La liberté d’opinion, le racisme et l’histoire LES NEUF MOIS FERMES DE CAYENNE

Un débat ancien oppose les adeptes d’une liberté d’expression sans limite et ceux qui militent pour une légitime restriction.

La philosophie des premiers s’inspire de la constitution américaine et de son premier amendement. Les autres, dont je suis, tiennent à distinguer ce qui est de l’ordre de la liberté d’opinion qui doit à tout prix être protégée, (que les opinions exprimées heurtent ou choquent) et les propos incitant « à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée », selon la définition donnée en 1972 et inscrite à l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881.

De même, cette forme particulière d’antisémitisme qui consiste à nier la réalité des crimes contre l’humanité punis par la juridiction de Nuremberg tombe sous le coup de son article 24 bis.

Faut-il redire que la profération écrite ou orale de paroles ne saurait, en toute circonstance, être considérée comme la manifestation légitime d’une liberté d’expression ?

Les mots ne confèrent pas l’immunité à tout ce qui est exprimé : au contraire, ce sont des mots qui constituent l’élément matériel du délit de chantage, de celui de harcèlement ou d’outrage à magistrat pour ne citer que ces exemples.

Le misérable montage effectué par Mme Leclere plaçant côte-à-côte la photo d’un singe et celle de Mme Christiane Taubira assimilée à l’animal ne constitue évidemment pas l’expression d’une opinion et ne pouvait pas davantage prétendre à l’indulgence que les tribunaux ménagent aux caricatures.

Le tribunal de Cayenne l’a parfaitement caractérisé lorsqu’il a dit : « Le fait d’assimiler une personne humaine, quelle qu’elle soit, à un animal, constitue une injure faite à l’humanité entière ». Il a eu raison d’estimer que l’infraction était d’autant plus grave que cet outrage commis à l’égard des personnes de race noire avait été commis à partir d’un territoire « marqué par l’esclavage, caractérisé par l’assimilation par le code noir des « Nègres » à des biens meubles ou à du bétail ».

Mme Christiane Taubira, naguère députée de Cayenne, appartient à ce lignage de personnes humaines victimes du crime contre l’humanité qu’a constitué l’esclavage, ces françaises et français dont la République a toutes les raisons d’être fière comme en son temps de Gaston Monnerville.

Ce magnifique avocat, fondateur avec Bernard Lecache et quelques autres de la Ligue contre l’antisémitisme, puis pendant plus de vingt ans président du Conseil de la République et du Sénat, ne manquait jamais de rappeler qu’il était né petit-fils d’esclave.

Les attendus que je viens de citer auraient dû suffire aux magistrats du tribunal de grande instance de Cayenne pour stigmatiser, outre la culpabilité de Mme Leclere au regard de la loi, son indignité, sa bêtise et sa méchanceté.

Restent les conséquences pénales des faits condamnés par les juges : neuf mois d’emprisonnement fermes représentent une peine disproportionnée, même si la loi édicte un plafond qui lui est supérieur. Jamais une peine de cette importance n’avait été prononcée par aucune juridiction à l’égard de négationnistes multirécidivistes ou de racistes haineux incurables.

Que le tribunal ait estimé devoir souligner la bassesse de la prévenue en prononçant contre elle la sanction complémentaire de l’inégibilité n’encourt aucun reproche. On ne saurait prétendre représenter le peuple quand on dénie à une partie de ce peuple sa dignité.

Il m’indiffère absolument de savoir si la condamnée subira ou non la rigueur de la prison. Simplement, la sévérité de la peine prononcée fait oublier la pertinence des motifs et conduit, par la critique qu’elle encourt, à donner l’impression qu’après tout le délit n’aurait été que d’une gravité relative.

L’excès de la sanction altère la justesse des motifs retenus par les juges.

Or en matière d’abus de la liberté d’expression, la pertinence d’une analyse juridique et la réprobation définitive à laquelle elle conduit se suffisent à elles-mêmes. Les Grecs par le bannissement renvoyaient à la barbarie celui qui n’était plus digne de la démocratie. Le déshonneur public et l’inégibilité en tiennent lieu dans ce monde désormais ouvert où chacun peut tout savoir de l’autre. Le temps est passé où Henry de Montherlant faisait dire au personnage d’un roi : « En prison pour médiocrité ! ».

La question à laquelle sont confrontées les juridictions chargées de condamner les abus de la liberté d’expression relève en effet du paradoxe. Si la liberté est sacrée, et si le droit de s’exprimer est une composante essentielle de la démocratie, la fraternité républicaine ne peut tolérer l’expression de la haine, du mépris destructeur ou de la négation de la dignité de l’autre.

Un sophisme veut faire croire qu’en punissant l’auteur de propos condamnables, ce serait la liberté d’expression que l’on briderait. Il est notamment utilisé par ceux que j’appelle les intégristes de la liberté d’expression : on veut nous faire prendre la juste répression d’un insupportable abus pour un attentat contre la liberté elle-même. Mais quand est sanctionné un directeur de journal qui a laissé publier des propos haineux, porteurs d’incitation à la violence, au racisme, à l’antisémitisme, à l’homophobie, il n’y a aucune atteinte à la liberté de la presse, pas plus que la radiation d’un avocat qui a trahi ou volé ses clients n’attente aux droits de la défense.

Or, nos juridictions, qui ont raison de ne pas condamner à de l’emprisonnement le diffamateur raciste, antisémite ou homophobe, ne devraient pas considérer qu’elles ont rempli leur mission lorsqu’elles se sont bornées à un pincement d’oreille et au renvoi du coupable à sa vie quotidienne en le traitant de « petit polisson ».

Lorsque Gringoire, la « feuille infâme » eut poussé le malheureux Roger Salengro au suicide à force de diffamations répétées, Léon Blum s’écria :

« Si ces maudits calomniateurs savaient qu’il leur en coûterait quelques centaines de milliers de francs, ils seraient sans doute plus circonspects ».

On peut déplorer qu’en France ne soient pas admis les dommages et intérêts punitifs. Lorsque le multirécidiviste négationniste ou l’incurable raciste haineux auront été contraints de rembourser pendant cinq ans l’emprunt contracté auprès d’une banque, moyennant une hypothèque sur leur maison personnelle, pour payer les dommages intérêts dus à leur victime, ils seront à l’avenir inéluctablement portés à se taire.

Nous pourrons alors, à notre tour, leur consentir le silence qui, pour reprendre le mot de Georges Izard, « est la forme suprême de la pitié pour les erreurs et les fautes des morts ». Victor Hugo, lui, s’écriait : « J’écraserai tes dents dans ta bouche, vipère ! ».

Grâce à Dieu, la justice ne tue ni ne mutile.

Mais son devoir est de mettre en garde contre le venin de la haine et d’en stigmatiser ceux qui le secrètent par des réparations contraignantes.

 

La liberté de tous est à ce prix.

 

                                                     Christian Charrière-Bournazel