Le blanchiment, ses circuits, sa répression et la problématique de l’avocat tenu à une déclaration de soupçon

CCB/CA

16/11/09

Chambre de commerce et d’industrie de Limoges

Allocution du 19 novembre 2009

Le blanchiment, ses circuits, sa répression

et la problématique de l’avocat tenu à une déclaration de soupçon.

Mesdames, Messieurs,

Permettez-moi, pour commencer, de vous dire le plaisir que vous me faites en m’invitant à m’exprimer dans ma ville natale où j’ai passé mes dix-neuf premières années et où j’ai reçu, à Fénelon d’abord, puis à Ozanam, au lycée Léonard Limosin, quand j’ai redoublé ma philo à cause des mathématiques et des sciences physiques, au lycée Gay-Lussac où Michel Sapanet régnait magnifiquement sur l’hypokhâgne, enfin à l’Ecole de droit où mon père le bâtonnier Guy Charrière m’enseignait les premiers rudiments du droit civil, les leçons inaltérables d’un humanisme rigoureux et ouvert. Mon premier mouvement est donc celui de la reconnaissance pour ma ville, mes auteurs et mes maîtres.

La lutte contre le blanchiment s’inscrit dans la ligne d’une exigence morale et civique : l’argent, fruit du travail des hommes, est l’instrument d’une vie meilleure pour tous. Il est la condition d’une vie meilleure pour tous. S’il n’est pas seul à faire le bonheur, du moins il y contribue.

Mais il est toujours guetté par des perversions : le trop grand appétit des uns au mépris des autres qu’ils sont tentés d’exploiter. Tout le corpus de nos lois sociales cherche à protéger la personne fragile contre les abus possibles du fort. De même, l’inégalité des talents et des chances se trouve corrigé par les redistributions sous la forme des prélèvements obligatoires, instruments de justice à condition d’être proportionnés et utilisés à bon escient. Ainsi nos sociétés ont-elles le rôle difficile de laisser s’épanouir les talents, les énergies et les forces créatrices, tout en ménageant au profit des moins chanceux les conditions d’une vie sinon heureuse, du moins acceptable, dans le respect qui leur est dû. Telle est l’ambition démocratique à laquelle nous adhérons tous. Les conditions de l’équilibre nous sont données par les lois : l’ordre du droit est le seul antidote au désordre des forces.

La lutte contre le blanchiment d’argent s’inscrit exactement dans cette perspective : il ne suffit pas à nos sociétés, pour accéder toujours davantage à un ordre idéal qu’elles n’atteignent jamais, de réprimer les grands crimes. Il leur faut aussi en stériliser le produit pour détruire les empires illégitimes, immoraux et cruels constitués à partir du fruit de ces crimes.

Après avoir donné une définition du blanchiment et des textes qui le définissent et le répriment, je vous parlerai de la problématique particulière dans laquelle se trouve aujourd’hui plongée la profession d’avocat.

I – LA NOTION DE BLANCHIMENT,

LES ACCORDS INTERNATIONAUX ET LA LOI FRANCAISE

  • LA DEFINITION :

Dans le langage commun, blanchir c’est rendre propre. On lave plus blanc que le blanc. La traduction anglaise est d’ailleurs, à cet égard, encore plus concrète : « money-laundering ». Le mot « laundering » renvoie à la lessive et à la machine à laver.

La définition juridique de notre code pénal est la suivante :

« Le blanchiment est le fait de faciliter, par tout moyen, la justification mensongère de l’origine des biens ou des revenus de l’auteur d’un crime ou d’un délit ayant procuré à celui-ci un profit direct ou indirect ».

Cette définition française date d’une loi du 13 mai 1996. Mais sept ans plus tôt était née cette notion lors d’une réunion des pays du G7. Au cours de cette réunion, les grandes puissances avaient réfléchi à la manière de combattre les empires financiers créés à partir des grands crimes (on ne parlait pas de délits), tels que le trafic de drogue, le trafic d’armes, le trafic d’êtres humains (esclavage moderne ou prostitution).

