Palais littéraire : Jean Anouilh

JEAN ANOUILH, LECTEUR CONTEMPORAIN DES GRANDS MYTHES :

MÉDÉE, ANTIGONE, BECKETT ET L’ALOUETTE

 

Mesdames et Messieurs les hauts magistrats, Monsieur le maire du 1er arrondissement de Paris, Madame le bâtonnier désigné,

Messieurs les bâtonniers,

Monsieur le vice-bâtonnier désigné, Chères consœurs et chers confrères, Mesdames et Messieurs,

Chère Colombe Anouilh d’Harcourt,

Le 23 juin dernier, Jean Anouilh aurait eu cent ans. Sans l’association des Amis de Jean Anouilh et les initiatives prises par M. Jean- François Legaret, maire du 1er arrondissement, on en aurait fait bien peu de bruit.

Il était né à Bordeaux d’un père tailleur et d’une mère pianiste d’orchestre à Arcachon. Lorsqu’il meurt, le 3 octobre 1987, il vient d’achever sa dernière pièce Thomas More ou l’homme libre que les Éditions de La Table Ronde publieront comme œuvre posthume et qui ne sera créée qu’en 1994.

Jean Anouilh, homme libre ! qui ne s’était en effet jamais exposé, au point d’écrire à Hubert Gignoux en 1946 : « Je n’ai pas de biographie », nous livrait juste avant de mourir la plus exacte définition de lui-même. Son ami Paul Vendromme avait joliment rendu compte de sa pudeur en disant de lui : « Sa biographie, enfouie dans sa bibliographie, n’affleure que fugitivement ».

 

Tout à la fin de sa vie, Jean Anouilh a commis son seul livre de mémoires : un petit opuscule vite écrit, intitulé curieusement La vicomtesse d’Éristal n’a pas reçu son balai mécanique où l’on chercherait en vain le récit de sa vie ou l’exposé complaisant de ses états d’âme. Il y évoque ses souvenirs de théâtre, des metteurs en scène ou des comédiens : Louis Jouvet qui l’appelait « le miteux » ou « le Giraudoux du pauvre » ; ou Suzanne Flon qu’il admirait et qui fut la sublime interprète de L’Alouette à sa création.

Il n’y parle vraiment de lui que pour évoquer son souvenir de jeune employé du service des réclamations d’un grand magasin de Paris, après que la famille s’y était installée en 1918. Le premier dossier qu’il avait dû traiter concernait un balai commandé par la vicomtesse d’Éristal.

Elle ne l’avait pas reçu. Il s’y dépeint comme un petit jeune homme maladroit, mal assuré, rongé par l’ennui et consolé par la bienveillance des vendeuses.

Le jour où il alla voir son chef de service, sinistre et empesé, pour lui dire qu’il démissionnait, il se vit répondre : « C’est dommage, Anouilh ! vous aviez l’étoffe d’un bon réclamateur … ».

Mais on chercherait en vain des fragments de journal intime ou des esquisses de confession. Jean Anouilh était, de ce point de vue, plus parnassien que romantique, refusant d’exposer sa douleur et son mal pour reprendre le mot de Leconte de Lisle.

Rappelez-vous la scène où, condamnée à mort, Antigone seule avec Le Garde lui demande d’écrire sous sa dictée une ultime lettre à Hémon, puis se ravise en disant :

« Raie tout cela. Il vaut mieux que jamais personne ne sache. C’est comme s’ils devaient me voir nue et me toucher quand je serai morte. Mets seulement : pardon ».

S’il lui arrive de parler de lui, c’est toujours en relation avec les événements collectifs qui l’affectent ou lorsqu’il s’agit du théâtre.

 

La guerre d’abord, puis l’épuration.

En 1940, alors qu’il avait été réformé bien des années auparavant, il effectuait un service auxiliaire à Auxerre. Voici ce qu’il en dit :

« Je traîne ma vie qui a commencé par être crasseuse et exténuante dans une compagnie d’infanterie et qui s’est muée en un ennui mortel – mes tranquillités relatives au bureau du bataillon. Je fais à longueur de journée les célèbres « états néants » de tradition dans l’armée française ».

Prisonnier pendant deux mois, il est rendu à la vie civile. Il poursuit la rédaction d’Antigone commencée en 1940. Il l’achève en 1942 et la première a lieu le 13 février 1944. Quelques imbéciles voudront y discerner un soupçon de collaboration au prétexte que la pièce servirait les intérêts de l’occupant. Nous verrons, au contraire, qu’elle dresse une critique féroce de l’obéissance consentie par les médiocres à l’ordre injuste et stigmatise l’impuissance cynique du tyran.

Le Comité National des Écrivains (C.N.E.) mis en place le 30 mai 1945 fit comparaître Jean Anouilh et reconnut qu’il n’y avait pas de raison de le poursuivre. S’il avait, en effet, laissé publier des textes pendant la guerre dans des revues comme Aujourd’hui, Je suis partout et La gerbe, aucun de ces textes n’avait de portée politique. Dans le même temps d’ailleurs, il avait donné des articles à la revue Marianne qui s’affichait elle- même comme anti-hitlérienne. Et dès 1941, il avait protégé la femme de son ami et metteur en scène André Barsacq, Mila, une juive d’origine russe qu’il avait ainsi préservée des persécutions antisémites. Il n’en fit jamais état. C’est Bertrand Poirot-Delpech qui en attestera.

Pour autant, il n’avait pas hésité, en janvier 1945, à signer la pétition collective qui réclamait la grâce de Robert Brasillach. Sa signature y côtoie celles de Marcel Aymé, d’Albert Camus, de Paul Claudel, de Gustave Cohen, de Colette, de Jacques Copeau, de Georges Duhamel, d’Arthur Honegger, de François Mauriac, de Jean Paulhan, de Paul Valéry, etc …

 

Il attendra 1976 pour dire ce qu’il avait éprouvé face aux excès de l’épuration :

« J’ouvre les yeux, je vois partout la lâcheté, la délation, les règlements de compte. Je suis d’un coup devenu vieux en 1944, voyant la France ignoble ».

