Rentrée solennelle de la Conférence du stage et du barreau de Paris

Rentrée solennelle de la Conférence du stage

et du barreau de Paris vendredi 5 décembre 2008

Discours de M. Christian Charrière-Bournazel

Bâtonnier de l’Ordre des avocats de Paris

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Soyez remerciés du fond du cœur pour votre présence à cette cérémonie de la rentrée de la Conférence.

Le service quotidien de nos missions respectives, dont chacun à sa place s’acquitte avec conscience, nous laisse peu de temps pour réfléchir, remettre en cause des habitudes, anticiper l’avenir.

Le cérémonial d’aujourd’hui, renouvelé chaque année, nous permet de marquer le pas. Comme le pèlerin qui marche déterminé vers le but qu’il s’est assigné, s’arrête et rentre en lui-même, je voudrais que, quelques instants, chacun confronte les réalités qu’il assume à l’espérance qui le porte.

Nous avons voué nos existences temporelles au service du droit, dont Paul Valéry disait qu’il est « l’intermède des forces ». Phrase mystérieuse ! Signifie-t-elle que les forces prennent appui sur le droit pour mieux s’exercer, ou que le droit n’est qu’un répit dans le jeu cruel des forces, ou encore qu’il en est le modérateur, soit qu’il les tempère, soit qu’il les neutralise ? Tout être humain sur cette terre aspire à être libre, respecté et, à défaut d’être aimé, au moins traité d’égal à égal par son semblable.

Qu’il me soit permis en quelques minutes de méditer à haute voix sur le droit et sur la justice avant de vous parler du Barreau de Paris et de ses 20 000 avocats, si divers dans leur exercice et si riches de leurs talents multiples, en dépit des dangers qui nous menacent.

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I –        Praticien du droit et de la justice, je ne prétends me faire ni philosophe, ni théoricien. Simplement, trente-cinq années de vie professionnelle m’ont convaincu que les qualités auxquelles nous devons aspirer sont l’humanité et l’humilité.

L’humanité parce que nous n’existons que pour les autres au service desquels nous nous sommes mis. Ils demandent au droit et à la justice protection, sécurité, mieux-être. Le sens de l’humain est indissociable du service rendu à ceux qui divorcent dans la douleur, aux salariés licenciés, aux entreprises en difficulté, aux dirigeants soucieux d’une bonne gouvernance, aux prévenus comme aux condamnés. Juges du siège, parquetiers, avocats, nous avons en dépôt sacré la détresse ou la faute de nos contemporains ; entre nos mains mal assurées se trouve remis le « misérable bétail humain écrasé sous le pressoir ». Nous ne devrions jamais cesser de nous redire le vers fabuleux du poète : « Ô insensé qui crois que je ne suis pas toi ! »

L’humilité, sœur de l’humanité, s’impose à nous tous en raison de la faiblesse même du droit. Contrairement à l’ordre du monde qui préexistait il y a plusieurs milliards d’années à l’intelligence humaine, l’ordre du droit est le produit de notre conscience. Il est donc variable, contingent, éphémère. Il peut changer du tout au tout en l’espace d’une vie : les avocats exerçant encore aujourd’hui ont plaidé dans leur jeunesse pour des femmes criminelles parce qu’elles s’étaient fait avorter. Les mêmes avocats, à la fin de leur vie, sont amenés à plaider pour des femmes et des hommes délinquants parce qu’ils ont tenté d’empêcher les femmes d’exercer leur droit à l’avortement. Voltaire nous a enseigné qu’on peut être coupable en un ou deux points de l’hémisphère et parfaitement innocent dans tout le reste du monde. Variable dans le temps et dans l’espace, le droit ne se confond pas avec la recherche de la vérité. Il campe parfois contre la vérité : ainsi, la législation actuelle interdit-elle à un enfant né sous X de connaître ses auteurs génétiques. Et l’on pourrait aligner les exemples de cette inconstance du droit. Certes, il s’impose à nous mais nous ne devons jamais en être dupes, comme le seraient des intégristes assurés de détenir la vérité.