Les sommes considérables obtenues de cette manière alimentent la tentation de poursuivre les entreprises criminelles qui les produisent. Au surplus les fortunes amassées permettent aux organisations criminelles internationales de corrompre les gouvernements et d’attenter à la démocratie. C’est ainsi qu’en 1989, à l’occasion de la réunion du G7, a été créé le GAFI, le Groupe d’Action Financière International, appelé en anglais « The Financial Action Task Force (FATF) ». Cet organisme international informel avait pour objet d’inciter les puissances signataires à lutter contre le blanchiment d’argent, sachant de surcroît que la désorganisation des démocraties ou des Etats ne s’opère pas seulement par la corruption mais aussi par le terrorisme que l’argent sale finance. Par voie de recommandations (une cinquantaine) le GAFI a impulsé la mise en œuvre de législations nouvelles dans les pays membres tels que le Canada, l’Australie, le Japon et la Communauté européenne. J’y reviendrai.

C’est dans cette même ligne que le G7, devenu G11, a, courant 2008, décidé d’actions déterminées contre le secret bancaire et les paradis fiscaux.

– L’obligation de vigilance

Cette légitime croisade internationale a donc pris naissance voici plus de vingt ans, transformant peu à peu les règles applicables en matière financière et limitant considérablement les effets et la portée du secret professionnel auquel sont astreintes nombre de professions.

En effet le blanchiment est la réinjection dans le circuit économique, afin de lui donner une apparence régulière, d’une somme provenant d’un crime. La blanchisseuse, par définition, est la banque et toute institution financière qui agit à la manière d’une banque, comme les compagnies d’assurances. L’argent sale est d’abord liquide. Il convenait donc d’imposer aux banques une double obligation de vigilance et de déclaration de soupçon pour appréhender l’opération de blanchiment.

L’obligation de vigilance consiste à exiger de connaître l’identité de celui qui dépose, de lui demander la provenance des fonds, de tenir un registre à toutes fins pour pouvoir le présenter à toute réquisition éventuelle et de s’informer sur le bénéfice réel de l’opération.

– La déclaration de soupçon

L’obligation de déclaration de soupçon consiste à alerter secrètement la cellule financière installée auprès du ministère des finances dans chaque État concerné pour qu’elle puisse effectuer sa propre enquête, qu’elle fasse geler les avoirs et saisisse la justice.

Mais les espèces ne sont pas seules en cause : une liste d’institutions financières suspectes et de paradis fiscaux identifiés comme tels impose aux banquiers les mêmes précautions que s’il s’agissait de remise d’espèces. Allant encore au-delà, une compagnie d’assurances auprès de laquelle un client veut placer une somme importante en assurance-vie demandera à l’intéressé, même si le chèque vient d’une banque nationale française elle-même tenue à l’obligation de vigilance, d’où proviennent les fonds qu’elle reçoit. Les Etats fixent le seuil à partir duquel ces obligations s’imposent. Le gel des avoirs peut être ordonné par le ministre chargé de l’économie, avant même toute décision judiciaire.

Permettez-moi d’entrer désormais un peu plus avant dans les définitions juridiques et les modalités d’application.

B) L’ÉTAT DU DROIT APPLICABLE AUJOURD’HUI

Au fil du temps trois directives européennes se sont succédé :

  • La directive européenne du 10 juin 1991 émanant du conseil des ministres de Bruxelles et portant le n° 91/308/CEE, destinée à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux.

C’est sous l’empire de cette directive qu’a été promulguée la loi du 13 mai 1996 que j’ai évoquée.

  • La directive du 4 décembre 2001 émanant à la fois du Parlement européen et du Conseil, portant le numéro 2001/97/CE.

Elle a étendu aux notaires et aux membres de professions juridiques indépendantes, des obligations de vigilance et de déclaration de soupçon lorsqu’ils participent à certaines opérations. J’y reviendrai.

Cette directive a fait l’objet d’une loi de transposition du 11 février 2004, c’est-à-dire trois ans plus tard, dont le décret d’application date du 26 juin 2006, seul acte qui pouvait être attaqué devant les tribunaux français pour les raisons que j’exposerai.

  • La directive du 26 octobre 2005 portant le n° 2005/60/CE du Parlement et du Conseil, accroissant encore le dispositif de vigilance et de dénonciation, devait être transposée en droit interne des Etats membres avant le 15 décembre 2007. Elle l’a été par ordonnance du 30 janvier 2009 en France, ratifiée par une loi du 12 mai 2009 aujourd’hui entrée en vigueur. Deux décrets sont intervenus pour son application, l’un du 16 juillet 2009, l’autre le 2 septembre 2009.

