Plaidoyer pour un service public en danger de mort

CCB/VP

14/11/97

PLAIDOYER POUR UN SERVICE PUBLIC EN DANGER DE MORT

                       Des mots impropres entravent la pensée à moins qu’ils ne signifient son enlisement. Ainsi, parle-t-on à tort de « réformer la justice ». Or la justice est une valeur, un absolu : point de réforme pour elle. C’est le service public de la justice qui est en quasi faillite et qui, à terme, risque de ne plus servir la justice dès lors qu’il sert déjà si mal le public. Il nous faut nous interroger sur le paradoxe apparent de cette faillite (I) pour discerner qu’à défaut du seul remède possible, toute solution ne sera qu’une médecine de rebouteux (II).

« La justice est la seule institution humaine à porter le nom d’une valeur.  » Cette formule brillante est de Philippe PAVIE, entendue il y a vingt quatre ans, au cours d’un congrès de la FNUJA. Il n’existe pas, en effet, de ministère du beau, mais tout juste un ministère des affaires culturelles ; ni de ministère du vrai, mais seulement (et l’habitude heureusement s’en est perdue) un ministère de l’information ; pas plus qu’un ministère du bien, du bon, mais seulement des affaires sociales ou de la solidarité.

Si constante est l’obsession de justice au coeur des hommes et si légitime leur ambition de l’atteindre, qu’ils n’ont pas hésité à baptiser un ministère le ministère de la justice. Mais en même temps, les moyens lui manquent, quelles que soient la forme du régime constitutionnel de notre pays ou la couleur politique de ses majorités successives. Rien n’est plus grand que le service d’un absolu. Aucun mensonge n’est plus insupportable que celui qui consiste à faire croire que pour ce service, il n’est besoin que de la foi.

Le catalogue des maux dont souffre l’institution a maintes fois été dressé. Rappelons les grandes lignes de ce terrible inventaire : il manque en France sept cents juges pour absorber les dossiers en retard. Le tribunal de grande instance de Paris vient, en ayant le simple courage d’appliquer les textes, d’accorder 40.000 Francs de dommages et intérêts à un plaideur qui dénonçait le déni de justice dont il était victime. Des juges vont bientôt se trouver occupés à condamner l’institution qu’ils ne peuvent pas servir utilement et épuiser le peu de moyens qui leur restent à se condamner eux-mêmes !

Ne parlons pas de nos prisons qui sont un affront quotidien à la dignité humaine et aux droits de l’homme, ni des demandeurs de justice au quotidien qui ne peuvent ni recourir à l’avocat, ni recourir au juge, faute pour eux de concevoir qu’ils ont même droit au droit. Tout est dit quand on compare deux données : le budget français de l’institution judiciaire représente 1,5 % du budget de la nation (à quoi l’on peut ajouter l’augmentation promise en 1998 de 4 % de 1,5, sans rien retrancher à la dérision de ce chiffre) ; le budget de l’aide juridique pour la seule province du Québec (8 millions d’habitants) est supérieur pour une année au budget de l’institution française tous services confondus, y compris la pénitentiaire. La justice – cette valeur si exigeante et si essentielle aux yeux des hommes que l’Etat prétend servir en donnant son nom à une institution de la République – serait contrainte de s’accomoder des moyens les plus faibles et des ressources les plus parcimonieuses pour être convenablement servie : cela ne relève plus du paradoxe, mais de l’imposture.

Or, cette imposture a des racines françaises bien spécifiques que nous devons cesser de méconnaître si nous voulons, non pas restituer, mais pour la première fois donner à l’institution la place qu’elle mérite. D’où vient que dans les pays de tradition anglo-saxonne (y compris le Québec !), l’institution judiciaire et le service du droit soient l’objet de tant de soins et de si peu chez nous. C’est que la philosophie des rapports sociaux y est radicalement différente.

En pays de tradition anglo-saxonne, les personnes, leurs droits et leurs libertés sont premières. La loi, qui résulte d’un consensus, est sacrée parce qu’elle n’a pour fonction que d’établir l’harmonie entre les personnes. L’État y est subsidiaire avec pour mission de faire appliquer la loi telle que la communauté des personnes a entendu l’établir ou la modifier.

Du même coup, le recours au juge comme arbitre est une démarche naturelle. La discussion autour de la loi est ouverte à tous. Tout recours au droit s’inscrit dans le prolongement naturel du droit de la personne à l’invoquer pour elle-même ou à en discuter l’application. Il n’y a pas d’interdit puisque la loi constitutionnelle elle-même peut être discutée à l’occasion de n’importe quel litige par n’importe quel sujet de droit.

La démarche française est radicalement différente, quels que soient les gargarismes dont nous nous gratifions en nous posant en patrie des libertés et des droits de l’homme. C’est une ambition d’autant plus forte proclamée par nous, français, que notre réalité sociale en est constamment éloignée.

En France, l’État est premier. La loi est l’expression de sa volonté. Les individus ont une marge de droits et de libertés subsidiaire par rapport à l’État et du même coup, ont d’autant moins la religion de la loi qu’ils la perçoivent non comme protectrice de leurs droits ou de leurs libertés, mais comme instrument de la volonté étatique.

Par voie de conséquence, le recours aux tribunaux est volontiers assimilé à l’esprit de chicane, le contrat d’adhésion est toujours préféré au contrat négocié et l’État a choisi de se juger lui-même à travers un système original qui, bien avant que le judiciaire n’y soit contraint, s’accommode depuis 180 ans du déni de justice.

Rien ne changera donc dans ce noble et vieux pays aussi longtemps que les sujets de droit n’auront pas revendiqué avec force et partout leur droit au droit comme mesure de leurs libertés individuelles et de leur dignité. Pour ce faire, il appartient aux avocats d’être pour leurs concitoyens disponibles et accessibles, depuis l’affaire commerciale la plus prestigieuse jusqu’au plus simple conseil de proximité. Et il appartient aux juges de ne pas accepter la situation de pénurie qui leur est imposée, afin de pouvoir traiter chaque affaire comme une affaire unique au service de ceux qui les appellent et non pas au service de l’État qui, après les avoir tenus en bride depuis la monarchie, tente de les assujettir par l’état de nécessité qui est une autre forme de la tyrannie.

Enfin, c’est notre rôle conjoint, avocat et juge, que de faire prendre conscience à la représentation parlementaire que sans une augmentation significative du budget de l’institution judiciaire, les protestations, les bonnes intentions et les ratiocinations politiciennes ne serviront que l’imposture au lieu de servir la justice.

Paris, le 14 novembre 1997

Christian Charrière-Bournazel

Avocat à la Cour