 

C’est la même France qui avait en 1940 inspiré à Georges

Bernanos la phrase terrible :

« À la voix du vieux maréchal, comme sous l’effet d’une purge amollissante, les consciences bien pensantes, jusqu’ici comprimées par la double terreur de la révolution et de la guerre, se relâchèrent toutes ensembles comme des ventres ».

Sa passion pour le théâtre remonte à l’enfance. Marqué par Cyrano de Bergerac, il s’essaie, tout jeune, à réécrire la pièce, mais s’aperçoit très vite que c’est une entreprise vaine et surtout qu’il ne peut tenir la distance. Il ne cesse cependant d’aligner des actes sur d’autres sujets et, évoquant ses débuts, écrira dans une lettre à Léopold Marchand :

« Il y a un mauvais moment à passer pour un jeune homme lorsqu’il doit se résigner à n’être pas Shakespeare ».

Est-ce pour s’en consoler qu’il dit plus tard dans un entretien avec Dominique Jamet :

« Pourquoi je fais du théâtre ? Pour m’amuser ? » Voulait-il dire que ce n’était qu’un jeu ?

Et pourtant, quelle extraordinaire fécondité : plus de soixante-dix textes dramatiques, nous rappelle Bernard Bugnot dans son introduction à l’édition de la Pléïade, dont soixante achevés et quarante-sept représentés.

 

Il aurait aimé faire davantage et jouer lui-même les pièces qu’il aurait écrites comme Molière ou Sacha Guitry.

Il a du mal à se situer par rapport à la tragédie. À dix-sept ans, dans une dissertation au Lycée Chaptal, il s’en était moqué à cause de l’inflation du discours, parlant même de « style d’avocat ». Et pourtant, les quatre pièces que j’ai choisi d’évoquer illustrent, à travers la relecture de quatre grands mythes, son sens aigu du tragique, son refus du déterminisme à la grecque, préférant exalter l’honneur de la transgression lorsque le sujet l’accomplit non par mysticisme mais pour soi-même en toute liberté.

Tels sont les trois thèmes de mon exposé.

 

I – JEAN ANOUILH ET LE SENS DU TRAGIQUE

 

Les grecs ont inventé le théâtre. D’un côté, à l’occasion des fêtes dionysiaques, le komos, ancêtre de la comédie, où le burlesque le dispute à l’ubris, où tout est hilarité, grossièreté, esprit ou folie. De l’autre, la célébration mystique de l’ananké, la nécessité, ce qui ne peut pas ne pas être.

La tragédie grecque magnifie une sorte de déterminisme imposé par les dieux à des créatures humaines, d’autant plus émouvantes qu’elles aspirent vainement à une transcendance. Il leur est d’autant plus douloureux de ne pas l’atteindre qu’elles en ont une plus haute idée : Agamemnon ne peut rien pour sa fille Iphigénie ; Œdipe est réduit à se punir des crimes qu’il n’a pas voulu commettre et Antigone est impuissante à conjurer la loi injuste.

Parce qu’il s’agit d’êtres d’exception, leur destinée inspire le phobos et l’eleos – la terreur et la pitié – et représente aux spectateurs que plus nous tentons d’être dignes de nos espérances, de notre idéal ou même de nos passions, plus nous sommes réduits au malheur, faute de liberté.

 

La tragédie ne peut émouvoir que les âmes les plus exigeantes. Un peuple au ras de la mangeoire n’a que faire de la tragédie.

Thierry Maulnier l’exprimait ainsi :

« Le théâtre est la confrontation d’une grande civilisation, de son humanisme et de ses valeurs avec les sources primitives et pures de l’angoisse, de la souffrance et de la mort ».

Jean Anouilh avait indiscutablement le sens du tragique. Dans l’une des quatre pièces objet de mon propos, Antigone, il fait s’exprimer le Chœur en ces termes :

« Et voilà. Maintenant le ressort est bandé. Cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul. C’est cela qui est commode dans la tragédie, on donne le petit coup de pouce pour que cela démarre, rien, un regard pendant une seconde à une fille qui passe et lève les bras dans la rue, une envie d’honneur un beau matin, au réveil, comme de quelque chose qui se mange, une question de trop qu’on se pose un soir … C’est tout. Après, on n’a plus qu’à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul. C’est minutieux, bien huilé depuis toujours. La mort, la trahison, le désespoir sont là, tout prêts, et les éclats, et les orages, et les silences ; tous les silences : le silence quand le bras du bourreau se lève à la fin, le silence au commencement, quand les deux amants sont nus l’un en face de l’autre pour la première fois, sans oser bouger tout de suite, dans la chambre sombre, le silence quand les cris de la foule éclatent autour du vainqueur – et on dirait un film dont le son s’est enrayé, toutes ces bouches ouvertes dont il ne sort rien, toute cette clameur qui n’est qu’une image, et le vainqueur, déjà vaincu, seul au milieu de son silence …

C’est propre, la tragédie. C’est reposant, c’est sûr … Dans le drame, avec ces traîtres, avec ces méchants acharnés, cette innocence persécutée, ces vengeurs, ces terre-neuve, ces lueurs d’espoir, cela devient épouvantable de mourir, comme un accident. On aurait peut-être pu se sauver, le bon jeune homme aurait peut-être pu arriver à temps avec les gendarmes. Dans la tragédie on est tranquille. D’abord, on est entre soi. On est tous innocents en somme ! Ce n’est pas parce qu’il y en a un qui tue et l’autre qui est tué. C’est une question de distribution.

Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir ; qu’on est pris, qu’on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu’on n’a plus qu’à crier – pas à gémir, non, pas à se plaindre -, à gueuler à pleine voix ce qu’on avait à dire, qu’on n’avait jamais dit et qu’on ne savait peut-être même pas encore. Et pour rien : pour se le dire à soi, pour l’apprendre, soi. Dans le drame, on se débat parce qu’on espère en sortir. C’est ignoble, c’est utilitaire. Là, c’est gratuit. C’est pour les rois. Et il n’y a plus rien à tenter, enfin ! »

 

Des quatre pièces que j’ai pris la liberté de choisir, Médée correspond à la définition magistrale de la tragédie selon Anouilh. Médée est tout entière dominée par la passion qu’elle éprouve pour Jason. Jason aime ailleurs. Il a une guerre à livrer et une passion à satisfaire. Médée, elle, livrée à la fatalité de sa jalousie, tue leurs enfants. Jean Anouilh a fait siens tous les ressorts tragiques traditionnels : une passion qui aliène, un désespoir qui rend fou jusqu’à infliger la mort et l’impossibilité définitive de renouer avec l’innocence.

Curieusement, c’est à Médée que s’applique le mieux la définition donnée par le Chœur d’Antigone, alors que, précisément, la relecture par Anouilh du mythe d’Antigone s’affranchit de la fatalité antique.

La rédaction d’Antigone a commencé en 1940 et s’est achevée en 42. Elle a été créée au théâtre de l’Atelier le 13 février 1944.

 

Médée, elle, date de 1948, année où elle est créée à Hambourg. Il faudra attendre cinq ans pour qu’elle soit ensuite représentée à Paris en 1953.

 

L’Alouette est composée en 1952 et jouée en 1953 à Paris, comme Médée. Et Becket ou l’honneur de Dieu est représentée pour la première fois le 2 octobre 1959.

 

Ces quatre chefs d’œuvre sont produits en moins de vingt ans.

 

¾ Antigone

 

Sophocle avait dépeint son héroïne comme vouée à la mort pour avoir opposé à Créon une loi plus forte que la sienne, celle des dieux à laquelle elle ne pouvait se soustraite sans se perdre elle-même. La loi divine lui faisait obligation d’enterrer son frère Polynice. Si elle contrevenait à la loi du tyran qui avait ordonné de laisser le cadavre du rebelle sans sépulture, c’était parce que son ordre des valeurs et sa soumission à la loi divine la contraignaient à braver la loi du tyran.

L’Antigone de Jean Anouilh épouse d’abord le même registre :

 

« Créon : Pourquoi as-tu tenté d’enterrer ton frère ? Antigone : Je le devais.

 

Créon : Je l’avais interdit !

 

Antigone : Je le devais tout de même. Ceux qu’on n’enterre pas errent éternellement sans jamais trouver le repos … ».

 

Mais en réalité, après que Créon lui aura représenté, en lui dévoilant des secrets d’État, que ses deux frères étaient « deux larrons en foire qui se trompaient l’un l’autre en nous trompant et qui se sont égorgés comme deux petits voyous qu’ils étaient pour un règlement de comptes », elle abandonnera le registre de l’impératif religieux et choisira de mourir par refus de la médiocrité qui menace toute existence humaine.

 

¾ L’Alouette

 

La Jeanne d’Arc peinte par Anouilh révèle le travail considérable de l’auteur à partir des minutes du procès, des textes écrits avant lui, tel celui de Charles Péguy et peut-être même a-t-il lu l’essai prodigieux de Bernanos, Jeanne relapse et sainte.

La merveilleuse enfant sur laquelle s’acharnent les plus hauts dignitaires de l’Église et non pas seulement quelques traîtres vendus à la cause des Anglais, est dépeinte en toutes ses dimensions : la jeune fille, réprimandée par son père, le soldat bravache, l’astucieuse conseillère d’un roi sans caractère, la mystique pure et l’infortunée petite paysanne captive que des esprits supérieurs, la fine fleur du haut clergé, tentent de briser au nom de l’Évangile.

Après qu’on lui a fait accepter le texte de son abjuration, elle n’est plus qu’une enfant embarrassée et dit simplement :

« Je fais un rond ou une croix ? Je ne sais pas écrire mon nom ».

Dans la déréliction de sa prison, elle parle à ses voix et dit :

« Sans doute, vous avez voulu cela, mon Dieu, et puis aussi que j’aie eu si peur de souffrir quand cet homme a dit qu’il ne pourrait même pas m’étrangler. Sans doute avez-vous voulu que je vive ? C’est bien. Il faudra que je réponde toute seule à cette question là aussi. Après tout, je n’ai été peut- être qu’orgueilleuse ? … Après tout, c’est moi qui ai peut- être tout inventé ? Cela doit être bon, aussi, d’être en paix, que tout devoir vous soit remis, et qu’on n’ait plus que la petite carcasse à traîner modestement, au jour le jour …

 

Cela devait être un peu trop grand pour moi, cette histoire … ».

 

Mais tandis que l’autre histoire nous rapporte une Jeanne se ressaisissant et retrouvant toutes ses forces spirituelles pour revenir sur son abjuration et son serment jusqu’à assumer la mort, – dans la version de Jean Anouilh, ce n’est pas l’obéissance à l’ordre divin qui la détermine, mais, comme Antigone, le refus d’une vie médiocre et désenchantée.

 

¾ Becket ou l’honneur de Dieu

 

Peut-être est-ce la pièce la plus accomplie de Jean Anouilh ? Henri II Plantagenêt, le normand régnant sur l’Angleterre, a pour compagnon d’armes et de débauches le jeune saxon de Hastings, subtil et cultivé, ancien séminariste, dont il fait son Chancelier. Ce roi malheureux en ménage nourrit à l’égard de Thomas Becket une admiration et une affection qui ressemblent presque à de l’amour. Il déteste la Reine, sa mère, qui ne lui a donné que la vie. Il méprise sa femme, sotte et frigide, toute convenue et contenue, médiocre et médisante. Il a envers elle des phrases affreuses :

« Votre ventre est un désert où je me suis égaré par devoir ».