1° – Le délit de blanchiment lui-même

La directive du 26 octobre 2005 définit comme  blanchiment toutes sommes qui proviennent d’une infraction passible d’une peine privative de liberté supérieure à un an, en ce compris la fraude fiscale, ou participent au financement du terrorisme.

Il ne s’agit plus simplement des grands crimes que constituent le trafic de drogue, le trafic d’êtres humains et le trafic d’armes, mais aussi tous les délits punis de plus d’un an : le vol, l’abus de confiance, la fraude fiscale, la corruption active ou passive, la prise illégale d’intérêts, l’abus de biens sociaux, etc.

Le blanchiment ne se prescrit qu’à compter de la réinjection dans le circuit économique d’une somme provenant d’un délit, que le délit principal soit prescrit, qu’il n’ait pas été poursuivi et que son auteur n’ait pas été identifié. Le juge du blanchiment est juge du délit principal, même s’il ne peut plus être poursuivi.

Il en est de même du recel. L’auteur de l’objet volé peut être poursuivi pendant trois ans à compter du vol. Mais le receleur, qui n’est pas le voleur, et qui a en sa possession l’objet volé, même après que le vol a été prescrit, commet un délit continu. Le délai de trois ans de la prescription ne court qu’au jour où la possession a cessé, c’est-à-dire lorsqu’il est débarrassé de la chose volée. Le blanchiment ouvre de nouvelles perspectives pénales voisines de l’imprescriptibilité : celui qui a accompli le crime ou le délit initial peut être aussi celui qui blanchit.

Le blanchiment peut être réalisé alors même que l’infraction a été commise à l’étranger où elle n’était pas réprimée à l’époque où elle était commise. Ou inversement lorsqu’elle n’était punissable qu’à l’étranger sans constituer une infraction en France. Le secret professionnel m’interdit d’en dire davantage. Mais un arrêt a été rendu en ce sens.

2° – Les seuils

Ils sont fixés par décret et donc peuvent être, à tout moment, modifiés. Le décret du 2 septembre 2009 en définit un certain nombre : Echappent aux obligations de vigilance et de déclaration de soupçon les activités exercées à titre accessoire ou marginal :

  • l’activité d’intermédiation en assurance si elle ne dépasse pas 5% du chiffre d’affaires total de la personne concernée, si le montant de la prime annuelle, par contrat et par client, ne dépasse pas 1 000 euros, et si le montant du chiffre d’affaires annuel de cette activité ne dépasse 50 000 euros. Dans le cas contraire, les obligations de vigilance et de déclaration de soupçon demeurent ;
  • en matière de fiducie, les personnes physiques qui détiennent moins de 25% du capital ou les droits de vote de la société ;
  • pour le client occasionnel : l’obligation, même en l’absence de soupçon, ne demeure que si l’opération ou les opérations excèdent 15 000 euros ;
  • pour les changeurs manuels et les responsables de casinos, de groupement de cercles, de sociétés organisant des jeux de hasard, des loteries, des paris, des pronostics sportifs ou hippiques, lorsque le montant des opérations n’excède pas 8 000 euros.

Ainsi le dispositif de lutte antiblanchiment imposant aux professionnels l’obligation de vigilance et l’obligation de déclaration de soupçon est-il généralisé avec toutefois une atténuation pour les avocats.

3° – Les professions concernées

Ces obligations de vigilance et de déclaration de soupçon s’imposent aux professions suivantes :

. les organismes bancaires et institutions financières,

. les assureurs et leurs intermédiaires libéraux,

. les institutions ou  unions régies par le code de la sécurité sociale ou le code rural,

. les mutuelles et unions relevant du code de la mutualité,

. la banque de France,

. les entreprises d’investissement autres que les gestionnaires de portefeuilles,

. les sociétés opérant sur les marchés, les dépositaires et gestionnaires de systèmes de règlement et de livraison d’instruments financiers,

. les conseillers en investissement financier et les intermédiaires habilités, enfin tout ce qui se rapporte à la bourse,

. les changeurs manuels,

. les professionnels intermédiaires en fonds de commerce ou immeubles,

. les représentants légaux et les directeurs responsables de casinos, groupements, cercles et sociétés organisant des jeux de hasard,

. les marchands de pierres précieuses, de matériaux précieux, d’antiquités et d’œuvres d’art,

. les entreprises bénéficiant de l’exemption prévue au paragraphe II de l’article L 511-7 du code monétaire et financier,

. les experts-comptables et commissaires aux comptes,

. les avocats au conseil d’État, à la cour, les avoués, les notaires, les huissiers, les administrateurs judiciaires, les mandataires judiciaires, les commissaires-priseurs,

. les sociétés de ventes volontaires de meubles aux enchères publiques,

. les personnes exerçant l’activité de domiciliation.

