GARDER LE SILENCE

CCB/VP

14.04.11

GARDER LE SILENCE

Le verbe « garder » est amphibologique : il signifie en même temps « conserver », « s’accaparer » et en même temps « veiller sur quelqu’un ou quelque chose », en un mot « monter la garde ».

Pour l’avocat, garder le silence, c’est-à-fois ensevelir au fond de sa conscience, sans jamais le trahir, le secret que lui a confié l’autre. En même temps, il se fait sentinelle et s’interpose au besoin pour que celui dont il a la charge ne soit pas contraint de parler quand il a le droit de se taire ou puisse se défendre contre toute intrusion illégitime dans sa vie privée et sa vie intérieure.

Il existe, en effet, un droit au silence qui a pour corollaire un droit au secret (I). Le confident nécessaire tel que l’avocat commet une infraction pénale s’il viole le secret professionnel (II). Dans une société démocratique, l’atteinte au secret comme l’obligation de parler ne peuvent être que des exceptions strictement encadrées par la loi et contrôlées par les juges (III).

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I – LE DROIT AU SILENCE ET AU SECRET

Avant que n’ait été donnée une forme juridique à ces droits, la nature elle-même les a organisés : d’instinct, la personne enfouit au plus profond d’elle-même ce qu’il lui plaît de taire, jusqu’à laisser l’oubli la décharger, à son insu, de ce qui lui pèse trop.

Si nous devions éprouver en un seul instant toutes les émotions que nous avons ressenties depuis notre naissance, avec leur intensité du moment, nous en mourrions net. La prescription et l’amnistie ne font que prendre acte de ce droit à l’oubli.

Ainsi, chacun est-il le gardien de ses propres secrets grâce au silence que la loi protège. Il est des exceptions à ce droit à l’oubli : c’est l’imprescriptible.

La relativité du droit, qui varie d’un pays à l’autre, permet de se soustraire au jugement en franchissant une frontière qui met à l’abri. Mais, pour reprendre le mot de Voltaire, il est des crimes qui révoltent l’humanité toute entière. Ceux-là ne sauraient bénéficier d’aucun silence, d’aucun oubli jusqu’à la fin des temps et jusqu’aux extrémités de la terre.

Quel que fût le silence gardé par Klaus Barbie qui refusa de comparaître à l’exception du premier jour devant la cour d’assises de Lyon, la terrible et digne clameur de ses victimes et de leurs témoins suffit à réduire en cendres le blockhaus du mutisme où il avait choisi de s’enfermer. Il avait usé de son droit. Mais aucun mur du silence ne tient contre le tsunami de l’injustice. Le droit à l’oubli et au silence ne résiste pas à cette exigence de la mémoire collective, l’histoire qui est une liberté publique.

Descendons d’un cran pour mesurer en-deçà de l’exception que je viens d’évoquer, la protection qu’accorde aux droits de la personne la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme du 4 novembre 1950.

L’article 8 consacre le droit au respect de la vie privée et familiale, du domicile et de la correspondance de chacun.

Interprétant l’article 6 qui définit le droit à un procès équitable, la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg a consacré le droit de toute personne soupçonnée d’un crime ou d’un délit de garder le silence pour ne pas s’auto-incriminer.

Des arrêts récents ont été rendus par la CEDH consacrant ce droit (Salduz c/ Turquie : 27 novembre 2008 ; Dayanan c/ Turquie : 13 octobre 2009 ; Adamkiecwiz c/ Pologne : 2 mars 2010).

La philosophie judiciaire française, héritée de l’Ancien Régime, fleurait bon les procès de l’Inquisition : celui qui par peur d’être « questionné » avouait tout tout de suite n’en était pas quitte pour autant. On lui disait, malgré sa confession : « vous allez être tourmenté », comme si l’aveu hurlé dans la souffrance de la torture avait plus de poids que celui qui avait été proféré dans l’espoir d’y échapper.

La garde à vue républicaine s’est dévoyée à son tour. La police qui appréhende un suspect devrait immédiatement le conduire auprès d’un juge. La garde à vue a pour seules fonctions d’éviter la fuite de l’intéressé, de l’empêcher de supprimer des pièces ou des preuves, de circonvenir des témoins, de le faire échapper à la vindicte publique ou d’éviter la réitération de l’acte.

Au fil du temps, elle est devenue une sorte de châtiment préalable que la police s’autorise à appliquer et, surtout, une nouvelle manière de tourmenter destinée à permettre d’atteindre le vertige d’où surgira l’aveu. C’est que l’on enseignait dans les manuels de police.