Thomas Becket, lui, sert le roi avec loyauté et distance. Comme Chancelier, il tient tête au puissant clergé britannique, assure la protection du roi en guerre et se tient à l’écart de toutes les passions humaines, y compris à l’égard de sa fidèle Gwendoline qui quoiqu’attachée à lui comme esclave, s’en est éprise de toute son âme.

Pour arracher une paysanne aux désirs grossiers d’Henri II, il a accepté le donnant-donnant du roi, si bien qu’un soir, après banquet, le roi lui a demandé Gwendoline. Elle se suicide. Le roi se réfugie chez Becket qui ne lui témoigne aucune rancœur. Et pendant que le roi s’endort en faisant des cauchemars, Becket murmure :

« Mon prince … Si tu étais mon vrai prince, si tu étais de ma race, comme tout serait simple. De quelle tendresse je t’aurais entouré dans un monde en ordre, mon prince. Chacun l’homme d’un homme, de bas en haut, lié par serment et n’avoir plus rien d’autre à se demander, jamais.

Mais moi, je me suis introduit en trichant, dans la file – double bâtard. Dors tout de même, mon prince. Tant que Becket sera obligé d’improviser son honneur, il te servira. Et si un jour, il le rencontre …

Mais où est l’honneur de Becket ? ».

 

Son ennemi l’archevêque étant mort, le roi croit pouvoir compter sur la fidélité jamais démentie de son ami Becket et décide d’en faire l’archevêque de Cantorbéry, en dépit de ses objurgations.

Thomas Becket entre dans le rôle avec une détermination sans faille, presque ostentatoire. Il épouse les intérêts de l’Église contre le roi dont il avait été le chancelier. Il a enfin trouvé son honneur.

Après une tentative de conciliation entre les intérêts contradictoires de la monarchie et de l’Église, le roi, qui ne parvient pas à guérir de son amour déçu pour son ancien ami, le fait assassiner par ses barons sans que Becket oppose la moindre résistance.

Au pied de l’autel où il célèbre la messe lorsque les barons meurtriers entrent, il dit simplement : « Ah ! Voilà enfin la bêtise. C’est son heure ».

L’originalité particulière de Jean Anouilh est d’avoir parlé mieux que personne de l’essence de la tragédie, tout en prenant des libertés nouvelles avec elle.

Nous lui devons deux innovations :

– le refus du déterminisme religieux ou mystique ;

– l’exaltation de la révolte ou l’honneur de la transgression conçu comme un devoir envers soi-même.

II – LE REFUS DU DÉTERMINISME MYSTIQUE OU RELIGIEUX

 

Si j’ai choisi d’évoquer Médée, c’est parce que cette pièce de Jean Anouilh est dans la filiation des grandes tragédies antiques ou de celles de Racine.

 

A – MÉDÉE OU LA FATALITÉ DE LA PASSION

 

La fureur passionnelle de Médée rappelle irrésistiblement Phèdre en proie au tourment de la jalousie:

« Non ! je ne puis souffrir un bonheur qui m’outrage. Œnone, prends pitié de ma jalouse rage !

Il faut perdre Aricie ; il faut, de mon époux, Contre un sang odieux réveiller le courroux. Qu’il ne se borne pas à des peines légères … ».

 

Ou encore la fureur d’Hermione :

« Allons : c’est à moi seul à me rendre justice. Que de cris de douleur le temple retentisse.

De leur hymen fatal troublons l’événement,

Et qu’ils ne soient unis, s’il se peut, qu’un moment. Je ne choisirai point dans ce désordre extrême : Tout me sera Pyrrhus, fût-ce Oreste lui-même.

Je mourrai ; mais au moins ma mort me vengera. Je ne mourrai pas seule, et quelqu’un me suivra. »

 

Seule, de ces damnées de l’amour, Phèdre est victime de la vengeance divine : « C’est Vénus tout entière à sa proie attachée ! ». Mais, le tragique, pour Hermione ou Médée, est limité et circonscrit à la seule fatalité de la passion humaine sans référence à une malédiction divine. Il n’y a rien de religieux dans la folie de Médée, aucune référence à une fatalité supérieure ni à une loi non écrite qu’auraient imposée les dieux.

Jason et Médée sont enchaînés l’un à l’autre par la passion qui les a unis. Médée a tué sans relâche, son propre frère d’abord et, de Lemnos en Thessalie, tous ceux qui pouvaient barrer à Jason la route de l’ambition dans sa course à la toison d’or. Elle s’écrit :

« Je suis Médée chargée d’horreur et de crimes ».

Lassés l’un de l’autre mais inséparables, la fatalité de leur amour est aussi celle de leurs crimes. Tandis que Jason croit pouvoir s’en délivrer par l’oubli, Médée lui représente qu’ils sont indissociablement amalgamés. Et contre l’oubli auquel aspire Jason et que sa passion à elle lui refuse, elle oppose à nouveau la mort, cette fois-ci celle de sa fiancée et du roi son père, puis celle de leurs deux enfants qu’elle égorge puis la sienne même et lui crie :

« Ils sont morts, Jason ! Ils sont morts égorgés tous les deux, et avant que tu aies pu faire un pas, ce même fer va me frapper. Désormais j’ai recouvré mon sceptre ; mon frère, mon père, et la toison du bélier d’or est rendue à la Colchide ; j’ai retrouvé ma patrie et la virginité que tu m’avais ravies ! Je suis Médée, enfin, pour toujours ! Regarde-moi avant de rester seul dans ce monde raisonnable, regarde-moi bien, Jason ! Je t’ai touché avec ces deux mains-là, je les ai posées sur ton front brûlant pour qu’elles soient fraîches et d’autres fois brûlantes sur ta peau. Je t’ai fait pleurer, je t’ai fait aimer. Regarde-les, ton petit frère et ta femme, c’est moi. C’est moi ! C’est l’horrible Médée ! Et essaie maintenant de l’oublier !