Que dire alors de notre relation avec la justice ? Quand je dis « nous », je pense aussi bien à ceux qui la rendent, qu’à ceux qui la demandent, comme à ceux qui s’en défendent. Nous savons qu’elle est nécessaire. « Sans la sanction, la loi n’a plus de force ; elle n’est plus qu’un précepte moral aussitôt bafoué par les cyniques », disait Georges Bernanos. Mais nous savons, mesdames et messieurs les juges, combien votre tâche est difficile, ce qu’elle requiert de modestie, d’indépendance et de prudence. La justice est une passion ardente, absolue, brûlant au cœur du plus petit comme du vieillard. Mais l’institution humaine qui porte son nom, si elle est déclarative et punitive, n’est que rarement réparatrice. Et encore ne l’est-elle qu’à demi. Son service est à la fois des plus nécessaires et des plus décevants. Telle est notre condition : nous sommes portés par un idéal que nous servons de toutes nos forces, tout en sachant que nous ne pouvons l’atteindre. Prenant conscience de notre commune infirmité, une ancienne ministre de la justice l’a magnifiquement exprimé en ces termes : « La garde des sceaux est le ministre du malheur des autres ». Et c’est notre honneur d’avocats de les accompagner devant leurs juges.

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II –       Le Barreau de Paris compte aujourd’hui plus de 20 000 avocats, c’est un peu moins que la moitié du Barreau français. Il s’accroît de plus de 800 avocats par an compte tenu des départs ; il est composé aujourd’hui à égalité (ou presque) d’hommes et de femmes. A la vérité, il y avait le 23 novembre une femme de plus. Leur moyenne d’âge se situe aujourd’hui autour de quarante ans. Plus de 1 400 élèves de l’École du Barreau cette année, titulaires du certificat d’aptitude à la profession, sont appelés à devenir avocats de plein exercice dès la fin de 2008. Cette poussée démographique considérable ne doit pas effrayer. En 1973 nous étions moins de 4 500 avocats. Nous sommes cinq fois plus aujourd’hui. Et pourtant le contentieux a diminué, ce qui suffit à faire litière d’une légende : les avocats ne sont pas procéduriers, ils règlent amiablement et préviennent quantité de litiges. Ils ne sont à l’origine d’aucune inflation judiciaire, bien au contraire. Au demeurant, la France avec ses 48 000 avocats se situe bien loin derrière l’Allemagne (150 000), l’Espagne (130 000) ou la Grande-Bretagne (146 000 sollicitors et 15 000 barristers).

Le Barreau possède des trésors de compétence, de dévouement et de désintéressement. Un très grand nombre vit très modestement, conseille et assiste nos contemporains sans esprit de lucre. Beaucoup ne se rémunèrent pas davantage que leurs propres collaborateurs. Je tiens à leur rendre un hommage appuyé, comme à ceux qui, victimes de l’âge ou d’un accident de vie, voient leur activité décroître et leurs revenus sévèrement réduits, mais qui demeurent avocats, continuant de servir avec dignité et abnégation.

Je voudrais tordre le coup au préjugé malveillant qui voudrait imputer à l’avocat le difficile accès à la justice en raison de son coût.

A la demande d’un sénateur qui eut bien raison de vouloir s’informer, la Cour des comptes a effectué un contrôle de la gestion par la CARPA – notre caisse des règlements pécuniaires – des fonds alloués par l’État à la profession pour rémunérer les missions d’aide juridictionnelle. Ce contrôle permit aux magistrats de la Cour des Comptes de constater que pas un centime n’était dissipé, ce qui est bien naturel, mais qu’encore la profession d’avocat qui s’acquitte de la mission de service public consistant à répartir les sommes allouées par l’État, dans des délais qu’il ne respectait pas lorsqu’il en avait la charge, manifeste une rigueur déontologique irréprochable.

