L’avocat et les pouvoirs publics ou l’inaudible cacophonie

L’AVOCAT ET LES POUVOIRS PUBLICS

OU L’INAUDIBLE CACOPHONIE

 

Les institutions de la profession d’avocat ne cessent de se plaindre, souvent à juste titre, de ne pas être entendues ni suivies par les pouvoirs publics, de sorte que nous subirions des réformes inopportunes au lieu d’obtenir des ajustements ou des avancées profitables aux personnes physiques et morales que nous avons mission de servir.

Contrairement aux notaires ou aux experts-comptables, représentés les uns et les autres par des organes nationaux parlant au nom de tous les professionnels, les avocats, à la manière des tribus gauloises, ne peuvent avancer que dans le plus grand désordre, parfois les uns contre les autres.

Les organes représentatifs ne manquent pas et, avant la réforme de 1991, tous étaient conviés à s’exprimer, en rang d’oignons, séparément, devant les commissions des lois de l’Assemblée Nationale ou du Sénat ou auprès des hauts fonctionnaires de la Chancellerie : le bâtonnier de Paris ou son représentant, le président de la Conférence des bâtonniers, le président de la Fédération nationale de l’Union des jeunes avocats, l’Union des jeunes avocats de Paris, le Syndicat des avocats de France, l’Association nationale des avocats (devenue CNA), l’ANAH (Association nationale des avocats honoraires), et j’en oublie peut-être.

Comme si le métier d’avocat regroupait dans une sorte de disparate des personnes aux intérêts inconciliables qui n’auraient pas exercé la même profession, chacune des institutions ordinales, associatives ou syndicales tentait de faire passer son propre discours comme le morceau d’un ver coupé qui s’agite seul indépendamment des autres.

Pour remédier à cette déplorable anarchie fut créé en 1991 le Conseil national des barreaux, juste après la fusion des professions de conseil juridique et d’avocat. Son objectif était de susciter une unité de représentation de tous les avocats de France. Pour ne négliger aucune sensibilité, ni donner l’impression d’ignorer telle ou telle composante associative ou syndicale, le Conseil national des barreaux regroupe à la fois les représentants ordinaux des provinces, les représentants ordinaux de Paris et les représentants provinciaux et parisiens des diverses formations syndicales ou associatives en ce compris l’ACE, nouvelle venue depuis la réforme, ainsi enfin que toutes les listes créées à l’occasion de chaque élection pour faire valoir des intérêts ou des préoccupations particulières : « Avocats tout simplement », « Femmes et droit », etc …

L’histoire, quoique courte de ce nouvel organe, est riche en incidents et enseignements.

D’abord a persisté l’antagonisme entre le barreau de Paris qui représente 45 % du barreau français et la province atomisée en cent soixante barreaux différents qui élisent un président de la Conférence des bâtonniers, non par le suffrage universel de leurs membres mais par les bâtonniers en exercice, sachant que les anciens bâtonniers et les membres du collège ordinal province du Conseil national des barreaux participent aux travaux de la Conférence.

Le Conseil national des barreaux dont les membres sont élus pour trois ans est présidé successivement par un parisien, puis par un provincial. Cette règle de l’alternance a été respectée depuis vingt-quatre ans.

Pour autant, les frictions entre le président du Conseil national des barreaux et le bâtonnier de Paris ont constitué une constante. Elles sont portées au paroxysme lorsque le président du CNB est lui-même ancien bâtonnier de Paris.

Jusqu’en décembre 2008, ni le président de la Conférence des bâtonniers, ni le bâtonnier de Paris ne participaient aux travaux du Conseil national des barreaux, à qui pourtant la loi avait donné comme mission de représenter la profession toute entière.

L’information circulait donc très mal. Pour tenter d’établir un minimum de relations, il avait été créé un GIE constitué entre le président du CNB, le président de la Conférence des bâtonniers et le bâtonnier de Paris qui se réunissaient régulièrement pour tenter d’arrêter des positions communes.

