, alors qu’elles sont le plus souvent scandaleuses.

L’expert est invité à dire si une personne est plus ou moins responsable de ses actes, si elle est réadaptable et si elle est accessible à une sanction pénale.

La plupart du temps, la visite en prison dure dix minutes. Elle a lieu après que le juge d’instruction a communiqué à l’expert le dossier des charges, de sorte que l’expert est davantage préoccupé de les justifier par l’analyse qu’il est censé faire, que d’approcher avec le plus de prudence et d’objectivité cet inconnu et les mystères qui le composent.

Bref, la question n’est pas de savoir s’il est légitime ou non de juger. La société n’a pas le choix.

Bernanos disait :

« Sans le jugement, la loi n’a pas de force ; elle n’est plus qu’un précepte moral aussitôt bafoué par les cyniques ».

Mais l’acte de juger suppose de n’approcher l’autre qu’avec la plus grande humilité et la plus grande prudence en se remémorant le vers du poète : « Ô insensé qui crois que je ne suis pas toi ! ».

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Mesdames, Messieurs, j’ai été trop long, trop imprécis, trop littéraire.

Simplement, je voulais exprimer l’horreur que j’éprouve face à toute tentative qui chercherait à réduire la personne à des combinaisons chimiques, à des répétitions instinctives, à des algorithmes rendant prévisible son avenir.

J’ai une trop haute opinion de notre liberté pour consentir à ce nouveau dogmatisme. Et je n’ai pas assez d’orgueil pour penser que je serais fait d’une autre matière que ceux qui sont passés à l’acte.

Je revendique, avec la liberté, ma responsabilité et je ne m’autoriserai jamais à croire prévisible le comportement d’un autre.

Certes, j’aurai du mal à démontrer que chacun est à tout moment en situation de choisir. Mais personne ne m’a convaincu que certains sont voués à une inéluctable répétition. Puisque nous sommes face à des hypothèses indémontrables, j’opposerai toujours et jusqu’au bout aux dogmatiques frileux du déterminisme ma foi en la liberté, pour le seul honneur d’espérer.

Paris, le 29 mars 2006

Christian Charrière-Bournazel