Le contrôle a mis en évidence que les produits financiers de ces fonds d’État versés en deux fois chaque année ne dégagent qu’une somme de 3 euros à Paris, par dossier traité, pour en assumer les frais, alors que chacun coûte plus de 24 euros : c’est le Barreau de Paris qui fait son affaire de cet abondement destiné à couvrir les dépenses de fonctionnement afférentes à 5 000 dossiers civils d’aide juridictionnelle par an.

Faut-il encore souligner que l’accès à la justice par le biais de l’aide juridictionnelle conduit à rémunérer les avocats volontaires très en dessous de ce que coûte à un cabinet le traitement d’une affaire et qu’aucune autre profession n’est tenue, comme la nôtre, au titre de la solidarité, de fournir ses produits ou ses services à un prix cassé ? Il n’existe pas d’aide alimentaire contraignant l’épicier ou le boucher à vendre moins cher ses produits aux moins fortunés.

C’est notre honneur d’avocat que de ne pas être mus par le profit et de mettre notre sens du service au-dessus de nos intérêts personnels.

J’ajoute, pour que toute équivoque soit levée, que la France consacre 4 euros par habitant à l’aide juridictionnelle quand la Grande-Bretagne en dépense 46 ! Je tenais à cette mise au point pour en finir une fois pour toutes avec l’idée perverse selon laquelle les pauvres seraient pour les avocats un fonds de commerce, alors que ces mêmes avocats doivent être célébrés et remerciés quotidiennement pour assumer comme ils le font ce que l’État, depuis bien longtemps, ne peut ou ne veut assumer.

Certes on nous annonce une loi de finances où le budget de la justice sera en augmentation. Il vient de si loin ! La récente étude du Conseil de l’Europe a révélé que sur quarante-sept pays qui le composent, la France occupe, en terme de budget par habitant, la trente-cinquième place.

Les avocats ne revendiquent rien pour eux-mêmes, ne sollicitent aucun fonds de l’État, font leur affaire de la formation des futurs confrères (à laquelle, il est vrai, l’État contribue à hauteur de 10 %), ne sollicitent aucune prébende, aucune réduction des charges de toute sorte qui pèsent sur eux. Ils attendent simplement, par esprit de justice, un peu plus de reconnaissance.

Au cours de l’année 2008, avec l’aide des quarante-deux membres du Conseil de l’Ordre, des anciens membres, du personnel du Barreau et de la CARPA, nous avons mis en place un certain nombre de réformes dont je souhaite, avec fierté, vous entretenir.

Grâce au concours de notre banque institutionnelle, la BNP Paribas, nous avons mis en place, pour les élèves de l’École du Barreau et pour ceux qui viennent d’obtenir le CAPA, des prêts jusqu’à 70 000 euros, à 2,73 % de taux d’intérêt, hors assurance vie, remboursables sur cinq ans après deux ans de différé, prêts offerts à tous, indistinctement, quelle que soit leur situation familiale, puisqu’ils n’auront pas à fournir de caution. Ainsi, des centaines de jeunes femmes et de jeunes gens pourront-ils acquérir, dans un pays étranger, un diplôme universitaire supplémentaire leur permettant d’élargir leur pratique, de s’ouvrir sur le monde, et le cas échéant de s’implanter à l’étranger.

Nous avons institué ce que j’ai appelé : « La chance maternité ». Lorsqu’une collaboratrice libérale est enceinte, le cabinet doit lui assurer sa rétrocession d’honoraires pendant douze semaines, voire vingt semaines, sans recevoir une compensation équivalente des organismes sociaux, loin s’en faut. Nous avons mutualisé cette charge, sans augmenter les cotisations. Désormais la rétrocession d’honoraires sera payée intégralement à la jeune femme enceinte et ne sera plus supportée par le cabinet mais par la collectivité du Barreau.

Une expérience nouvelle va être tentée : la pépinière. Les jeunes avocats qui n’ont pas encore trouvé de collaboration pourront pendant deux années être domiciliés, à frais très réduits, dans un local dépendant de l’Ordre où des avocats honoraires seront présents en permanence pour les aider à résoudre les questions techniques ou déontologiques qui se poseront à eux. Les bureaux où ils pourront recevoir leurs clients ne seront pas affectés, mais disponibles en fonction de leurs besoins.