La liste est impressionnante et nul ne peut échapper à la vigilance de la société même s’il n’a jamais quitté son pays, même s’il ne s’est jamais livré au commerce d’armes, de drogue ou au trafic d’êtres humains. Nous sommes passés à un régime de surveillance généralisée  qui fait que celui auquel l’on s’adresse est en même temps un délateur obligé.

4° – Qui est coupable ?

Le blanchisseur est le premier coupable. Mais est également coupable du délit de blanchiment celui qui apporte son concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d’un crime ou d’un délit. Le blanchiment est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende. La peine est portée à dix ans et l’amende à 750 000 euros lorsque le blanchiment est commis de façon habituelle ou en utilisant les facilités que procure l’exercice d’une activité professionnelle, ainsi que lorsqu’il est commis en bande organisée.

Le blanchisseur habituel est puni de dix ans. Le professionnel, blanchisseur occasionnel, est puni des mêmes peines. Enfin il est interdit au professionnel qui fait une déclaration de soupçon d’en prévenir la personne concernée ou de l’aviser des suites qui lui ont été données, à peine d’une amende de 22 500 euros.

La délation se fait dans le dos, sans le dire et tout en continuant à servir et à facturer comme si de rien n’était.

Examinons maintenant les conséquences de cette monstrueuse législation pour ce qui concerne l’obligation faite aux avocats qui justifient le combat que j’ai personnellement mené à la tête de mon Ordre et au sein du Conseil National des Barreaux.

II – L’APPLICATION DE LA DIRECTIVE DU 26 OCTOBRE 2005

A LA PROFESSION D’AVOCAT

La directive du 26 octobre 2005 a prétendu traiter les avocats comme les autres professionnels dispensateurs de services.

Non seulement elle a fait peser sur eux l’obligation de vigilance, mais elle leur a imposé :

1°) l’obligation de déclaration de soupçon dès lors que l’avocat soupçonne ou a de bonnes raisons de soupçonner que les sommes utilisées dans le cadre des opérations qu’elle précise proviendraient d’une infraction passible d’une peine privative de liberté supérieure à un an, en ce compris la fraude fiscale ;

2°) l’obligation de faire cette déclaration à la cellule financière (en France, TRACFIN) sans passer par le bâtonnier ;

3°) l’interdiction de dire à la personne qui est venue consulter l’avocat qu’elle doit faire l’objet d’une déclaration de soupçon.

Les opérations concernées (auxquelles les avocats sont appelés à s’appliquer quotidiennement) sont :

  • la vente ou l’achat d’immeubles ou de fonds de commerce ;
  • la constitution ou la modification de sociétés ;
  • l’administration de sociétés ;
  • tous les mandats en matière de gestion de biens ou de fonds.

Or l’avocat est tenu au secret professionnel le plus absolu qui constitue, non pas un privilège, mais le droit pour tout citoyen en démocratie de pouvoir s’adresser en toute confiance à un confident nécessaire qui ne le trahira pas.

La Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg, instituée par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme signée à Rome en 1950, et à laquelle ont aujourd’hui adhéré quarante-sept Etats, a eu à maintes reprises l’occasion de dire que le secret professionnel de l’avocat est une norme européenne qui ne peut subir de restrictions que nécessaires et proportionnées, dans une société démocratique. Dans son arrêt « André » du 24 juillet 2008, elle a rappelé que le secret professionnel de l’avocat « est la base de la relation de confiance qui existe entre l’avocat et son client ».

Ce dernier arrêt a été rendu dans une affaire de perquisition faite par l’administration fiscale au domicile d’un avocat. La Cour n’a pas encore eu à statuer sur la légitimité de la directive. Mais on mesure bien quel conflit de valeurs oppose le respect de ce secret et la lutte nécessaire contre le blanchiment et les grands crimes qui le précèdent.

