JUGER : UN POUVOIR OU UN DEVOIR ?

CCB/VP

28.05.13

JUGER : UN POUVOIR OU UN DEVOIR ?

La justice remplit deux fonctions : elle tranche les différends entre des parties qui s’affrontent. Elle constate et sanctionne un manquement à la loi. Elle n’est légitime qu’en lui étant soumise au moment de dire qui a raison ou lorsqu’elle doit en réprimer la transgression.

Voilà pour la théorie.

Ces évidences, exprimées de manière simpliste, permettent de mesurer les faiblesses ou les perversions de notre système judiciaire.

La première s’observe à chaque fois qu’un juge donne l’impression d’être moins soucieux de son service que de son pouvoir. La seconde, c’est lorsqu’il cesse d’être indépendant de son propre système de valeurs et le fait prévaloir sur l’ordre du droit, sous prétexte qu’il serait moralement discutable à ses yeux. La troisième survient à chaque fois que la justice est instrumentalisée par le pouvoir qui, faute de remédier au désordre des forces ou à l’injustice sociale, attend des juges qu’ils légitiment ses propres carences. Faute d’éduquer, de prévenir ou d’amender, on incarcère grâce aux juges.

Revenons à l’essentiel.

L’être humain a besoin de justice. C’est une des passions les plus fortes qui nous habite tous au point que nous attendons des juges ce qu’ils n’ont pas le pouvoir de donner. Un litige ne peut pas être résolu en cinq minutes. Le juge est contraint souvent d’hésiter entre deux injustices. Il ne peut pas davantage réparer le malheur subi par une victime : il est impuissant à restituer son intégrité à la femme violée, ne peut pas guérir l’infirme ni faire revivre l’enfant assassiné.

Il existe un écart infranchissable entre notre soif de justice et la modestie de la réponse judiciaire, la plupart du temps incomplète, parfois injuste et définitivement inapte à nous préserver des risques inhérents à notre condition humaine.

Le premier acte de sagesse consiste à ne pas attendre de la justice ce qui est hors de son pouvoir, tout en exigeant d’elle qu’elle remplisse humainement et dignement le service qu’elle nous doit.

Il faut d’aussi éminentes qualités et peut-être davantage encore pour être un bon juge que pour être un grand avocat.

L’avocat est au service d’une cause, d’une vérité, d’une personne. Il est engagé à ses côtés non pas comme un mercenaire, mais comme un chevalier. Il est de parti pris. Sa parole doit être libre et son indépendance totale. C’est à lui qu’il revient de démontrer que son client doit obtenir justice. C’est lui qui a la charge d’éveiller la conscience du juge et de lui suggérer des solutions juridiques nouvelles pour répondre avec le plus de justesse possible à une situation complexe où les faits s’entrechoquent et les passions s’affrontent.

Le juge, lui, doit être indépendant de tout : du pouvoir, de l’opinion publique, des puissances financières. Il doit l’être aussi de son propre système de valeurs, aussi noble que soit la morale qui l’anime. Des juges, au début de leur carrière, ont été amenés à condamner des femmes coupables de s’être fait avorter. Au seuil de leur retraire, ils ont dû condamner des personnes qui avaient tenté d’empêcher des femmes d’exercer leur droit à avorter. Le droit varie à cent quatre-vingt degrés en l’espace d’une vie ! Seule la loi doit importer au juge. Et comme la conscience collective va plus vite que la loi, aussitôt dépassée que promulguée, sa sujétion au droit ne doit pas être mécanique. Il doit en faire application à chaque personne considérée comme unique et tempérer avec humanité et humilité la rigueur froide de la loi.

De la sorte, toutes les règles destinées à préserver les droits de la défense et l’indépendance statutaire des magistrats du siège, si elles sont essentielles, ne suffisent pas à nous garantir contre l’injustice.

La moderne tentation est de répondre à chaque cas nouveau, à chaque fait divers par une loi nouvelle. Montesquieu dénonçait l’empilement des lois inutiles qui affaiblissent les lois nécessaires. En même temps, il prenait soin de rappeler que les embarras, les lenteurs, les dépenses même de la justice sont le prix que chaque citoyen paie pour sa liberté.

Mais j’aime le contre-exemple du Roi Salomon, l’archétype du grand juge. Salomon, en même temps que souverain, était prophète et juge. Quelle confusion des pouvoirs ! Le voici qui s’intéresse, malgré les embarras de sa charge, au sort d’un nouveau-né que deux femmes se disputent, chacune prétendant être la mère. Il n’estime pas que ce litige est de trop faible importance pour lui. Il se saisit de l’affaire. Il fait comparaître les deux femmes. Il n’a aucun moyen de savoir la vérité. Il rend d’abord une décision absurde : « Qu’on coupe l’enfant en deux ! ». L’une d’elle acquiesce au jugement, tandis que l’autre renonce à sa demande. En droit, le jugement devrait être exécuté. Salomon se transforme aussitôt en juge d’exécution de la décision qu’il vient de rendre pour en suspendre les effets. Et alors qu’aucun appel n’est interjeté, il s’institue juge d’appel et désigne celle à qui l’on remettra l’enfant. Il ne sait pas si elle est la mère. Pas d’état civil, pas de test ADN et pas de possession d’État s’agissant d’un nouveau-né. La mère physiologique est peut-être celle qui voulait que l’on coupât l’enfant en deux, lassée de ses maternités successives, du père qui les lui impose et qu’elle hait, l’autre une femme stérile qui aurait tellement aimé s’occuper d’un enfant !

Salomon n’a pas cherché à tout prix à connaître la vérité : il n’a pas fait mettre les femmes en détention provisoire, ne les a pas fait torturer, n’a pas cherché à les faire interroger par la police en garde à vue sans avocat pour qu’elles avouent. Il a pris simplement la peine et le temps d’expérimenter les cœurs et de savoir laquelle des deux était digne d’être la mère, dans le seul intérêt de ce tout-petit.

Notre conscience collective contemporaine exige, à juste titre, des lois protectrices des libertés et des droits de la défense. À juste titre, nous avons multiplié les garanties et les voies de recours : présence de avocat en garde à vue, appel, cassation, question prioritaire de constitutionnalité, recours à la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg.

Tout cela est nécessaire.

Mais ce qui l’est davantage encore, faute de quoi toutes ces précautions seraient inutiles, c’est la qualité du juge raisonnable, modeste et humain. C’est heureusement ce à quoi ressemble l’immense majorité de nos magistrats. C’est du moins ce dont je reste persuadé.

Christian Charrière-Bournazel