Instruire n’est pas juger

 

  Editorial du 3 avril 2013

 

Le débat autour de la mise en examen de l’ancien président de la République illustre une fois de plus, après bien d’autres, l’incapacité française à mettre en harmonie notre institution judiciaire avec les déclarations des droits   de l’Homme dont nous nous targuons d’être les auteurs.

Une personne n’est convaincue d’être coupable que lorsqu’elle a été jugée telle par un tribunal légitime et indépendant. Jusqu’à cet épisode final du cheminement de la justice, cette personne est innocente.

Or, la mise en examen naguère nommée inculpation, est perçue par l’opinion comme une première proclamation de culpabilité.

La profération, par un ou plusieurs magistrats de ce statut pré-juridictionnel, revêt une telle force symbolique que la suspicion de partialité pèsera plus tard sur la juridiction qui, seule compétente pour énoncer les faits et dire le droit, estimera ne pas devoir condamner.

Cette inversion de l’ordre des valeurs semble consubstantielle à notre conscience collective depuis des siècles : au temps des tribunaux ecclésiastiques de l’Ancien Régime, il suffisait que l’imprécateur désigne du doigt l’autre en lui disant : « je vous accuse » pour qu’il ne soit plus jamais totalement honorable, à supposer qu’il survive à la question (« vous allez être tourmenté »), nécessaire pour obtenir l’aveu qu’il refusait de faire ou conforter celui qu’il avait exprimé par peur.

La France n’a jamais rompu avec ce réflexe aux antipodes de la démocratie qui fait prévaloir le soupçon proféré sur le jugement des juges. Notre organisation judiciaire favorise cette aberration.

En effet, la phase préliminaire d’enquête, légitime et indispensable, est confiée à des magistrats que l’on nomme « juges ». Or, le juge est celui qui juge, tandis que le magistrat qui instruit est un enquêteur de justice, il n’est pas un juge.

Naguère, le juge d’instruction détenait même le pouvoir de placer en détention provisoire la personne objet d’investigations. La loi du 15 juin 2000 le lui a retiré pour le confier à un juge nommé « juge des libertés et de la détention ». Mais on a laissé au juge d’instruction la faculté d’ordonner un contrôle judiciaire au lieu de le confier aussi à ce juge des libertés. De la sorte, le magistrat instructeur dispose encore d’un pouvoir juridictionnel puisque dépend de lui la faculté de réduire le champ des libertés dont dispose toute personne, soit en l’assignant à résidence, soit en lui imposant des restrictions dans sa vie personnelle ou professionnelle, soit encore en portant atteinte à ses biens par l’obligation de verser caution.

Cette dualité du magistrat instructeur, à la fois enquêteur et maître des droits de l’autre, confère à toutes ses décisions une autorité qui ne peut s’attacher qu’à celles des juges qui jugent. De la sorte, la signification de la mise en examen se trouve dénaturée.

La mise en examen, en effet, est destinée à protéger la personne objet d’une enquête, en lui permettant d’avoir accès à tous les éléments du dossier, d’être à tout moment assistée par un avocat, de solliciter toutes les mesures d’instruction qu’elle estime utiles à sa défense. Or, ce statut protecteur des droits est perçu comme un déshonneur.

Les remèdes sont relativement simples : le magistrat qui instruit doit pouvoir rechercher tous les indices, toutes les preuves de nature à établir la consistance des faits, rien de plus. Tout ce qui attente à la présomption d’innocence (détention provisoire ou contrôle judiciaire) ne doit relever que de la compétence d’un juge. Le magistrat instructeur doit cesser de s’appeler « juge ». C’est un magistrat enquêteur de justice. Et l’opinion doit enfin admettre qu’on ne badine ni avec l’innocence ni avec le soupçon.

En finirons-nous un jour avec cette atmosphère empoisonnée de la place publique où le cri l’emporte sur la raison ? « Souvent la foule trahit le peuple », disait Victor Hugo.

Que le peuple, par ses représentants, reprenne le pouvoir, dans l’intérêt de ses libertés !