 

B – LE TRAGIQUE ET LE DIVIN

 

En revanche, les trois autres pièces, Antigone, L’Alouette ou Becket, placent les personnages principaux au cœur d’un conflit où la relation avec le Divin crée la tension dramatique : Antigone qui veut accomplir la loi divine ; Jeanne d’Arc dont le cheminement terrestre lui a été dicté par ses voix célestes ; Becket qui n’entre en conflit avec le roi qu’à partir de l’instant où il s’est mis au service de Dieu.

Jean Anouilh était d’éducation catholique. Je ne sais rien de sa relation personnelle avec la foi de son enfance. En tout état de cause, il n’était pas encombré par une soumission à l’Église. Il était même plutôt anticlérical. Qu’on en juge par la fameuse réplique de Créon à Antigone :

« Tu y crois donc vraiment, toi, à cet enterrement dans les règles, à cette ombre de ton frère condamnée à errer toujours si on ne jette pas sur le cadavre un peu de terre avec la formule du prêtre? Tu les as déjà entendus la réciter au prêtre de Thèbes, la formule ? Tu as vu ces pauvres têtes d’employés fatigués écourtant les gestes, avalant les mots, bâclant ce mort pour en prendre un autre avant le repas de midi ? ».

Le portrait fait par Anouilh dans L’Alouette du personnage du promoteur est marqué de la même impertinence.

À Jeanne qui lui crie :

« Tu as menti chanoine ! Je ne suis pas si savante que toi, mais je sais moi que le diable est laid et que tout ce qui est beau est l’œuvre de Dieu ».

Le promoteur répond :

« Ce serait trop facile ! et trop bête ! crois-tu donc que le diable est bête ! il est mille fois plus intelligent que toi et moi réunis. Quand il veut tenter une âme, tu crois qu’il se présente à elle comme un chat au derrière empuanti, comme un chameau d’Arabie, comme une licorne épouvantable ? Dans les contes pour enfants peut-être ! … en réalité, le diable choisit la nuit la plus douce, la plus lumineuse, la plus embaumée, la plus trompeuse de l’année … Il prend les traits d’une belle fille toute nue, les seins dressés, insupportablement belle … »

Et l’archevêque Cauchon l’arrête :

« Chanoine ! Vous vous égarez. Vous voilà bien loin du diable de Jeanne si elle en a vu un. Je vous en prie, ne mélangeons pas les diables de chacun ».

Dans Becket, le personnage de Gilbert Folliot, évêque de Londres, témoigne d’une méchanceté qui le dispute à la médiocrité. De Becket, devenu chancelier d’Angleterre, il dit :

« Un diacre ! un pauvre diacre nourri dans notre sein !

traître ! petit serpent ! débauché ! sycophante ! saxon ! ».

 

Et lorsque Thomas sera devenu archevêque primat d’Angleterre, Gilbert Folliot criera sa haine au roi :

« Vous l’aimez, Altesse ! vous l’aimez encore. Vous aimez ce porc mitré, cet imposteur, ce bâtard saxon, ce petit voyou ! ».

On est évidemment loin du respect hiérarchique, à défaut d’être filial, que doit un évêque à son supérieur archevêque de Cantorbéry !

Certes, on rencontre de belles figures de clercs, mais ce sont les êtres les plus simples et les plus purs : le jeune frère Ladvenu, le meilleur allié de Jeanne, ou le petit moine saxon qui après avoir voulu assassiner Becket devient son plus fidèle disciple.

La dimension spirituelle des héros de Jean Anouilh ne doit rien à une allégeance quelconque au clergé antique ou à l’Église catholique. En revanche, les œuvres majeures dont je parle mettent en scène des hommes et des femmes épris d’absolu, au point que le spirituel est inséparable de leur destinée.

Leur sens mystique n’a rien de commun avec la sujétion grecque des mortels envers les dieux. Il est au contraire le vecteur de leur liberté. Ils récusent l’explication, par le dogme, du mystère de notre condition et illuminent d’une forme de ferveur tendre et humble leur attachement à l’humain.

Quelques exemples.

 

ANTIGONE :

 

« Comprendre … vous n’avez que ce mot-là dans la bouche, tous, depuis que je suis toute petite. Il fallait comprendre qu’on ne peut pas toucher à l’eau, à la belle eau fuyante et froide parce que cela mouille les dalles, à la terre parce que cela tache les robes. Il fallait comprendre qu’on ne doit pas manger tout à la fois, donner tout ce qu’on a dans ses poches au mendiant qu’on rencontre, courir, courir dans le vent jusqu’à ce qu’on tombe par terre et boire quand on a chaud et se baigner quand il est trop tôt ou trop tard, mais pas juste quand on en a envie ! Comprendre. Toujours comprendre. Moi je ne veux pas comprendre. Je comprendrai quand je serai vieille, si je deviens vieille. Pas maintenant ».

 

JEANNE

 

parlant au brave La Hire :

 

« Gros ballot ! gros lourdaud ! grosse tourte ! mais c’est plein d’imbéciles le paradis ! notre Seigneur l’a dit. Il n’y a peut-être même que ceux-là qui y entrent ; les autres, ils ont tellement eu d’occasions de pécher avec leur sale caboche, qu’ils sont tous obligés d’attendre à la porte. C’est rien que des copains au paradis ! ».

 

Plus loin, au promoteur qui vient de lui dire :

« … L’homme est impureté, stupre, visions obscènes ! L’homme se tord sur sa couche dans la nuit, en proie à toutes les obsessions de la bête …

Jeanne répond :

 

« Oui messire. Et il pèche, il est ignoble. Et puis soudain, on ne sait pas pourquoi (il aimait tant vivre et jouir, ce pourceau), il se jette à la tête d’un cheval emballé, en sortant d’une maison de débauche, pour sauver un petit enfant inconnu et les os brisés, meurt tranquille, lui qui s’était donné tant de mal pour organiser sa nuit de plaisir …

 

Le promoteur : Il meurt comme une bête dans le péché, damné, sans prêtre !

