Exposé sur la peine de mort

CCB/VP

09.12.13

À Mesdames et Messieurs les Parlementaires du Maroc

EXPOSÉ SUR LA PEINE DE MORT

Mesdames,

Messieurs,

Vous m’avez fait l’honneur de venir échanger avec vous sur la peine de mort.

Cet honneur est d’autant plus grand pour moi que j’ai un attachement profond à l’égard du Royaume du Maroc et de sa population pour avoir été accueilli de 1971 à 1973 comme coopérant, professeur de lettres au lycée Omar Ibn Abdelaziz à Oujda.

Ce fut pour moi l’occasion de découvrir, outre la beauté exceptionnelle de votre pays, la qualité de ses habitants, de votre culture, de votre respect de l’autre à travers la considération portée aux anciens, aux jeunes filles et aux femmes, au sens de l’hospitalité, à l’entraide et au partage.

Je tiens à saluer particulièrement Madame la vice-présidente Khadija Rouissi qui n’a pas manqué de rappeler que la peine de mort n’est plus pratiquée au Maroc depuis 1993 grâce à la volonté de feue sa Majesté Hassan II et de sa majesté le Roi Mohammed VI, promoteur d’avancées démocratiques remarquables, telle la Constitution de 2011 qui consacre le droit à la vie.

Vous-même, Mesdames et Messieurs à qui j’ai le bonheur de m’adresser, vous avez créé un réseau de parlementaires marocains contre la peine de mort.

Votre vice-présidente en assure la coordination.

Si cette avancée a lieu, le Maroc sera le second pays arabe à abolir la peine de mort après Djibouti.

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Nous savons que ce cheminement vers l’abolition demande beaucoup de courage, de détermination et de pédagogie.

La conscience collective est, à juste titre, révoltée par l’assassinat, le meurtre et par toutes les atteintes à l’intégrité des personnes, à leur droit au respect et à la vie.

La victime d’un crime à qui la vengeance est interdite en appelle à la justice des hommes.

Nous savons que cette justice est impuissante à effacer l’acte commis, à en abolir les conséquences comme à procéder à ce que les latins appelaient la restitutio in integrum : le mort ne retrouvera pas la vie ni le mutilé son intégrité physique.

Aussi, la justice qui ne répond à l’assassinat que par l’assassinat ne se distingue d’aucune manière de la vengeance.

Or, elle est investie d’une charge éthique et symbolique beaucoup plus haute : elle ne saurait méconnaître que nous sommes solidaires dans le bien et dans le mal.

Chacune et chacun de nous bénéficient en effet des avancées de la science ou des progrès de la culture qui rendent notre vie plus heureuse ou moins difficile à porter.

L’humanité entière doit à Nelson Mandela qui vient de mourir une prise de conscience exceptionnelle de la fraternité universelle.

De grands esprits ont permis par leurs inventions le soulagement de maladies incurables, l’allongement de la vie, la mobilité dans l’espace et les communications sans limite grâce à l’internet. En même temps, la distraction d’un conducteur ou son malaise au volant peut interrompre brutalement l’existence d’un innocent.

Nous sommes interdépendants les uns des autres pour le meilleur et le pire. Rien n’autorise les éphémères que nous sommes à nous substituer à Dieu pour décider de qui doit vivre et de qui doit mourir.

Cela ne signifie pas que nous devons tenir pour négligeable la souffrance d’autrui provoquée par un crime insupportable. La société, à travers son institution judiciaire, a le devoir de témoigner sa plus grande compassion à la victime de toute souffrance et lorsque l’auteur l’a commise en toute liberté, de le punir.

Mais cette punition n’est pas légitime lorsqu’elle vise à retrancher de l’espèce humaine le coupable soit en le tuant, soit en l’enfermant jusqu’à sa mort dans un cachot, comme Créon condamnant Antigone à être enterrée vivante.

La privation de liberté elle-même ne peut être qu’une mesure temporaire, même si elle est de longue durée, et doit permettre de faire naître ou renaître à l’humain celui qui a fait le mal.

Nous aurons, un jour ou l’autre, tôt ou tard, ce débat.

Aujourd’hui, supprimons la peine de mort.

Pour aider à notre réflexion, je voudrais rappeler que ce combat difficile et noble n’a été couronné de succès en France qu’en 1981, c’est-à-dire il y a à peine plus de trente ans.