Le secret professionnel de l’avocat n’est pas un privilège pour le professionnel, mais un droit de la personne humaine en démocratie. Parmi les pays signataires des accords du GAFI, l’Australie et le Japon notamment ont refusé d’édicter une législation obligeant l’avocat à déclarer un soupçon.

Le Canada qui s’y était d’abord résolu, a abrogé sa loi après que la Cour supérieure de Colombie Britannique eut déclaré que cette obligation porte atteinte à l’indépendance de l’avocat puisqu’elle en fait un auxiliaire obligé de la police financière de sorte que, privé d’indépendance, l’avocat n’existe plus. Or il est un rouage essentiel de la démocratie.

La Communauté européenne en a décidé autrement.

A – LES DECISIONS DE JUSTICE SUCCESSIVES

1° – La jurisprudence de Luxembourg :

Sur la deuxième directive, les Ordres belges d’avocats avaient formé un recours devant la Cour d’arbitrage belge, devenue la Cour constitutionnelle. Un tel recours n’était pas possible en France puisque le Conseil constitutionnel ne peut être saisi que par les parlementaires (ou par les juridictions désormais).

La Cour d’arbitrage belge a rendu un premier arrêt posant une question préjudicielle à la Cour de justice des communautés européennes de Luxembourg. A supposer qu’il eût été saisi, notre Conseil constitutionnel ne l’aurait pas pu car il est contraint par la Constitution française de 1958 de rendre sa décision dans le délai d’un mois de sa saisine, ce qui lui interdit de poser une question préjudicielle à la Cour européenne de justice de Luxembourg.

Le 26 juin 2007, la Cour de justice des communautés européennes a rendu un arrêt. Il faut rappeler que la Cour de justice des communautés européennes qui siège à Luxembourg est l’organe suprême qui, juridiquement, dit le droit applicable aux Etats membres. C’est elle qui fait l’unité de l’Europe par le droit. Elle a la faculté d’annuler une directive, une décision du Conseil des ministres et, du même coup, d’invalider une loi interne d’un État-membre. Elle avait été saisie sur le point de savoir si la deuxième directive qui faisait déjà peser sur l’avocat l’obligation de déclaration de soupçon, était contraire au principe du procès juste et équitable défini par l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. Elle a estimé que tel n’était pas le cas puisque la déclaration de soupçon ne s’applique pas à l’activité judiciaire.

2° – La jurisprudence belge :

Au vu de cet arrêt, la Cour constitutionnelle belge a rendu le 30 janvier 2008 un arrêt extrêmement important, le premier prononcé par la juridiction d’un État membre, que je résume :

  • le secret professionnel de l’avocat est une norme européenne inhérente à la démocratie. Il ne peut supporter d’atteinte que nécessaire et limitée ;
  • l’obligation de vigilance et l’obligation de déclaration de soupçon ne peuvent en aucun cas concerner l’avocat qui plaide ;
  • le cas de conscience dont peut avoir à s’ouvrir l’avocat ne peut être partagé qu’avec le bâtonnier à qui, seul, il appartient de décider ou non de saisir la police financière ou la justice.

3° – La jurisprudence française : l’arrêt du Conseil d’Etat du 10 avril 2008

De leur côté, l’Ordre des avocats de Paris et le Conseil National des Barreaux avaient saisi le Conseil d’État contre le décret d’application de la loi de 2004 transposant la deuxième directive de 2001. Aucune autre issue procédurale n’était possible :

  • il n’existe pas en France de recours direct auprès du Conseil constitutionnel ;
  • le Conseil constitutionnel ne peut pas poser de question préjudicielle ;
  • enfin le Conseil constitutionnel, en France, ne censure une loi de transposition d’une directive européenne que si cette transposition prend des distances avec la directive.

Toutefois le Conseil constitutionnel peut, s’il estime qu’une directive est absolument contraire à des principes fondamentaux faisant partie du socle des valeurs constitutives de la République, déclarer inconstitutionnelle une loi votée par le Parlement français. Il s’ensuit un conflit qui  peut conduire la Commission à entreprendre une procédure en manquement dont l’issue dépend de la Cour de justice des communautés européennes de Luxembourg.