Un espace leur permettra de travailler seuls quand ils n’auront pas à recevoir. Ils disposeront chacun, dans un espace commun, de quoi ranger leurs premiers dossiers, leurs codes et leur robe. Des salles de réunion leur permettront de se concerter à plusieurs ou de recevoir une formation complémentaire en déontologie ou dans les divers domaines de l’activité juridique. La pépinière sera opérationnelle au printemps prochain.

Pour permettre aux petites et toutes petites entreprises de bénéficier d’un soutien juridique, nous avons signé avec la Chambre des métiers et de l’artisanat de Paris (36 000 ressortissants) une charte. Une permanence sera tenue à la Chambre, à intervalles réguliers, pour répondre aux questions que se posent les artisans et commerçants. Ceux qui souhaiteront une assistance régulière, signeront une convention avec l’avocat de leur choix à partir d’une liste établie par l’Ordre selon des critères objectifs. Y seront prévus la périodicité des déplacements de l’avocat chez le professionnel, le montant des honoraires fixés d’un commun accord, avec modération, et l’ensemble des prestations dont ces professionnels ont besoin : établissement des contrats de travail, relation avec les fournisseurs, les clients, les administrations, le propriétaire du local commercial, etc. Cette assistance de proximité favorisera la diffusion du droit auprès de ceux qui n’ont ni le temps ni les moyens de s’en préoccuper au quotidien. A l’École du Barreau se met en place un module d’enseignement sous le nom de « généraliste d’entreprise » destiné à la formation initiale et à la formation continue de ces avocats à domicile.

D’autres chantiers sont en cours que nous mènerons à bien et dont j’aurai plaisir à vous parler l’année prochaine. Bref, le Barreau de Paris est dynamique, entreprenant et soucieux d’être toujours plus utile à celles et ceux que nous avons mission de servir.

Parallèlement vont se multiplier les stages de juristes extérieurs au Barreau de Paris. Élèves de l’École nationale de la magistrature, avocats étrangers venus de plus de quarante pays. Nous travaillons à la mise en place, pour les moins fortunés d’entre eux, d’un accueil chez l’habitant dans les six mois de leur présence à l’École du Barreau et dans des cabinets d’avocats.

Enfin nous réfléchissons à la nouvelle École qui doit prendre la suite de celle de la rue de Charenton, désormais trop petite par rapport à nos besoins. Se pose la question non encore résolue, de savoir si nous devons prévoir une École destinée à accueillir uniquement les futurs avocats ou des bâtiments plus vastes pour une future École de la nouvelle grande profession, telle qu’elle se profile à l’horizon selon le vœu du président de la République qui a demandé à notre confrère Jean-Michel Darrois d’y réfléchir avec des spécialistes de son choix.

Cette grande profession du droit, nouvelle profession d’avocat, n’a rien d’un mythe. Elle regroupera en son sein, à partir des professions du droit aujourd’hui éparpillées, des généralistes et des spécialistes ayant suivi des cursus exigeants : pour les uns, établir des actes authentiques ; les autres effectuant des missions d’administration judiciaire au civil, d’autres pour pratiquer la propriété industrielle, ou ceux encore qui resteront exclusivement dédiés aux Cours suprêmes (Cour de cassation et Conseil d’État) dont la procédure requiert une formation particulière, enfin les avocats en entreprise, certains juristes d’entreprise choisissant de devenir avocats et s’intégrant eux-mêmes dans cette profession élargie.