Aux États-Unis, seuls trente-deux États l’ont abolie. Près de vingt États la pratiquent encore.

En ce domaine, aucune nation ne peut donner de leçon à une autre. La plus vieille civilisation du monde et peut-être la plus élaborée, celle de la Chine, ne l’a pas condamnée. Et je ne parle pas de pays où elle se pratique sous des formes barbares comme celle de la lapidation.

C’est pourquoi nous avons besoin de nous conforter par ce que les uns ou les autres ont pu dire.

Qu’il me soit permis de citer, pour commencer, le discours de Victor Hugo à l’Assemblée Nationale du 15 septembre 1848 :

« Vous venez de consacrer l’inviolabilité du domicile. Nous vous demandons de consacrer une inviolabilité plus haute, et plus sainte encore : l’inviolabilité de la vie humaine ».

« Qu’est-ce que la peine de mort ? La peine de mort est le signe spécial et éternel de la barbarie. Partout où la peine de mort est prodiguée, la barbarie domine ; partout où la peine de mort est rare, la civilisation règne. Ce sont là des faits incontestables ».

« Le dix-huitième siècle, c’est là une partie de sa gloire, a aboli la torture. Le dix-neuvième abolira certainement la peine de mort ».

Et encore cette affirmation visionnaire :

« Messieurs, il y a trois choses qui sont à Dieu et qui n’appartiennent pas à l’homme : l’irrévocable, l’irréparable et l’indissoluble. Malheur à l’homme s’il les introduit dans ses lois. Tôt ou tard, elles feront plier la société sous leur poids, elles dérangent l’équilibre nécessaire des lois et des mœurs ; elles ôtent à la justice humaine ses proportions ; et alors il arrive ceci, réfléchissez-y Messieurs, que la loi épouvante la conscience ! Messieurs, je suis monté à cette tribune pour vous dire un seul mot, un mot décisif, selon moi, ce mot le voici : après février, le peuple eut une grande pensée : le lendemain du jour où il avait brûlé le trône, il voulut brûler l’échafaud …

Dans le premier article de la Constitution que vous avez voté, vous venez de consacrer la première pensée du peuple, vous avez renversé le trône ; maintenant, consacrez l’autre, renversez l’échafaud ! Je vote l’abolition pure, simple et définitive de la peine de mort ».

Il ne parlait que de la monarchie absolue, non de la monarchie parlementaire.

Cent vingt-trois ans plus tard, Robert Badinter, le 17 septembre 1981, fidèle à l’esprit de Victor Hugo, dira à l’Assemblée Nationale :

« Voici la première évidence : dans les pays de liberté, l’abolition est presque partout la règle. Dans les pays où règne la dictature, la peine de mort est partout pratiquée. Ce partage du monde ne résulte pas d’une simple coïncidence, mais exprime une corrélation. La vraie signification politique de la peine de mort, c’est bien qu’elle procède de l’idée que l’État a le droit de disposer du citoyen jusqu’à lui retirer la vie. C’est par là que la peine de mort s’inscrit dans les systèmes totalitaires ».

Il faut, en effet, beaucoup d’orgueil pour s’arroger le droit de vie et de mort sur son semblable. Les démocraties, que leur organisation politique soit celui de la Monarchie ou de la République, cherchent à substituer à l’orgueil d’un pouvoir absolu l’humilité d’un service partagé.

Ce cheminement vers la clarté et la modestie honore l’humanité.

Et s’il fallait, de manière beaucoup plus prosaïque, condamner définitivement la peine de mort, il suffirait de se rappeler le nombre d’innocents que les justices humaines ont, par erreur, envoyé au bagne, à la prison perpétuelle, au peloton d’exécution ou à l’échafaud.

Parce que nous sommes conscients de la faiblesse de notre condition, nous savons que la justice humaine est relative. Nous savons qu’elle est sujette à de dramatiques erreurs.

La peine de mort, elle, présente un caractère définitif et absolu.

Cette seule contradiction doit nous conduire à proclamer haut et fort, croyants ou incroyants, quelle que soit notre spiritualité, notre religion ou notre angoisse devant le vide : à justice relative, peines relatives !

Je vous remercie.

Paris, le 9 décembre 2013

Bâtonnier Christian Charrière-Bournazel