Il en irait ainsi si une directive européenne folle décidait demain qu’un Musulman ou un Juif (je dis n’importe quoi !) ne peut plus être citoyen européen.

En revanche il n’est pas évident que le Conseil constitutionnel considère que les atteintes au secret de l’avocat, dans le cadre de la lutte contre le blanchiment, heurtent des principes fondamentaux à valeur constitutionnelle.

Sur le recours formé contre le décret d’application de la loi de 2004, concernant la deuxième directive, le Conseil d’État a rendu le 10 avril 2008 un arrêt extrêmement important.

– L’arrêt du Conseil d’Etat du 10 avril 2008

Certes le Conseil d’État n’a pas décidé de poser une question préjudicielle à la Cour de Luxembourg, mais il a rendu un arrêt dont les principales dispositions doivent être soulignées :

  • l’activité juridictionnelle de l’avocat est définitivement hors du champ de l’obligation de vigilance et de l’obligation de déclaration de soupçon ;
  • lorsque l’avocat conseille, il n’est tenu ni à l’obligation de vigilance ni à l’obligation de déclaration de soupçon, sauf si le conseil qu’il donne est délivré aux fins de blanchiment ou qu’il sait qu’il sera utilisé à cette fin.

En d’autres termes, l’avocat complice doit faire une déclaration lui-même. C’est une hypothèse d’école. L’avocat qui serait complice serait le dernier à déclarer son soupçon, à moins que par cynisme et conformément à ce que la directive autorise, il ne dénonce, pour pouvoir ensuite, librement, continuer l’opération sollicitée et percevoir les honoraires correspondants.

Ce serait d’une immoralité évidemment insupportable.

En aucun cas la déclaration ne doit être faite directement à TRACFIN mais au bâtonnier qui est institué comme filtre nécessaire.

La deuxième directive prévoyait déjà le filtre du bâtonnier et c’est sous l’empire de cette deuxième directive qu’a été rendu cet arrêt.

Mais il laissait en dehors nécessairement la question de la troisième directive, pourtant connue depuis près de trois ans à l’époque de son arrêt, contre laquelle cependant aucun recours n’avait pu encore être exercé. Il laisse notamment en dehors ce qui touche non plus à la plaidoirie ou au conseil mais à la construction juridique : achat et vente d’immeuble ou de fonds de commerce, constitution de sociétés, etc. C’est en cet état qu’est intervenue la transposition de la troisième directive.

En effet, l’avocat exerce trois activités :

– il plaide ;

– il conseille ;

– il construit (rédaction de conventions, constitution de sociétés et échafaudages juridiques, etc …).

B – LA TRANSPOSITION DE LA TROISIÈME DIRECTIVE :

J’ai personnellement, avant même de prendre mes fonctions, alerté l’opinion publique, les parlementaires, le gouvernement et le président de la République sur la situation juridiquement monstrueuse dans laquelle allait nous plonger la transposition rigoureuse de la troisième directive. J’ai même indiqué que je prônais la désobéissance civile et que je ne transmettrai aucune déclaration quoi qu’il dût m’en coûter. Je protégerai, avais-je dit, mes confrères en accusant réception de leur déclaration, en leur conseillant de se dégager, ou en les rassurant quand il n’y a pas matière à inquiétude. Mais j’ai estimé qu’il n’était pas de mon rôle de me faire le relais d’une dénonciation auprès de la puissance publique.

Plusieurs voix autorisées ont bien voulu me dire que je n’étais pas étranger aux modalités particulières arrêtées pour la transposition de la troisième directive.

La loi de transposition maintient l’obligation de vigilance et l’obligation de déclaration de soupçon imposées aux avocats.

– L’obligation de vigilance

L’obligation de vigilance est naturelle : un avocat doit s’assurer de l’identité d’une personne qui lui demande une opération juridique, s’assurer de la régularité de la provenance des fonds, refuser de se prêter à une opération qui lui paraît douteuse lorsque sont en question plusieurs sociétés en cascade, notamment les sociétés off shore ou des fiduciaires mystérieuses ayant de surcroît des comptes dans des paradis fiscaux.

