Quand la chancellerie ment aux parlementaires

Au cours de l’année 2009, j’ai alerté mes confrères, tous les parlementaires et l’opinion publique en m’exprimant par lettres ou sur les ondes sur l’irrégularité des gardes-à-vue à la française contraires aux critères définis par la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg.

Deux arrêts rendus le 27 novembre 2008 et le 13 octobre 2009 par elle contre la Turquie ont été l’occasion de dire clairement qu’un jugement de condamnation qui se fonde sur les seules déclarations incriminantes faites par un gardé-à-vue sans l’assistance d’un avocat viole les règles du procès juste et équitable et encourt la nullité.

Elle a précisé que l’assistance de l’avocat doit s’entendre de tous les attributs de sa fonction : préparation de son client aux interrogatoires, assistance permanente à sa détresse, accès au dossier, présence à ses côtés pendant les auditions et vérification des conditions dans lesquelles il est retenu.

Dans un arrêt du 2 mars dernier concernant la Pologne, la Cour a rappelé les arrêts que je viens de citer et y a ajouté l’obligation pour la police d’informer le gardé-à- vue qu’il a le droit de garder le silence.

Aujourd’hui, en France, un gardé-à-vue ne voit un avocat que pendant une demi-heure à la première heure, puis à la vingtième heure sans avoir communication du dossier.

A l’occasion du procès qui s’est tenu les 29, 31 mars et 1er avril derniers, quatre avocats éminents sont venus expliquer comment les choses se passent, chacun dans son propre pays : M. Alvaro Gil-Robles, avocat espagnol, ancien commissaire européen des droits de l’homme, a expliqué qu’en Espagne, depuis 1979, l’avocat est présent en garde-à-vue dès la première minute, sait de quoi son client est soupçonné et assiste aux interrogatoires, même en matière de terrorisme.

Lord Goldsmith, solicitor et barrister à Londres, et avocat au barreau de Paris, ancien ministre de la justice de M. Tony Blair, M. Von Mariassy, vice-bâtonnier de Munich, parlant au nom de tout le barreau allemand et M. Siniscalchi, ancien bâtonnier de Naples et membre du conseil supérieur de la justice italienne, ont rappelé qu’il n’y a pas d’interrogatoire sans avocat dans leurs pays respectifs.

Tout cela avait déjà fait l’objet d’un rapport du Sénat.

Cela n’empêche pas Mme le garde des sceaux d’écrire aux parlementaires en réponse à l’une de mes lettres :

« Les condamnations prononcées contre la Turquie ne constituent donc aucunement une mise en cause de la législation française ».

C’est une inexactitude grossière.

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Cette affirmation avait déjà été faite par un haut fonctionnaire de la Chancellerie provoquant la réponse de M. Jean-Paul Costa, conseiller d’État et président de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg, qui avait rappelé que si la condamnation prononcée par la Cour ne concerne que l’État en cause, les principes que pose la cour valent pour tous les pays membres du Conseil de l’Europe.

Mme le garde des sceaux n’hésite pas à écrire ensuite dans sa lettre :

« Le Royaume-Uni et l’Espagne, par exemple, qui sont les deux pays d’Europe les plus menacés par le terrorisme, sont dotés de législations tout à fait similaires à la nôtre ».

Je viens de rappeler que c’est exactement le contraire.

Enfin, elle vante son projet de réforme du code de procédure pénale, alors qu’il aggrave encore la situation puisqu’il prévoit la possibilité d’une « audition libre » de quatre heures pour une personne qui a été amenée par la contrainte au commissariat de police ou à la gendarmerie, sans l’assistance d’un avocat, audition éventuellement transformée ou suivie d’une garde-à-vue au cours de laquelle l’avocat n’interviendra qu’à la douzième heure.

Pis encore ! en matière de soupçon de terrorisme, l’avocat n’apparaît, selon son projet, qu’à la quatre-vingt-seizième heure.

C’est ce que Mme le garde des sceaux, dans sa lettre, appelle « une amélioration notable des droits de la défense dans le cadre de la garde-à-vue ».

Plusieurs parlementaires de l’Assemblée Nationale ont reçu cette lettre faite de contre-vérités, dans le temps où un sénateur recevait à sa question une réponse écrite de la même eau.

Que pour des raisons déplorables d’opportunisme politicien, le ministre de la justice française renonce à porter l’héritage des droits de l’homme et préfère que la France se fasse condamner par Strasbourg, suscite déjà l’indignation. Mais la manœuvre qui consiste à mentir aux parlementaires est particulièrement inquiétante en ce qu’elle procède d’un insupportable mépris à l’égard de ceux à qui la Constitution a donné le pouvoir de faire la loi et que le gouvernement devrait avoir le souci d’éclairer, non d’égarer.

Je suis, bien entendu, prêt à répondre devant toute juridiction des propos qu’en conscience j’ai estimé devoir porter à la connaissance du public.

Paris, le 2 juin 2010

Christian Charrière-Bournazel Avocat au barreau de Paris Ancien bâtonnier de l’Ordre

Vice-président élu du Conseil national des barreaux