REVUE CONSTITUTIONS

REVUE CONSTITUTIONS

CCB/CA

Première question :

La question de constitutionnalité arrive-t-elle trop tard alors que le contrôle de conventionnalité contribue à assurer la protection des droits fondamentaux ?

Réponse :
La question de contrôle de constitutionnalité est posée depuis les années 1970. Elle fait l’objet de débats récurrents. Les présidents de la République successifs, Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand, avaient laissé entendre qu’ils réaliseraient cette réforme à l’aide d’une révision de la Constitution qui n’a pas abouti.

Il était donc grand temps que la France, à l’instar des États-Unis et d’un nombre important d’États européens, inscrive le droit pour tout citoyen, à l’occasion de toute procédure devant n’importe quelle juridiction de droit commun, de soulever une exception d’inconstitutionnalité éventuellement transmise à la juridiction suprême.

Auparavant, dès la présidence de Monsieur Valéry Giscard d’Estaing, le contrôle de conventionnalité avait été admis en France, au bénéfice de tout citoyen, une fois épuisés les recours internes ou en cas d’absence d’un recours effectif. Voilà plus de vingt-cinq ans que cette voie a été ouverte.

Nombre d’États d’Europe l’avaient institué avant la France alors que notre histoire aurait dû conduire notre pays à en être le promoteur.

Un nombre considérable de décisions de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg ont été prononcées explicitant les principes contenus dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, dont la France a dû tenir compte en modifiant sa législation ou sa jurisprudence.

La jurisprudence de la Cour de Strasbourg fait partie du corpus juridique auquel la France est soumise, comme d’ailleurs la Cour de justice des communautés européennes de Luxembourg. Les principes fondamentaux énoncés dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et mis en œuvre par la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg, s’imposeront au juge constitutionnel lorsqu’il sera saisi d’une exception d’inconstitutionnalité.

2ème question : Comment envisagez-vous le rôle de « filtre » joué par les juges d’abord saisis, puis par le Conseil d’Etat puis la Cour de cassation ? Ce dernier « filtre » vous semble-t-il indispensable ?

Réponse :

Le premier  juge saisi d’un litige constitue un premier filtre. S’il estime que la question préjudicielle n’a pas de pertinence, son  jugement, sur ce point comme sur les autres, sera examiné ensuite par la Cour d’appel puis par la Cour de cassation, ou par le Conseil d’État, selon la nature de la juridiction initialement saisie.

Si la question est jugée pertinente, elle sera cependant soumise au filtre d’une des deux juridictions suprêmes. Leur rôle sera, me semble-t-il, de vérifier que la question posée n’a pas déjà été jugée. Ce rôle de filtre est destiné à éviter l’encombrement du Conseil constitutionnel, tout plaideur pouvant avoir la tentation de discuter la loi dans chaque procès qu’il initie ou qu’il subit. Ce ne serait pas raisonnable. Mais il reviendra aux juridictions suprêmes de ne pas perdre de vue qu’une décision rendue par le Conseil constitutionnel, sur le recours formé par des parlementaires contre une loi, n’a pas nécessairement épuisé la matière, ou que des circonstances nouvelles peuvent légitimer l’exception soulevée.

Nos réflexions me paraissent donc d’importance : l’institution d’un filtre est raisonnable. Ce filtre ne doit pas devenir un mur infranchissable. Il faut donc une formation des juges eux-mêmes, comme des avocats, pour manier l’exception d’inconstitutionnalité, avec toute la rigueur nécessaire dans le sens de l’efficacité et non dans un but dilatoire. A cet égard le rôle des avocats sera extrêmement important puisque c’est à eux qu’il appartiendra de développer des moyens de droit qui conduiront les juges à réfléchir et à donner des solutions nouvelles. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs marqué son désir de voir les avocats soutenir devant lui les exceptions qu’ils auront soulevées et qui auront été jugées pertinentes par les magistrats assurant le rôle de filtre.

3ème question : Quelle appréciation portez-vous sur le caractère prioritaire de la question de constitutionnalité, et l’articulation entre le droit constitutionnel et les droits européens dans le cadre de cette nouvelle procédure ?

Réponse :

Le contrôle de constitutionalité aura priorité sur le contrôle de conventionnalité. En effet l’appréciation de la conventionnalité est du ressort des juges du procès. Le contrôle de constitutionalité est du seul ressort du Conseil constitutionnel. Il semble donc logique que le contrôle de l’adéquation entre une loi interne et la Constitution soit jugé avant que soit dit si une loi, apparemment constitutionnelle, se heurte à une convention internationale.

Simplement cela impose que le contrôle de constitutionnalité soit effectué dans des délais rapides pour ne pas allonger exagérément les procédures.

C’est pourquoi le constituant et le législateur ont prévu des délais rapides et des procédures accélérées pour le contrôle de constitutionnalité. Reste à voir comment la pratique s’organisera.

Pour être plus précis, il faut rappeler que le contrôle de conventionnalité qui appartient d’abord au juge du fond peut être mis en œuvre de deux manières :

. la première concerne l’adéquation entre la législation interne et le Traité de Rome. D’ores et déjà, par voie de question préjudicielle posée à Luxembourg, toute juridiction de droit interne peut poser la question à la CJCE. Cette question préjudicielle sera donc examinée après le recours en inconstitutionnalité ;

. l’autre procédure est celle qui soumet à la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg une procédure achevée, une fois les recours internes épuisés. La Cour de Strasbourg ne peut pas être saisie par la voie d’une question préjudicielle.

La priorité du contrôle de constitutionnalité sera donc nécessairement un facteur d’allongement des procédures. Mais il ne faut pas oublier ce que disait Montesquieu : « Les longueurs, les embarras, le coût même de la justice sur le prix que chaque citoyen paye pour sa liberté ».