Pour autant, demeurera intangible la déontologie exigeante qui caractérise l’avocat et avec laquelle aucun ne veut transiger, autour des cinq piliers de notre identité :

– nous exerçons comme conseils et plaideurs, un métier de service dans le droit ;

– nous sommes indépendants, quelle que soit la forme de notre exercice, libérale ou salariée, collaborateurs ou associés ;

– nous sommes astreints au secret professionnel le plus absolu qui n’est pas un pavillon de complaisance mais le corollaire du droit de chaque personne de pouvoir dire au confident de son choix ; nul avocat n’est autorisé à trahir cette confiance ;

– nous sommes intransigeants sur le conflit d’intérêts ;

nous sommes désintéressés, ce qui ne signifie pas que nous ne devons pas gagner notre vie aussi bien que possible, nous ne sommes pas mus par le profit ; nous ne sommes pas les associés de nos clients ; nous ne sommes pas en affaire avec eux.

Tel est l’avocat, tel il doit demeurer.

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III –      Avocats, mes chères consœurs, mes chers confrères, venus de tous les horizons du monde qui partageons cette ambition haute et cette éthique exigeante, conservons-en pieusement la flamme, en cette année 2008 où nous fêtons les soixante ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Nous nous appelons à l’aide lorsqu’un désordre menace certains d’entre nous, quand une tyrannie les piétine. Garants du droit et gardiens des libertés, nous sommes les tribuns de la plèbe universelle et les pèlerins infatigables de l’universel chaos. Les temps présents sont porteurs d’espérance : l’effroyable vingtième siècle fut témoin des guerres les plus meurtrières et des idéologies les plus folles.

Il fut aussi celui, en 1948, de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Contre un ordre du droit strictement circonstanciel et local, a surgi la conscience d’un ordre universel fondé, non plus sur la loi supérieure des dieux, comme celle qu’Antigone opposait à Créon, mais sur la personne humaine conçue comme source et finalité de toute loi.

Comme le Gouvernement d’Alphonse de Lamartine qui avait eu, cent ans plus tôt, le courage de dire « nulle terre française ne portera plus d’esclaves », mettant ainsi à bas tout un édifice économique et juridique illustré par le Code Noir, abrogé d’un coup, la Déclaration universelle a rendu illégitimes et illégales toutes les discriminations fondées sur la nationalité, le sexe, la religion ou la race, tout système juridique qui aliénerait une partie des humains au profit de l’autre, toute institution judiciaire qui ne commencerait pas par respecter la personne en jugement et à lui conférer des droits, avant de la déclarer coupable.

Puis, voici dix ans déjà, la Convention internationale de Rome a créé la Cour pénale internationale pour juger les criminels, auteurs de génocides, d’actes de barbarie et de crimes contre l’humanité, sans distinction de fonction ni de grade, fussent-ils les plus éminents, en tous les points de la terre.

Certes tout n’est pas achevé : de grandes puissances qui fournissent à cette juridiction internationale et aux juridictions ad hoc de nombreux avocats en défense, n’ont pas ratifié la Convention de Rome. La constitution de parties civiles pour les victimes de ces crimes n’est pas encore admise : elle va l’être bientôt pour le procès qui s’ouvre au Cambodge contre les criminels Khmers rouges du régime honni de Pol Pot.

Ici ou là existent encore des peines radicales comme la peine de mort dont ne peut s’accommoder une justice humaine sujette à l’erreur. La peine de mort doit être abolie partout dans le monde. A une justice humaine relative ne conviennent que des peines relatives.

Partout, à tout moment, inlassablement, les avocats sont présents pour assister et défendre, faire entendre la voix des victimes et apporter aux juges les éléments indispensables à une justice éclairée.

Mais l’avocat dérange et le juge donne aux pouvoirs l’impression d’être influençable ou incertain. Le système des peines planchers ou la rétention de sûreté, comme demain la répression des mineurs, sont autant de restrictions à la libre appréciation du juge et à son indépendance.

En même temps, ces mesures marquent une désespérance inacceptable à l’égard de la personne humaine dont nous ne devons jamais présumer qu’elle ne puisse renaître à l’humanité. La recherche par les gouvernements d’une sécurité toujours plus grande dans l’intérêt des citoyens se comprend. Elle ne peut pour autant, sans offenser l’être humain ni injurier sa destinée, transformer nos sociétés en camps d’internement où chaque individu serait répertorié, observé, suivi pour être en définitive réduit à un acte, à une tentative ou même à un simple risque.