Afin de renforcer l’unité, je conçus l’idée, à la fin de ma première année de bâtonnat, au moment des élections de 2008, d’être candidat au CNB pour y être élu comme membre du collège ordinal parisien. Bâtonnier en exercice de Paris, élu au CNB, l’assemblée m’a désigné comme vice-président aux côtés du président provincial de l’époque.

Comme mon successeur n’avait pas été candidat au CNB, j’ai pensé intelligent de faire que les statuts fussent modifiés pour que, bien qu’ils n’aient pas été élus, le président de la Conférence des bâtonniers et le bâtonnier de Paris soient membres de droit du bureau du Conseil national des barreaux. Du coup, le GIE n’avait plus d’intérêt.

Ainsi, me semblait-il que, désormais, les informations seraient immédiatement connues des trois instances et que les débats qui auraient lieu au sein même du Conseil national des barreaux permettraient d’aboutir à une position commune. Bref, j’avais cru que l’unité de la profession en serait renforcée.

Ce fut une erreur dont j’ai moi-même payé le prix. Une fois devenu président du Conseil national des barreaux, j’ai fait face à l’opposition conjuguée, plus souvent dissimulée que franchement déclarée, du président de la Conférence des bâtonniers et du bâtonnier de Paris.

Mon histoire personnelle n’a pas grand intérêt mais l’organisation même du CNB ne peut qu’aboutir à l’impuissance ou à des crises : le président, élu par une assemblée de quatre-vingt-deux personnes, n’est pas plus légitime que chacun des membres du bureau qui sont élus, comme lui, et qu’il n’a pas choisis. Au surplus, les statuts confèrent le pouvoir politique au bureau et non pas au président. Si le président donne de la voix tout seul dans l’intérêt même de la profession, il est critiqué. S’il se tait, il est déconsidéré. S’il doit se déplacer auprès d’un ministre ou d’un parlementaire, il ne doit pas oublier de s’y faire accompagner soit par les vice-présidents élus, soit par les vice-présidents de droit (bâtonnier et président de la Conférence) et éventuellement par tout le monde à la fois. Toute démarche individuelle est tenue pour une sorte de volonté orgueilleuse de s’affirmer seul en adepte de l’arbitraire.

En réalité, ce ne sont pas les débats d’idées qui divisent mais les querelles d’ego.

Qu’il me soit permis de citer un exemple frappant.

On se rappelle qu’en septembre 2011, la Cour de cassation avait rendu un arrêt très préoccupant : elle avait jugé que l’article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971 ne fait pas bénéficier du secret professionnel les correspondances échangées entre l’avocat et son bâtonnier puisque le texte n’en souffle mot.

Une première tentative de réforme avait été soumise à la Chancellerie par mes successeurs au bâtonnat de Paris rédigée sensiblement comme suit :

« Sont également couverts par le secret professionnel tous les échanges entre le bâtonnier et l’avocat ».

C’était excessif.

Un avocat peut consulter son bâtonnier sur un sujet d’ordre général et la réponse du bâtonnier constitue une interprétation à valeur de doctrine qui doit pouvoir être utilisée et non pas ensevelie sous la chape du secret.

J’avais, de mon côté, proposé un autre texte :

« Sont également couverts par le secret professionnel toutes les lettres échangées entre l’avocat et les instances ordinales dès lors qu’elles contiennent des éléments couverts par le secret professionnel ».

Ainsi était faite la distinction entre ce qui relève du secret et ce qui relève d’une information à caractère plus général.

La Chancellerie était d’accord. La Commission des règles et usages du CNB, à qui j’avais soumis ce projet, en était d’accord. Tout semblait donc pour le mieux, s’agissant d’un texte court qui pouvait, sans difficulté, faire l’objet d’un vote au Parlement.