Quant aux relations entre le droit constitutionnel et les droits européens, les solutions judiciaires apportées tant par la Cour de justice des communautés européennes, qui «dit pour droit », que par la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg, sont un facteur d’unification.

Ce sont les juges de Strasbourg qui ont pour mission d’unifier les différentes visions judiciaires des quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe, signataires de la Convention du 4 novembre 1950.

C’est la Cour de justice de Luxembourg qui opère l’unité par le droit entre les vingt-sept nations membres de l’Europe Unie, par-delà les guerres qu’elles se sont faites pendant des siècles et les cultures différentes qui ont marqué leur histoire respective.

Ce travail ne se fait pas en un jour. Mais il se fait. Il n’y a pas à craindre de contradictions entre la jurisprudence de Luxembourg et celle de Strasbourg puisque désormais, comme je l’ai dit, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et la  jurisprudence de la Cour de Strasbourg font partie du corpus juridique que doit appliquer la Cour de justice des communautés européennes de Luxembourg (arrêt Bosphorus)

4ème question : dans quelle matière estimez-vous que la question de constitutionnalité sera appelée à connaître les plus grands développements ?

Réponse :

A l’évidence, les questions les plus nombreuses porteront sur les droits de la personne humaine et la conformité des procédures internes, notamment en matière pénale, avec le droit supranational qui s’impose à nous. Deux exemples simples me viennent à l’esprit : les Belges qui avaient le pouvoir de saisir la Cour constitutionnelle belge (naguère Cour d’arbitrage) ont obtenu un arrêt sur la deuxième directive européenne antiblanchiment, laquelle avait elle-même posé une question préjudicielle à la Cour de justice des communautés européennes de Luxembourg qui a répondu par un arrêt du 27 janvier 2008.

En France, les avocats ne disposaient d’une telle faculté car le Conseil constitutionnel était enfermé dans le délai d’un mois pour rendre des décisions sur le seul recours des parlementaires. La Cour constitutionnelle de Karlsruhe a elle-même une activité considérable en matière des droits de la personne humaine : c’est elle qui a jugé qu’en raison du droit au travail, un avocat qui n’a pas assez de dossiers pour assurer sa vie quotidienne, peut en même temps exercer une autre activité si elle n’est pas incompatible avec les principes fondamentaux et l’éthique de la profession.

5ème question : Le rôle du contrôle constitutionnel dans le système juridictionnel français sera-t-il selon vous profondément transformé par cette réforme ?

Réponse :

Le Conseil constitutionnel, par l’effet de la réforme, voit son rôle juridictionnel considérablement accru. On a pu lui reprocher dans le passé, à quelques reprises, un rôle plus politique que juridique. Aujourd’hui, le président du Conseil constitutionnel, son secrétaire général et ses membres sont conscients de l’importance juridique que va revêtir l’institution : ils ont manifesté un souci, qu’il faut saluer, de laisser toute leur place aux avocats des parties pour que la procédure y soit régie conformément aux droits de la défense et au respect du contradictoire. Le Conseil constitutionnel devient dès lors une juridiction suprême à part entière du système juridictionnel français. Plus qu’une réforme, c’est une révolution.

6ème question : Conviendra-t-il de reconnaître l’autorité de la chose interprétée par le Conseil  et dans l’affirmative quelle portée lui conférer?

Réponse :

Les décisions du Conseil constitutionnel devront avoir la qualité de « chose interprétée ». On sait par ailleurs que les membres du Conseil constitutionnel auront le souci de ne pas être prisonniers d’une jurisprudence lorsque les circonstances ont chargé et que ce qui avait été jugé peut, à l’occasion d’une nouvelle espèce, faire l’objet d’une nouvelle interprétation. Doit-on craindre un gouvernement des juges ? Pas plus qu’aux États-unis, au Canada, en Belgique ou en Allemagne. Dès lors que la nomination des juges constitutionnels est faite en fonction de leurs qualités éminentes et de leur parcours individuel, et puisque leurs fonctions leur sont dévolues pour neuf années, on ne saurait craindre qu’ils soient prisonniers d’une quelconque subordination à l’égard de ceux qui les ont nommés.

Ils sont garants de plus d’indépendance que les représentants de la nation dont les lois sont fonction des sensibilités politiques d’une majorité, tandis que les membres du Conseil constitutionnel sont exempts de toute discipline de parti. Ils permettront ainsi, par les interprétations qu’ils donneront des lois, par une influence qu’ils exerceront sur les législateurs, d’éviter les apostrophes du genre de celle que l’on a pu entendre il y a plus de vingt ans à l’Assemblée Nationale : « Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaires ! »

7ème question : Vous semble-t-il nécessaire d’engager une politique de formation spécifique des juges et des avocats sur cette nouvelle procédure tant en ce qui concerne la formation initiale que la formation continue ?

Réponse :

Une  formation spécifique est absolument nécessaire. L’École de formation du barreau de Paris va s’en préoccuper immédiatement. L’Institut de formation continue du barreau de Paris, de même. Et l’École nationale de la magistrature se soucie déjà de former les futurs juges à cette nouvelle technique.

Il n’y a pas de bonne justice sans magistrats ni avocats rigoureux et compétents. Une démocratie a besoin de juges bien formés, éclairés par des avocats de qualité.

Une nouvelle page de notre histoire juridique et juridictionnelle s’ouvre. A titre personnel, je m’en réjouis.

Christian Charrière-Bournazel

Bâtonnier de l’Ordre des avocats de Paris

Le 30 novembre 2009