Discours-Conférences

Monsieur,

Lorsque Vincent Voiture eût achevé le vingt-quatrième sonnet qu’une étrange règle du jeu lui avait imparti d’écrire sur la mort d’un perroquet, tout demeurait encore à dire sur ce sujet toujours vierge : il lui restait à composer le vingt-cinquième.

Sachez, Monsieur, que la Conférence, comme Vincent Voiture, peut débattre de tout longuement, mais pas avec n’importe qui.

Les Secrétaires ne sont pas ridicules ; ils sont seulement précieux.

A la seule question qui vous agite vraiment depuis toujours – « Suis-je digne de la Conférence ? – la réponse vous est donnée par votre conscience elle-même : auriez-vous supporté, à cette heure tardive d’une des ultimes soirées de ce millénaire expirant, que nous nous séparions ainsi sans nous être une dernière fois demandé si la mère de Bruno – pardon de Brutus – aurait dû avorter ou si au XXIème siècle les premiers Secrétaires seront nécessairement chinois ?

Seules comptent les réponses que l’on donne aux questions que personne n’a posées.

N’est-ce pas l’exercice favori du journaliste et du politologue ?

Voici les deux miennes.

La première est en forme de rêve ou de réminiscence.

Un lointain descendant de David, issu de Nazareth et né à Béthléem, auquel je suis personnellement très attaché, prophétisait un monde où il n’y aurait plus ni gentil, ni romain, ni juif, ni grec ; mais des hommes et des femmes semblables et distincts, enfants d’un même dieu ? frères du moins par la terre ! Plus de nations craintives ou jalouses, d’Etats souverains, de peuples asservis ; plus de passion du sol, de tyrannie des dogmes, d’écrasement par l’or.

A peine sorti de la glaise, l’homme enfin relevé, debout, le regard clair, fier, humble et chaleureux, répéterait inlassablement dans une langue nouvelle comprise de tout l’univers (Adieu Babel ! Adieu Voiture !) les vers de Lamartine :

« Je suis concitoyen de tout homme qui pense

La liberté c’est mon pays !  »

ou de Rimbaud :

« O Insensé qui crois que je ne suis pas toi !  »

Mais il y a Brutus !

Et voici ma deuxième réponse, que je puise aux sources du mythe grec revisité par Jean Anouilh.

Vous vous rappelez comment Créon tente d’abord de dissuader Antigone de mourir. Il lui raconte l’histoire qu’elle ne connaissait pas, celle d’Etéocle et de Polynice, celle de ses frères.

L’un comme l’autre avait tenté de faire assassiner leur père. L’un et l’autre avaient essayé de vendre Thèbes au plus offrant.

Ces « deux petits larrons en foire qui se trompaient l’un l’autre en nous trompant » s’étaient livré bataille jusqu’à la mort.

A l’issue, Créon avait fait rechercher leurs cadavres au milieu des autres.

Ecoutons-le :

« On les a retrouvés embrassés – pour la première fois de leur « vie sans doute. Ils s’étaient embrochés mutuellement, et puis la « charge de la cavalerie argyenne leur avait passé dessus. Ils étaient « en bouillie, Antigone, méconnaissables. J’ai fait ramasser l’un des « corps, le moins abîmé des deux, pour mes funérailles nationales et « j’ai donné l’ordre de laisser pourrir l’autre où il était. Je ne sais « même pas lequel et je t’assure que cela m’est égal. »

Mes amis ! La leçon est claire : nous n’aurons droit, envers Brutus, au repos de l’indifférence que lorsqu’il sera mort. Dans l’intervalle, il n’est que de veiller et se battre. Il ne nous aura pas. Il ne nous aura pas vivants !

Le 24 février 1999