DU PROCÈS À L’ŒUVRE D’ART : L’IMPOSSIBLE TRANSPOSITION

CCB/VP

10.08.09

DU PROCÈS À L’ŒUVRE D’ART : L’IMPOSSIBLE TRANSPOSITION

Un abîme sépare le procès du théâtre, du roman ou du film. Le cérémonial judiciaire prétend faire jaillir la vérité ou du moins s’efforce d’obtenir que la vérité judiciaire soit la plus proche possible de la vérité objective. Au contraire, nous savons qu’au théâtre, il s’agit de « faire par tous les artifices possible plus vrai que le vrai » (Hugo).

Croire que l’audience serait un théâtre où, à la manière des acteurs, s’évertueraient procureurs et avocats afin de séduire un public acquis à l’œuvre qui se répète serait une erreur grossière.

Que soient représentées fidèlement sur la scène du Châtelet, par exemple, les innombrables audiences du procès Barbie ou du procès Papon, personne n’y verrait une œuvre. La vie est faite aussi de vides, d’approximations, de redites. L’art ne supporte ni les temps morts, ni les scories.

La seule parenté entre l’interprète et le professionnel de la barre réside dans leur faculté propre à séduire (et non pas à tromper) par leur présence, leur gestuelle et leur voix. Il ne s’agit que de techniques accessoires. Contrairement au sophiste, le rhéteur est tel que doit être l’avocat. Il « cultive le beau pour exprimer le vrai », selon le mot de Sénèque. L’acteur, lui, doit se métamorphoser autant qu’il peut pour s’identifier à une créature imaginaire que le public connaît déjà et veut reconnaître.

Au contraire, l’avocat doit faire découvrir un être inconnu mais bien vivant à la manière d’un « passeur d’hommes ». Cette création qui s’élabore aux yeux des juges à partir d’un être de chair et de sang jusque-là anonyme est aux antipodes de la reproduction fidèle à quoi doit tendre un comédien pour devenir un autre que lui-même, élaboré avant lui et parfois connu de tous : n’est pas Antigone qui veut.

Si le processus judiciaire fascine les dramaturges, les romanciers, les cinéastes, il le doit à sa dimension tragique. Thierry Maulnier a défini la tragédie comme « la confrontation d’une grande civilisation, de son humanisme et de ses valeurs avec les sources primitives et pures de l’angoisse, de la souffrance et de la mort ».

Qui juge qui ? en vertu de quel pouvoir ? selon quelles lois légitimes ? et dans quelle ignorance de la liberté ou de la prédestination de l’autre qu’on juge ?

Toutes les transpositions d’un procès en une œuvre n’ont pas le même objet. La Farce de Maître Pathelin ou les dessins de Daumier représentent une charge grossière contre l’avocat présumé habile à mentir, content de lui et dérisoire.

D’autres œuvres sont l’expression d’un regret : on refait le procès perdu à travers un récit qui doit convaincre de l’erreur judiciaire commise : Le pull-over rouge ou Omar m’a tuer en sont des exemples.

Certains livres se présentent sous forme de comptes-rendus d’audiences comme celui de James de Coquet, La justice poursuivant le crime. Les souvenirs de tel ou tel chroniqueur judiciaire redonnent vie avec talent aux procès auxquels ils ont assisté. Les récits d’historiens sont dans la même veine : l’affaire Barbie, le procès Papon intéressent la mémoire collective et la contraignent à ne pas oublier.

Le procès peut aussi inspirer une création romanesque pure : il n’est pas l’objet du livre, mais il suscite le livre. Il aura été le point de départ à partir duquel Stendhal élabore Le rouge et le noir, extraordinaire plaidoirie qui ne peut conduire qu’à l’acquittement malgré le crime.

Douze hommes en colère ne peint pas le procès, mais le délibéré. C’est une pièce unique où l’on voit comment une sorte de certitude commune se désagrège à l’occasion d’une maïeutique contraignant chacun à rentrer en soi pour y voir sa propre conviction se dissoudre.

Des œuvres ont été consacrées à des innocents mythiques : le procès de Jeanne d’Arc, mis en scène par Charles Péguy, L’Alouette d’Anouilh, Le procès à Jésus ou encore les œuvres qu’a inspirées Thomas Moore. Elles illustrent la tragique imperfection de la justice humaine broyant des saints ou des génies.

C’est là que réside indiscutablement la dimension tragique du procès : en un lieu, en un temps, en fonction d’un corpus de croyances ou de valeurs, une personne humaine est exclue du monde des vivants pour rayonner pendant des siècles, voire des millénaires, comme un phare pour l’humanité.

Une pièce de Sophocle en est l’archétype : aucune discussion n’est possible sur la culpabilité puisqu’Antigone revendique l’infraction commise contre la loi positive au nom de celle des dieux. Peu importe la procédure suivie dont nul n’a soutenu qu’elle aurait été irrégulière, pas plus que les droits de la défense dont on se ridiculiserait à dire qu’ils ont été violés.

Elle est l’accusée, elle est son propre avocat et elle est le juge de son juge. Son refus de se soumettre à une loi qu’elle estime injuste au nom de valeurs supérieures ne lui épargne pas la mort : quel accusé pourrait-il être entendu lorsque pour justifier son crime, il invoque l’illégalité de la loi contraire à celle des dieux ? Et voici qu’au moment d’être emmurée vivante, elle lègue à l’humanité toute entière un ordre supérieur du droit qui s’impose aux plus puissants tyrans.

Kafka démontrera à son heure l’inanité du procès. Sophocle, lui, avait mis en lumière le décalage entre notre soif de justice et l’infirmité de nos institutions judiciaires.

Le procès, sans lequel la loi n’a pas de force, nous le percevons comme une nécessité. Mais nous tremblons d’effroi quand nous songeons aux innocents persécutés ou condamnés. Ce va-et-vient de l’une à l’autre pensée est la condition même d’une plus grande exigence à l’égard de nos juges. Une justice relative ne peut prononcer que des peines relatives et les juges ne doivent signer leurs arrêts que d’une main qui tremble.

Le théâtre constitue précisément le moyen d’expression de cet absolu que l’être humain, croyant l’approcher, ne peut que dénaturer, faisant ainsi de chaque condamné une sorte de martyr.

Christian Charrière-Bournazel

Avocat au Barreau de Paris