Grâce à ces arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg en 2008, 2009 et 2010, le droit de garder le silence vient d’être consacré en France par la loi votée le 12 avril 2011.

II – LE SECRET PROFESSIONNEL

Chacun doit pouvoir partager ses secrets avec qui bon lui semble. On ne s’improvise pas le confident d’un autre. On est choisi.

Une confiance peut être mal placée : celui qui s’est ouvert d’un écart de conduite, d’une ambition légitime ou d’une faute grave, à cet autre qu’il prenait pour un ami, peut se voir trahi.

La loi a conféré une mission sacrée à un certain nombre de professionnels, confidents nécessaires des autres, à qui il en coûtera un an d’emprisonnement et 15.000 € d’amende s’ils révèlent ce qui leur a été confié dans l’exercice de leur profession : le prêtre, le médecin, l’avocat.

Pour l’avocat, le secret n’est pas une sorte de valise diplomatique, inaccessible à quiconque, dans laquelle il écoulerait frauduleusement une marchandise frelatée ou interdite. Le secret constitue un devoir exigeant, fondé sur pacte de confiance, qu’il s’agisse de seconder un projet ou une création nouvelle ; de contribuer autant que faire se peut à la réparation d’une faute ; d’assurer une défense devant une juridiction ; de dissuader d’accomplir un acte irrégulier ou dangereux.

Pour l’avocat, ce secret est un devoir absolu qui ne connaît aucune limitation, ni dans son étendue, ni dans sa durée. L’avocat n’en est délié que pour sa propre défense, par exemple lorsque sa responsabilité est recherchée ou que le client lui-même le met en cause, se plaint d’une faute déontologique, contestes ses honoraires.

Ce qui fait la noblesse du métier d’avocat réside précisément dans sa capacité à tout recevoir du fardeau de l’autre, pour en extraire les scories qui l’encombrent, pour le porter avec lui ou l’en décharger comme Simon de Cyrène aidant le Christ à porter sa croix.

Rien ne rend l’avocat aussi digne de sa mission que cette humble reddition à l’abandon que lui fait l’autre de sa propre destinée.

Un haut magistrat, siégeant aujourd’hui à la Cour de justice des communautés européennes, M. Yves Bot, avait admirablement défini cette relation de l’avocat et de son client : « C’est la rencontre d’une confiance et d’une conscience ». On ne saurait mieux dire.

Du même coup, le silence gardé n’est ni de l’ordre de la complicité, ni assimilable à une complaisance coupable. C’est la condition, pour celui qui a transgressé, d’un retour sur soi-même grâce au miroir de l’autre et, parfois, le premier stade d’une renaissance à l’humain.

III – LES EXCEPTIONS AU SECRET

Elles sont de deux ordres : celles qui sont commandées par l’intérêt général, la sûreté publique, la légitime recherche d’un coupable ; les autres manifestent, au siècle de la transparence et de la mémoire éternelle d’internet, le goût morbide de tout savoir et de transformer les personnes humaines en êtres aussi translucides que des méduses.

Parmi les limitations légitimes au secret, figure le droit pour l’autorité judiciaire d’effectuer des perquisitions chez les avocats ou à leur domicile, mais avec précaution : le bâtonnier ou son représentant doit être présent. Avant l’intrusion chez l’avocat, doit être donnée au représentant de l’institution ordinale connaissance de l’ordonnance que le juge dans son bureau a rédigée avant de se rendre sur place. Le juge a ainsi l’obligation de circonscrire le champ de ses investigations et non pas d’aller fouiller au hasard dans les dossiers de l’avocat à la recherche de tout et de n’importe quoi.

Seules peuvent être saisies chez l’avocat, dont les correspondances avec le client sont couvertes par le secret professionnel, ainsi que ses notes personnelles et les correspondances d’avocats à avocats, les pièces qui intrinsèquement peuvent donner à penser qu’il a participé à une infraction. Si le bâtonnier ou son représentant ne sont pas d’accord, ces pièces doivent être mises sous scellé et c’est le juge des libertés et de la détention qui ensuite dira si elles peuvent être ou non saisies ou si elles doivent être restituées à l’avocat.

Les écoutes téléphoniques ne sont possibles sur une ligne d’un avocat qu’à la condition que le bâtonnier en soit prévenu, lequel ne doit pas prévenir son confrère.