– La déclaration de soupçon

Quant à l’obligation de déclaration de soupçon, elle a été encadrée par la transposition française contre le texte même de la directive :

– Le filtre nécessaire du bâtonnier

La déclaration doit être faite au bâtonnier et à personne d’autre. Si elle est faite à TRACFIN, elle est nulle. TRACFIN n’a pas le droit d’aller chercher chez l’avocat des éléments et s’il en reçoit spontanément de l’avocat, il ne doit pas s’en servir et ne peut que les restituer. Sur le principe, on ne peut que se réjouir, même si l’interdiction théorique a peu de portée en cas de transmission réelle d’informations.

– L’interdiction de prévenir le client

Elle demeure dans l’ordonnance de transposition, mais elle ne fait pas obstacle à toutes les remarques que fait l’avocat à son client au titre de l’obligation de vigilance pour le dissuader d’effectuer l’opération envisagée. La dissuasion est recommandée. Elle n’est pas assimilée à un avertissement donné sur la déclaration de soupçon qui serait la conséquence de l’entêtement du client.

L’avocat qui a un soupçon doit s’en ouvrir à son client. Si son client ne lève pas le soupçon et si l’avocat ne parvient pas à le dissuader, il doit se dégager de l’opération.

Telle est l’instruction que le bâtonnier, le cas échéant, doit donner à ses confrères.

– La fraude fiscale

J’ai déjà dit que de la répression des grands trafics criminels internationaux, on était passé à une notion extensible du blanchiment visant aussi la fraude fiscale expressément nommée dans la directive sans aucune atténuation. Or, en droit français, la fraude fiscale est définie par l’article 1741 du code général des impôts, comme le fait de soustraire volontairement au paiement de l’impôt une somme supérieure à 153 euros ! C’est une infraction punie de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende.

Ainsi la fraude fiscale est-elle doublement visée par la troisième directive pour être expressément citée et pour faire partie des délits punis d’une peine supérieure à un an d’emprisonnement.

De la sorte tout avocat peut être à tout moment confronté à l’obligation de déclarer un soupçon. J’ai développé devant mes interlocuteurs étatiques un cas de figure extrêmement simple :

Un avocat est chargé par un client d’engager une procédure de divorce. Il est dans son métier habituel de plaideur. La directive ne le concerne pas. Chemin faisant, il convainc son client, qui a des revenus, de mettre à la disposition de son ex-épouse un logement où elle pourra finir ses jours. Il accepte à deux conditions : il ne veut pas lui donner d’argent car il l’estime dépensière et elle s’en servirait à d’autres fins. Il veut bien acheter l’appartement, mais sans le mettre à son nom à elle, puisqu’il a trois enfants issus de son mariage avec elle dont il veut qu’ils héritent le moment venu, et non pas ceux qu’elle pourra avoir dans l’avenir avec un autre homme.

C’est un cas de figure extrêmement classique.

L’avocat suggère alors de constituer une société civile immobilière dont les trois enfants seront les actionnaires nu-propriétaires, leur mère ayant l’usufruit des parts. A sa mort, ils seront naturellement propriétaires de la SCI. L’avocat conseille : il n’est pas concerné par la directive. Le divorçant le remercie de ce bon conseil et lui demande de constituer la SCI.

L’on entre alors dans deux catégories prévues par la directive : la constitution d’une société et l’acquisition d’un bien immobilier. Le devoir de vigilance impose alors à l’avocat de demander à son client s’il prend un emprunt pour financer l’acquisition de l’appartement. Le client lui révèle qu’il n’a pas besoin d’emprunt, il a des réserves : il a été commerçant pendant trente ans et a fait des économies.

Au titre du devoir de vigilance, l’avocat lui demande si cet argent a bien supporté l’impôt. Le client, dans un mouvement d’abandon et de confiance, dit à l’avocat qu’il est honnête mais que, dix ans plus tôt, il a fait l’impasse deux ans de suite sur sa déclaration de revenus car il était en difficulté. Le fisc n’a rien vu. Il n’a pas été poursuivi. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Or le défaut de déclaration est aussi constitutif d’une fraude fiscale.

Dès lors l’avocat a la révélation que le patrimoine de son client est infecté. L’argent étant chose fongible, c’est son patrimoine entier qui est contaminé. L’argent servant à l’acquisition de l’appartement de l’épouse va donc être blanchi. L’avocat est tenu à une déclaration de soupçon !