 

Jeanne : Non messire, tout luisant, tout propre et Dieu l’attend en souriant. Car il a agi deux fois comme un homme, en faisant le mal et en faisant le bien. Et Dieu l’avait justement créé pour cette contradiction ».

 

BECKET :

 

Le roi et Becket chassent et s’arrêtent chez des paysans misérables.

« Le roi : … Ce qui est curieux, c’est que ce soit si vilain et que cela fasse de si jolies filles ! Comment expliques-tu cela, toi qui expliques tout !

Becket : à vingt ans, avant d’avoir perdu ses dents et pris cet âge indéfinissable du peuple, celui-là a peut-être été beau. Il a peut-être eu une nuit d’amour, une minute où il a été roi lui aussi, oubliant sa peur. Après, sa vie de pauvre a repris, pareille. Sa femme et lui ont même dû oublier. Mais la semence était jetée ».

 

Jean Anouilh ou la passion de l’humain.

Ce va-et-vient du mystique au vivant rappelle les versets de

Charles Péguy :

« Que le spirituel couche toujours dans le lit de camp du temporel !

Que le spirituel ne manque point du charnel ! Que Dieu ne manque point de sa création ! ».

 

Jean Anouilh s’inscrit exactement dans cette tradition littéraire à l’opposé de celle d’un Jean-Paul Sartre pour qui « l’enfer c’est les autres » et bien éloignée des contorsions claudéliennes. Je ne puis m’empêcher de citer sa lettre de décembre 1948 à Jean-Louis Barrault après qu’il avait vu représenter Partage de midi :

« À travers toutes les beautés éparses du génie de ce vieux brigand, j’ai retrouvé le même ennui. Ça me fait à travers le génie, la poésie ou le fatras, l’effet d’une histoire de derrière de dame 1900, avec bidet, corset, passion, inconséquence féminine raisonnée de l’époque et hommes souffrant énormément dans leurs cols durs ».

Ce qui frappe sans doute le plus chez Jean Anouilh, c’est cette apparente contradiction entre le tragique inhérent à toute destinée, placée sous le signe de la mystique, et la liberté du personnage de choisir lui-même son destin.

 

III – LA LIBERTÉ REVENDIQUÉE JUSQU’À L’HONNEUR DE LA TRANSGRESSION

 

Les mystiques peints par Jean Anouilh sont en même temps des rebelles. Le mystique peut-il être quelqu’un d’autre qu’un rebelle ?

 

Antigone et la transgression

 

La scène centrale d’Antigone qui oppose la jeune fille à Créon commence par la revendication de la désobéissance à la loi injuste.

 

Le monarque se méprend d’abord sur ce qui anime sa nièce. Après l’échange que j’ai cité : « Créon : Je l’avais interdit – Antigone : Je le devais tout de même », Créon s’imagine qu’Antigone, ne l’a affronté que parce qu’elle avait pensé pouvoir jouir d’une immunité en raison de sa condition.

 

« Créon : Tu as cru peut-être que d’être la fille d’Œdipe, la fille de l’orgueil d’Œdipe, c’était assez pour être au-dessus de la loi.

 

Antigone : Non. Je n’ai pas cru cela.

 

Créon : La loi est d’abord faite pour toi, Antigone, la loi est d’abord faite pour les filles des rois !

 

Antigone : Si j’avais été une servante en train de faire sa vaisselle, quand j’ai entendu lire l’édit, j’aurais essuyé l’eau grasse de mes bras et je serais sortie avec mon tablier pour aller enterrer mon frère.

 

Créon : Ce n’est pas vrai. Si tu avais été une servante, tu n’aurais pas douté que tu allais mourir et tu serais restée à pleurer ton frère chez toi. Seulement tu as pensé que tu étais de race royale, ma nièce, et la fiancé de mon fils, et que, quoi qu’il arrive, je n’oserais pas te faire mourir.

 

Antigone : Vous vous trompez. J’étais certaine que vous me feriez mourir au contraire ».

 

Transgression assumée, revendiquée même, par un esprit libre et résolu.

À l’opposé, Créon est prisonnier de l’ordre qu’il a lui-même institué. Le chœur implore Créon de ne pas la laisser mourir, d’essayer de gagner du temps, de la faire fuir demain.

Créon répond :

« La foule sait déjà. Elle hurle autour du palais. Je ne peux pas ».

Son fils Hémon l’implore :

« Père, la foule n’est rien ! Tu es le maître ».

Créon : « Je suis le maître avant la loi. Plus après ».

Son sens de l’absolu a fait d’Antigone un être libre. Créon est enchaîné à l’ordre qu’il a lui-même prescrit.

Il ne prononce même pas lui-même la condamnation à mort de sa nièce.

C’est Antigone, elle-même, qui somme Créon de la faire mourir.

 

« Antigone : Qu’est-ce que tu attends pour me faire taire ? Qu’est-ce que tu attends pour appeler tes gardes ? Allons, Créon, un peu de courage, ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Allons, cuisinier, puisqu’il le faut ! ».

Ce n’est pas Antigone que l’on traîne au supplice. C’est elle qui contraint Créon à le lui infliger.

 

L’Alouette

 

Après qu’elle s’est résignée à abjurer, Jeanne se ressaisit. Nous verrons tout à l’heure sa parenté avec Antigone au moment d’assumer la mort. Mais quand elle se révolte, elle dit :

« Vous vous taisiez, mon Dieu. Et tous ces prêtres parlaient en même temps, embrouillant tout avec leurs mots. Mais quand vous vous taisez, vous me l’avez fait dire au début par Mgr Saint-Michel, c’est quand vous nous faites le plus confiance. C’est quand vous nous laissez assumer tout seul.

Hé bien, j’assume, mon Dieu ! je prends sur moi ! je vous rends Jeanne ! pareille à elle et pour toujours ! ».

 

Elle assume sa condamnation et sa mort par sa seule volonté. Maîtresse de son destin, comme Antigone, c’est elle qui décide :

« Appelle tes soldats, Warwick, appelle tes soldats, je te dis, vite ! », s’écrie-t-elle.