Ne peuvent être versées au dossier que les conversations qui donnent à penser qu’il peut exister des charges contre un avocat. Ces écoutes doivent être limitées dans le temps et autorisées par un juge.

Enfin, l’avocat peut, comme tout citoyen, faire l’objet d’une convocation par la police et être mis en garde à vue. S’il l’est à propos d’un acte de sa vie privée, il est soumis, comme tout un chacun, à la loi commune. Si cette convocation est en rapport avec un dossier de son cabinet, il doit se taire et ne rien communiquer jusqu’à ce qu’un juge lui ait notifié qu’il est mis en examen ou qu’il est témoin assisté, condition essentielle pour qu’il soit délié du secret professionnel.

Mais se dessine aujourd’hui une atteinte beaucoup plus pernicieuse au secret professionnel. C’est la lutte contre le blanchiment de capitaux qui en a fourni le prétexte. Depuis une vingtaine d’années, le souci légitime de lutter contre les empires financiers nés du trafic d’êtres humains, du trafic d’armes ou du trafic de drogue, a conduit les puissances occidentales à lancer et développer des éperviers de plus en plus efficaces pour leur faire échec. On ne peut que saluer cette volonté.

A été créée une obligation nouvelle : celle de déclarer un soupçon à la cellule financière du pays dans lequel on exercice aussitôt que l’on a l’impression qu’une somme utilisée à une fin donnée (achat ou vente d’immeuble, constitution de société, achat ou vente de fonds de commerce, gestion de portefeuille d’actions) pourrait provenir d’un crime ou d’un délit, ce délit pouvant même être simplement la fraude fiscale la plus bénigne.

Cette obligation a d’abord été imposée aux institutions financières, aux maisons de jeux, puis aux notaires et aux comptables. Puis les avocats ont été à leur tour inclus dans le cercle des dénonciateurs.

Les choses se sont aggravées avec la directe européenne du 26 octobre 2005 imposant à l’avocat, s’il a le soupçon qu’une somme que son client veut utiliser pour une des opérations en cause provient d’un délit, de déclarer son soupçon directement à la cellule financière (en France Tracfin) sans passer par son bâtonnier et sans le dire à son client, à peine d’une amende de 25.000 €.

Cette monstrueuse directive piétine le droit au silence, anéantit le droit au secret et rend obligatoire la délation.

Au lieu d’être tenu au secret, l’avocat devient un délateur obligé. Et s’il ose dire à son client ce qu’il fait de la confidence reçue, il commet un délit ! « Donnez-moi votre secret. Je ne le garderai pas. Il ne dépendra que de moi, sans que vous le sachiez, de le donner à la police financière ». Voilà les délires européens d’une communauté de vingt-sept États où l’on ne sait qui décide ni qui gouverne et, pis encore, où ceux qui décrètent dans leurs officines bruxelloises n’ont aucune notion de ce qui fait les fondements d’une démocratie.

Le combat que nous avons mené en France au moment de la transposition de cette directive a conduit le gouvernement à prendre ses distances avec elle : aucune dénonciation ne peut être faite directement à Tracfin par un avocat. Il ne s’ouvre qu’à son bâtonnier du cas de conscience qu’il peut rencontrer. Il doit en converser avec son client puisqu’il a le devoir de le dissuader si l’opération lui paraît douteuse.

Mais demeure, malgré tout, cette inversion diabolique de nos valeurs démocratiques qui fait frémir.

La garde à vue républicaine qui s’est dévoyée vient d’être timidement réformée : la police se bat, jour après jour, auprès des instances gouvernementales et du parlement pour préserver son face-à-face, hors la présence de l’avocat, avec tout suspect.

L’avocat est donc un gêneur, lui qui milite pour que la personne ait droit à son intimité comme pour s’assurer qu’elle reste silencieuse si elle l’a décidé.

La présence de l’avocat n’a pas pour objet d’empêcher la vérité de surgir. Mais il est le garant du respect que l’on porte à la personne, quelle que soit l’abondance des charges qui pèsent sur elle. On ne peut exiger de l’autre le respect d’autrui que si l’on commence par le respecter lui-même.

Le droit au silence est le corolaire de ce respect, qu’il soit une dérobade ou le début d’une méditation. Le silence gardé, en effet, est plus souvent qu’on ne le croit le signe d’une descente en soi-même à la recherche des mystères qui nous ont fait céder au mal alors que nous aurions voulu le bien.

Christian Charrière-Bournazel

Avocat au barreau de Paris

Ancien Bâtonnier de l’Ordre

Paris, le 14 avril 2011