Le souci de la transparence contribue à la loyauté du gouvernement d’entreprise et s’impose s’agissant de décisions affectant autrui, la collecte ou l’utilisation des deniers publics. Poussée à l’extrême, elle devient une arme tyrannique entre les mains des puissants, qui ne laisse aucune latitude à la personne légitimement désireuse de conserver sa part d’intimité et de secret.

La sécurité est une aspiration légitime. Son obsession devient perverse lorsqu’au nom du principe de précaution, la simple perspective d’un éventuel dommage causé à l’autre conduit à l’emmurer vivant ou même à le pister jour et nuit, à contraindre celui à qui il s’est confié de devenir son délateur en trahissant la foi qu’il avait cru pouvoir mettre en lui.

Ces périls ne sont pas imaginaires : ils sont ceux du temps présent.

De quelle société sommes-nous menacés en effet si demain, comme le veut la directive anti-blanchiment du 26 octobre 2005, l’avocat sollicité pour une cession de fonds de commerce ou d’immeuble ou pour une constitution de société, est tenu de déclarer directement auprès de la police financière, sans le dire à son client, le soupçon qu’il aura conçu d’une éventuelle fraude fiscale, même minime ?

Avocats, nous avons besoin les uns des autres : nous avons besoin du barreau du Canada qui a su faire juger que cette obligation de délation transformait l’avocat en auxiliaire obligé du pouvoir et, parce qu’elle attente à son indépendance, vise à le faire disparaître.

Nous en appelons de même aux avocats d’Australie, du Japon comme à ceux des quatorze pays européens qui à ce jour sont en procédure de manquement pour avoir refusé de transposer cette directive.

Nous avons besoin de vous à l’heure où la France semble perdre ses repères comme elle les perdit en 1791 lorsque la Convention décida d’interdire aux avocats le port de la robe, dissout les ordres et prohiba les regroupements d’avocats.

Quel pays étrange que cette France dont les gouvernants, deux cents ans après avoir proclamé les droits de l’homme, foulent aux pieds la défense. Etrange pays qui porte si haut l’héritage du siècle des Lumières mais dont les principes malheureusement sont plus souvent revendiqués par l’opposition que par le pouvoir !

Avocats du monde, barreaux auxquels nous avons parfois pu apporter notre fraternelle assistance, j’en appelle aujourd’hui à vous comme j’en appelle à nos juges pour qu’ils refusent, le moment venu, d’appliquer une loi qui serait à l’évidence injuste.

Car en définitive, si nous les avocats sommes des éveilleurs de consciences, ce sont vos arrêts, à vous juges, qui modifient le cours des choses et font reculer l’injustice.

Je ne voudrais pas achever mon propos sans rendre hommage à tous les avocats de la terre qui se battent pour faire triompher le droit et mettre en échec l’arbitraire dans leur propre pays. Pour ne désobliger personne, je ne citerai aucun de ceux où le barreau de Paris envoie des observateurs dans le but de prêter main forte à ces héros de la défense et de briser leur solitude. Un regard extérieur parfois, aussi exaspérant soit-il pour un pouvoir injuste qui détourne sa justice à des fins partisanes, constitue un témoignage de solidarité. Sans prétendre donner une leçon, l’observateur judiciaire la reçoit, au contraire, de l’avocat qu’il vient assister : je veux rendre hommage à tous mes confrères qui auraient pu faire le choix, en se conformant à l’ordre établi, de mener des existences paisibles et prospères, mais qui, pour le point d’honneur, l’honneur de défendre, mettent en jeu leur fortune, leur liberté et parfois même leur vie.

De ces avocats, plusieurs sont ici aujourd’hui, tandis que d’autres ont été interdits de nous rejoindre. Nous fortifions par leur exemple notre propre résolution à ne pas baisser les bras.

Plus que des confrères, ils sont nos modèles et tracent pour nous le chemin sur lequel nous marcherons sans repos vers une invincible espérance.

Paris, le 5 décembre 2008

Christian Charrière-Bournazel