 

La transgression assumée par Becket

 

Becket, à l’inverse d’Antigone et de Jeanne, donne l’impression d’avoir obéi au roi qui l’a fait Archevêque de Cantorbéry après lui avoir confié la charge de Chancelier d’Angleterre.

Mais tout repose sur un malentendu : le roi a exigé que lui fût conférée cette dignité dans l’espoir qu’il le servirait en lui soumettant l’Église d’Angleterre.

Or, Becket qui cherchait son honneur se trouve soudain investi de l’honneur de Dieu. Il transgresse donc, délibérément, la volonté du roi et enfreint l’ordre de sa loi positive en refusant de soumettre ses prêtres et ses moines à la conscription obligatoire.

Le roi s’estime trompé et le persécute. Becket se réfugie en France dans un monastère le temps que sa colère retombe. Et puis, le moment venu, exprime à Dieu sa résolution.

« J’ai été à Vous comme un dilettante, surpris d’y trouver encore mon plaisir. Et j’ai longtemps été méfiant à cause de lui, je ne pouvais croire qu’il me faisait avancer d’un pas vers Vous. Je ne pouvais croire que la route était heureuse. Leurs cilices, leurs jeûnes, les réveils nocturnes où l’on vient Vous retrouver, sur le carreau glacé, dans l’écœurement de la pauvre bête humaine maltraitée, je ne puis pas croire que ce soit autre chose que des précautions de faibles.

Dans la puissance et dans le luxe, dans la volupté même, il me semble maintenant que je ne cesserai de Vous parler. Vous êtes aussi le Dieu du riche et de l’homme heureux, Seigneur, et c’est là votre profonde justice. Vous n’avez pas détourné Votre regard de celui qui a tout eu en naissant. Vous ne l’avez pas abandonné seul, dans son piège de facilité. Et c’est peut-être lui Votre brebis perdue (…).

 

Seigneur, je suis sûr, maintenant, que Vous avez voulu me tenter avec ce cilice, objet de tant de satisfactions sottes, cette cellule nue, cette solitude, ce froid de l’hiver absurdement supporté et les commodités de la prière. Cela serait trop facile de Vous acheter ainsi, au moindre prix.

Je quitterai ce couvent où tant de précautions Vous entourent. Je reprendrai la mitre et la chape dorée, la grande croix d’argent fin et je retournerai lutter à la place et avec les armes qu’il Vous a plu de me donner.

Il Vous a plu de me faire archevêque primat et de me mettre comme un pion solitaire, et presque aussi grand que lui, en face du roi, sur le jeu. Je retournerai à cette première place, humblement, laissant le monde m’accuser d’orgueil, pour y faire ce que je crois mon ouvrage. Pour le reste, que Votre volonté soit faite ! ».

 

Et au moment où dans sa cathédrale surgissent les barons meurtriers qui ne sont pas encore sûrs de vouloir le tuer, il échange avec eux ces quelques mots :

« Becket : On n’entre pas armé dans la maison de Dieu. Que voulez-vous ?

 

Premier baron : Que tu meures.

 

Deuxième baron : Tu as fait honte au roi. Fuis ou tu es mort !

 

Becket : C’est l’heure de l’office ».

 

Sa seule tristesse est que le pauvre petit moine, son servant de messe, assassiné avant lui, n’ait pas eu le temps de tuer un baron. Non seulement Becket n’a pas fui mais il assume sa mort. Ses derniers mots sont pour le roi, son ancien ami, le commanditaire du meurtre : « Pauvre Henri ».

 

Il ne meurt pas seulement en homme libre. Comme il a assumé cet honneur de Dieu si lourd, il a choisi d’assumer la mort à l’heure qu’il lui plairait de la lui envoyer.

Jean Anouilh ou l’honneur d’être libre jusque dans la transgression et la mort consentie.

 

B – LE REFUS DE LA VIE OU LE RESPECT DE SOI

 

Il me reste à vous dire quelques mots – les derniers – sur les libertés prises par l’auteur avec le mythe d’Antigone ou l’histoire de Jeanne.

Non que je veuille retrancher ni modifier quoi que ce soit à ce que je viens de dire, mais j’ai le souci de ne pas le trahir.

Antigone et l’Alouette, fidèles à un absolu qui ne s’accommode ni de l’ordre terrestre, ni de la raison d’État, ni des machinations politiciennes, assument l’une et l’autre leur mort ; mieux, elles la provoquent en toute liberté.

Mais l’une comme l’autre opèrent avant leur résolution héroïque un retour sur soi, que Jean Anouilh a imaginé, sans aucune référence aux créations qui ont précédé la sienne.

 

ANTIGONE

 

Pour décourager Antigone de mourir, Créon démystifie ses deux frères et les révèlent à leur jeune sœur tels qu’ils étaient : l’un et l’autre avaient essayé de faire assassiner leur père Œdipe. L’un et l’autre avaient essayé de vendre Thèbes au plus offrant. Ils se sont égorgés, dit-il,

« comme deux petits voyous qu’ils étaient, pour un règlement de comptes … ».

Et il poursuit :

« Seulement il s’est trouvé que j’ai eu besoin de faire un héros de l’un d’eux. Alors j’ai fait rechercher leurs cadavres au milieu des autres. On les a retrouvés embrassés, pour la première fois de leur vie sans doute. Ils s’étaient embrochés mutuellement, et puis la charge de la cavalerie argyenne leur avait passé dessus. Ils étaient en bouillie, Antigone, méconnaissables. J’ai fait ramasser l’un des corps, le moins abîmé des deux, pour mes funérailles nationales. Et j’ai donné l’ordre de laisser pourrir l’autre où il était. Je ne sais même pas lequel et je t’assure que cela m’est égal ».

Antigone, ébranlée par ces révélations terribles, décide de remonter dans sa chambre. Comme si la loi des Dieux ne lui importait plus, comme si le destin de Polynice pourrissant au soleil n’était plus son affaire, elle semble renoncer à sa rébellion. Elle se démarque de son aînée telle que l’avait décrite Sophocle.