Telle est la conséquence d’une lecture littérale de la directive. Au surplus, dans l’exemple que je cite, il ne s’agit même plus d’un soupçon mais d’un fait avéré.

On me répondra que j’exagère : la jurisprudence française a dit à propos de recel que lorsque l’administration fiscale n’a pas déclenché une procédure pénale dans le délai de la prescription, il ne peut plus y avoir de poursuites.

Le délit est-il pour autant effacé ? Le blanchiment n’est-il pas constitué au jour de la réinjection dans le circuit économique de la somme provenant de la fraude ? On peut tout craindre d’une jurisprudence rigoureuse à venir.

La transposition de la troisième directive a donc tenu compte de mes observations et a émis des restrictions à propos de la fraude fiscale en disant que la seule à prendre en compte est celle qui obéirait à des critères définis par un décret ultérieur. Ce décret du 16 juillet 2009 énumère seize critères dont je vous épargne la lecture mais qui sont destinés à resserrer l’application de la directive à des fraudes fiscales spécifiques. Néanmoins le nombre de ces critères et leur caractère imprécis font toujours peser sur l’avocat l’obligation de déclaration et sur le citoyen la crainte d’être dénoncé par son conseil.

Au nom de mon Ordre, et autorisé par lui, j’ai entrepris une procédure contre ce décret.

Il n’en demeure pas moins que le principe même de la déclaration de soupçon imposée à l’avocat heurte de front nos valeurs et nos principes démocratiques et que, pour ce qui me concerne, je m’y opposerai toujours au nom de l’honneur de la transgression et de la résistance à la loi injuste.

IV- CONCLUSION

Nos sociétés ont raison de se défendre contre le crime, contre l’argent sale et les menaces qu’il fait peser par le biais de la corruption sur les gouvernements eux-mêmes ou par le biais du financement du terrorisme sur la sécurité des personnes.

Les évasions fiscales systématiques, grâce aux sociétés off shore et aux paradis fiscaux, font injure à l’égalité de tous devant la loi et obèrent les facultés des gouvernants à améliorer le sort des plus faibles par une juste répartition.

Enfin, l’avocat n’est jamais ni le protecteur du criminel ni le complice de ses crimes. Si par hasard quelques brebis galeuses se laissaient tenter, elles devraient être sanctionnées avec la plus grande rigueur et chassées instantanément du barreau où elles n’ont rien à faire.

Allons plus loin : il appartient à l’avocat de tout faire pour dissuader un client douteux, pour le convaincre d’avouer ses fautes et obtenir, par transaction, un sort plus humain que s’il était pris par surprise, et enfin de le congédier s’il ne veut entendre ni la raison ni la morale.

En revanche, l’Europe unie a franchi avec la troisième directive des limites inacceptables. Les fonctionnaires de Bruxelles qui l’ont concoctée ne se préoccupent que du rendement illusoire d’une monstrueuse législation, sans égard pour les principes essentiels régissant nos sociétés démocratiques.

Une chose est de se préoccuper de mettre un terme aux grands trafics et de débusquer leurs auteurs.

Une autre est d’organiser dans le droit interne des Etats membres un système de répression des plus petites infractions avec le concours d’avocats, transformés en dénonciateurs obligés et anonymes de chacun de ceux qui se sont ouverts à eux en toute confiance.

Lorsque Madame le ministre d’État, garde des sceaux, me reprocha dans la presse, puis en tête-à-tête, d’avoir parlé de désobéissance civile, je lui ai dit que je maintenais mes propos et que je ne pouvais pas imaginer qu’elle trouve légitime la condamnation à mort d’Antigone qui a inventé un droit naturel supérieur au droit positif.

Je ne me lasse jamais de citer la phrase de Benjamin Franklin :

« Quiconque sacrifie une liberté essentielle au profit d’une sécurité éphémère et aléatoire, ne mérite ni la liberté ni la sécurité ».

« La rencontre entre un avocat et son client est celle d’une conscience et d’une confiance » disait Yves Bot, procureur de la République de Paris et avocat général de la CJCE.

Quoi qu’il doive lui arriver, l’avocat ne saurait trahir ni la conscience qui l’habite, ni la confiance qu’on lui porte.

Christian Charrière-Bournazel

Bâtonnier de l’Ordre des avocats de Paris

19 novembre 2009