À l’assemblée du mois de mai 2012, sans qu’on m’en ait prévenu à l’avance, j’ai découvert au moment même du vote que le président de la Conférence des bâtonniers et le bâtonnier de Paris s’étaient mis d’accord pour mettre en échec mon amendement, tel que ratifié par la Commission des règles et usages, au prétexte qu’il fallait une réforme beaucoup plus générale et beaucoup plus complète du secret professionnel auquel les deux institutions travailleraient pendant l’été.

Je fus donc mis en minorité. Le texte fut rejeté.

À l’assemblée générale du mois de septembre, un rapport important comportant plusieurs dizaines d’articles fut voté par l’assemblée à propos du secret professionnel. S’y trouvait exactement reproduit mon propre amendement, mais noyé dans le fatras des autres réformes proposées.

Naturellement, cet ensemble de règles nouvelles ne fut jamais proposé au Parlement qui aurait d’ailleurs dû consacrer une session spéciale à son examen.

Quatre ans après, nous sommes toujours sous le coup de la même jurisprudence de la Cour de cassation et les correspondances échangées entre l’avocat et le bâtonnier continuent à ne bénéficier d’aucune protection.

Je n’éprouve aucune amertume à titre personnel. Simplement, je trouve flétrissables ces réactions de coquelets qui craignent que dans la basse-cour un autre qu’eux ait des plumes plus voyantes.

Et c’est ainsi que le bateau-lavoir CNB, aujourd’hui sous l’autorité quasi exclusive d’un syndicat, vogue tant bien que mal d’un écueil à l’autre pendant qu’à intervalles réguliers, le barreau de Paris ou la Conférence des bâtonniers soufflent des rafales contraires qui le font tourner sur lui-même.

Lorsqu’un sondage fut organisé en décembre 2011 par le bâtonnier sortant du barreau de Paris, une réponse des avocats qui avaient bien voulu s’exprimer mérite réflexion : 73 % d’entre eux estiment que les avocats sont incapables de se faire entendre des pouvoirs publics.

C’est exagéré. Mais la désunion ne sert évidemment pas la cause des libertés que nous avons mission de défendre.

Un autre exemple, contraire cette fois, est éclairant.

Alors que les décrets d’application de la loi de transposition de la deuxième directive anti-blanchiment de 2007 avaient été déférés au Conseil d’État qui n’avait pas encore rendu sa décision, le Conseil national des barreaux avait pris l’initiative d’éditer un guide pour conseiller les avocats à bien dénoncer les soupçons qu’ils pouvaient concevoir envers leurs clients, dénonciation faite directement auprès de Tracfin.

Pour ma part, en accord avec le bâtonnier de l’époque, j’avais interdit la diffusion de ce memento au vestiaire de l’Ordre des avocats de Paris.

L’arrêt du Conseil d’État du mois d’avril 2008, faisant suite à un arrêt de la Cour d’arbitrage belge (devenue Cour constitutionnelle) et de la CJCE, a estimé que la déclaration de soupçons devait être faite au bâtonnier, institué comme filtre, afin de respecter le secret professionnel et ne pas laisser l’avocat seul en face d’une responsabilité qui implique, en réalité, de trahir son client sans le lui dire.

Fort de cet arrêt, au moment de la transposition de la troisième directive, celle du 26 octobre 2005, j’ai sollicité un rendez-vous auprès de plusieurs ministres. J’ai écrit à tous les parlementaires et j’ai reçu, à plusieurs reprises, le haut fonctionnaire de grande qualité qui était chargé d’organiser cette transposition.

Nous avons obtenu que le filtre du bâtonnier soit maintenu dans le texte de l’ordonnance de transposition ; que l’avocat ait le droit de dissuader son client ; qu’il lui soit interdit de correspondre directement avec Tracfin et que Tracfin n’ait pas le droit d’utiliser des informations qui lui auraient été adressées directement par un avocat.

Enfin, la fraude fiscale visée par la directive comme donnant lieu, en cas de soupçon, à dénonciation, même lorsqu’elle est prescrite ou qu’elle n’a pas été sanctionnée, a fait l’objet d’un décret du mois de juillet 2010 limitant à quatorze cas ce qui relève de l’obligation de déclaration de soupçons.