Là se situe l’apport particulier d’Anouilh.

Soulagé par la résolution de sa nièce, Créon respire. Mais il va en faire un peu trop et se mettre à lui donner des conseils : « Marie-toi vite. Sois heureuse ». Il lui fait une description de la vie ramenée à une sorte de confort végétatif :

« La vie, c’est un livre qu’on aime, c’est un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu’on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison (…) La vie, ce n’est peut-être tout de même que le bonheur ! ».

Et c’est à ce mot qu’elle réagit d’abord comme dans un rêve, puis dans la révolte :

« Quel sera-t-il mon bonheur ? quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone ? quelle pauvreté faudra- t-il qu’elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? dites, à qui devra- t-elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre ? qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ? ».

Et un peu plus loin, cette phrase terrible :

« Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu’ils trouvent. Et cette petite chance, pour tous les jours si on n’est pas trop exigeant. Moi je veux tout, tout de suite – et que ce soit entier – où alors je refuse ! (…) Je veux être sûre de tout aujourd’hui et que cela soit aussi beau que quand j’étais petite – ou mourir ».

Ce n’est plus l’absolu d’un ordre supérieur imposé par une volonté divine qui dicte à Antigone d’aller jusqu’au bout du sacrifice d’elle- même. Ce qui l’avait conduite à la transgression n’avait pas de vraie consistance. Il lui reste la fidélité à son sens de l’absolu, à son refus de toute transaction avec la médiocrité, de toute compromission avec le réel.

L’Antigone de Jean Anouilh confrontée au quotidien ne peut tolérer aucune altération de son rêve.

 

L’ALOUETTE

 

Sans trahir aucunement Jeanne d’Arc, Jean Anouilh ajoute au personnage cette même part de lui-même.

Après son abjuration et avant de se ressaisir, elle reçoit dans sa prison la visite de Lord Warwick. Jeanne lui demande si cela n’aurait pas été mieux qu’on la brûlât. Warwick répond que pour le gouvernement du roi d’Angleterre, l’abjuration revient exactement au même.

En réalité, elle se posait la question à elle-même. Quelle différence pour elle ? Warwick lui répond :

« Une souffrance inutile. Quelque chose de laid. Non vraiment cela n’aurait pas été mieux. Cela aurait même été, je vous l’ai dit, un peu vulgaire, un peu peuple, un peu bête, de vouloir mourir coûte que coûte, pour braver tout le monde et crier des insultes sur le bûcher !»

Jeanne lui répond alors :

« Mais je suis du peuple, moi je suis bête … et puis ma vie n’est pas ornée comme la vôtre, monseigneur, toute lisse, toute droite, entre la guerre, la chasse, les plaisirs et votre belle fiancée … Qu’est-ce qui va me rester, à moi, quand je ne serai plus Jeanne ? »

Et Warwick de lui répondre qu’on va lui faire une vie très gaie et que tout s’arrange avec le temps.

Jeanne murmure :

« Mais je ne veux pas que les choses s’arrangent … Je ne veux pas le vivre, votre temps … Vous voyez Jeanne ayant vécu, les choses s’étant arrangées … Jeanne délivrée, peut- être, végétant à la Cour de France d’une petite pension ? (…) Jeanne acceptant tout, Jeanne avec un ventre, Jeanne devenue gourmande. Vous voyez Jeanne fardée, en hennin, empêtrée dans ses robes, s’occupant de son petit chien ou avec un homme à ses trousses, qui sait, Jeanne mariée ? »

Et Warwick de lui répondre :

« Pourquoi pas ? Il faut toujours faire une fin. Je vais moi- même me marier ».

Et Jeanne crie soudain d’une autre voix :

« Mais je ne veux pas faire une fin ! Et en tout cas, pas celle- là. Pas une fin heureuse, pas une fin qui n’en finit plus … ».

Antigone et Jeanne, par respect de soi, par fidélité à leur absolu, préfèrent la mort au quotidien fait de compromis, de lâchetés, de petits plaisirs jusqu’à l’assoupissement de la vieillesse.

Jeanne, Antigone ou plutôt Jean Anouilh.

Mesdames, Messieurs, Chers amis, j’ai conscience d’avoir été horriblement long et pourtant de n’avoir fait qu’effleurer cette œuvre immense. Aucun bavardage à son sujet ne peut évidemment remplacer sa lecture.

Cette œuvre n’a pas une ride. L’économie de moyens à laquelle tenait Jean Anouilh fait sonner juste ses dialogues. L’épaisseur humaine de ses personnages, des plus vils et des plus médiocres aux créatures les plus nobles et les plus attachantes, assure à son théâtre, malgré ce qu’il en pensait, une pérennité qui fera bientôt litière du purgatoire où il est enfermé.

Reste à expliquer cet étrange divorce entre la spiritualité qui anime ses héros et leur prédilection pour la mort plutôt que pour la vie. Bernard Beugnot qui a commenté dans « la Pléiade » deux tomes sur son théâtre et à qui j’ai emprunté plusieurs références donne une explication séduisante des contradictions de l’auteur :

« L’agilité technique, les répliques brillantes et spirituelles, l’ingéniosité des structures dramatiques demeurent une façade fragile qui ne parvient pas à dissimuler ou à surmonter le sentiment exacerbé d’une invincible solitude, non moins obsédante que le temps. Qu’il faille ou non y voir les marques de l’enfance, cette angoisse est ancienne ».

Certes, il n’y a pas de création sans une sensibilité intense qui ne soit écorchée par la moindre blessure.

Ce qui fait la singularité du génie de Jean Anouilh tient à l’alchimie qu’il opère entre l’absolu et l’humain, entre la chair et l’âme et à ce va-et-vient inspiré et pathétique des abîmes aux étoiles.

 

Paris, le 19 janvier 2011

 

Christian Charrière-Bournazel