Le nouveau guide à l’usage des confrères porte le titre que j’ai suggéré, adopté à l’unanimité : « Dissuader pour ne pas dénoncer ».

La profession peut donc être entendue par les pouvoirs publics sur un sujet d’une extrême gravité, dès lors que le dossier a été étudié, l’argumentaire soigneusement préparé et les avocats unis en vue d’un combat juste.

Il en va de même de la garde à vue dont le régime a été aligné sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg après ses arrêts fondateurs de 2008 et de 2009, suivis du procès que j’avais intenté au nom de l’Ordre de Paris, avec l’appui de tout le Conseil de l’Ordre, contre les policiers qui avaient prétendu que nous n’étions que des « commerciaux dont les compétences sont proportionnelles aux honoraires » que nous percevons.

Là encore, la profession a montré une totale unité.

Malheureusement, comme l’avait très bien dit un ancien bâtonnier de Bordeaux, le Conseil national des barreaux fonctionne comme un parlement à la libanaise où chacun n’a qu’un seul souci : faire valoir le point de vue de l’organisation qu’il représente sans chercher une synthèse positive ni même, en cas de désaccord, garder un silence réservé.

Tout le monde hurle à qui mieux mieux.

Cette profession qui est donc faite pour inventer tous les jours de nouvelles solutions juridiques afin de résoudre des problèmes sans cesse nouveaux ou différents, qui est créatrice de droits comme l’a dit si bien M. Louis Assier-Andrieux, est donc incapable, lorsqu’il s’agit d’elle-même, de renoncer à ses conservatismes corporatistes ou à ses dogmatismes.

Il a été impossible de promouvoir l’interprofessionnalité fonctionnelle entre experts-comptables et avocats, alors que l’interprofessionnalité capitalistique est en marche, ce qui ne sert pas d’adord l’intérêt des consommateurs du droit et du chiffre, mais prioritairement celui des professionnels.

Il a été impossible jusqu’à aujourd’hui de faire progresser l’idée de l’avocat salarié de l’entreprise, jouissant des mêmes garanties en matière de secret qu’un avocat libéral et bénéficiant, en cas de licenciement, d’une juridiction d’exception constituée d’un représentant du MEDEF et du bâtonnier.

Or, dans la plupart des pays d’Europe, comme au Canada ou aux États-Unis, l’avocat salarié de l’entreprise ne pose aucun problème depuis près de cinquante ans.

Enfin, arcbouté sur la postulation, comme si l’on était devenu avocat uniquement pour être la boîte aux lettres d’un autre, nos confrères ne réfléchissent même pas qu’il n’existe de postulation ni devant la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg, ni devant la Cour de justice des communautés européennes qui siège à Luxembourg. En tout état de cause, les avocats ont besoin les uns des autres lorsqu’ils vont d’une ville à l’autre pour être assistés sur place par quelqu’un qui connaît l’administration judiciaire locale et les habitudes de ses représentants.

Bref, la désespérance n’est pas mon fort. J’espère, au contraire, de toutes mes forces, que les soixante mille avocats français, désireux de cette unité, condition d’une représentation forte, sauront convaincre leurs élus qu’ils ne sont que leurs mandataires.

Par définition, le mandataire doit être fidèle et s’il ne l’est pas doit pouvoir être révoqué.

La soif d’un titre glorieux ne suffit pas à justifier que l’on soit candidat et celui qui est élu ne doit être l’objet d’une seule obsession : serai-je aujourd’hui digne de l’honneur qui m’a été fait ? Comment, au risque de m’oublier moi-même, puis-je servir ma profession et fortifier son unité ?

Tout le reste n’est que petits jeux de petits élèves dans une obscure cour de récréation.

Christian Charrière-Bournazel

Ancien bâtonnier de l’Ordre

Ancien président du Conseil national des barreaux