Droit, liberté et foi

Collège des Bernardins, mercredi 14 octobre 2009

Le sujet qui m’est dévolu – « Y a-t-il un droit au bonheur ? » – surpasse infiniment mes capacités, n’étant ni philosophe, ni théologien.
Existe-t-il une définition objective du bonheur ?
Quoi de commun entre le lumineux détachement des Bénédictins qu’habite une joie inextinguible lorsqu’ils disent « notre tunique » au lieu de « ma tunique » ; la jouissance de celui qui engrange l’argent, le dépense, en jouit et en gagne encore ; et la résignation héroïque du pauvre ou du martyr à son malheur ?
Schubert disait :

« Le bonheur, c’est ailleurs ! ».

À quoi fait écho le vers de Mallarmé :

« Fuir là-bas ! Fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres

D’être parmi l’écume inconnue et les cieux ! ».

Bonheur d’évasion ? Utopie ou réalisme ? Selon le mot du philosophe Alain : « Il y a plus de volonté qu’on ne croit dans le bonheur ».

Peut-on sérieusement faire tenir une réalité aussi subjective, évanescente et somme toute indéfinissable, dans le lit de Procuste du droit ? Sans doute est-ce l’infirmité de notre nature que de nous représenter de manière unanime le malheur sans pouvoir nous entendre sur la définition du bonheur ?
Vous serez donc conduits à me pardonner un cheminement hasardeux à travers des pensées confuses.
Permettez-moi de commencer en visitant quelques auteurs qui ont parlé du bonheur pour tenter d’explorer l’incertitude où nous sommes de ce qu’il est, sans me borner à affirmer simplement qu’il est antinomique de la souffrance. Je m’efforcerai ensuite de voir quels rapports le droit objectif entretient avec lui.
Je terminerai par quelques considérations sur ce qui nous rend le plus heureux, hors la loi.

I – QUE SAVONS-NOUS DU BONHEUR ?

A travers mes souvenirs littéraires, il m’est possible de distinguer ceux qui fuient le bonheur de ceux qui l’idéalisent et des autres qui n’y croient pas.
Dans un registre sublime s’expriment quelques uns qui identifient le bonheur à la sainteté.
A) Le pauvre bonheur humain et la joie mystique
Paul Claudel, dans une de ses formules à l’emporte-pièce, écrit :

« Il n’y a rien pour quoi l’homme soit moins fait que le bonheur et dont il se lasse aussi vite ».

Comme toujours chez lui, la sentence est sans appel. Il avait fait dire, dans le même registre, à Cébès :

« Et notre effort parvenu à une limite vaine se défait lui-même comme un pli ».

Cette conception janséniste du bonheur qui s’accompagne d’une grande lucidité sur la vanité de nos efforts doit être mise en rapport avec l’exclamation de Mésa dans Partage de midi :

« Ah ! j’étais fait pour la joie ! »

Opposition quasi-mystique entre la jouissance des biens matériels, la course éperdue après un au-delà de soi-même toujours temporel et la joie qui serait d’une autre essence. On songe à cette opposition entre le bonheur et la joie à propos du Mémorial de Blaise Pascal qui témoigne de sa rencontre avec Dieu :

« Joie ! Joie ! Pleurs de joie ! »

On ne peut non plus oublier le personnage de Chantal de Clergerie dans le roman de Bernanos La joie. Aucun des plaisirs humains n’est par elle recherché, ni davantage fui, et sa joie sera inaltérable jusqu’au supplice de son viol et de son meurtre par le Russe fou, au point qu’elle se communiquera aussitôt à l’abbé Cénabre qui, devant le cadavre de la petite sainte, sera foudroyé par la grâce, lui qui avait perdu la foi.
Saint François d’Assises, comparaissant en place publique devant l’évêque et son père pour le jugement de ses fautes affichées, est pris d’un rire lumineux pendant qu’il se dévêt, avant d’entrer nu dans la forêt qu’il ne quittera plus : Il est passé en un instant du plaisir et de la jouissance à la joie.
Polyeucte ne dit pas autre chose dans les stances :

« Source délicieuse en misères féconde,

Que voulez-vous de moi, flatteuses voluptés ? Honteux attachement de la chair et du monde,

Que ne me quittez-vous quand je vous ai quittés ?

Pour les mystiques le bonheur n’est que déception d’une chair d’autant plus insatisfaite qu’elle ne cesse de courir après plus de chimères. Seule la joie est libératrice parce qu’elle est oblation.

B) L’illusion du bonheur
Plus prosaïques sont les vers charmants de Paul Fort :

« Le bonheur est dans le pré : Cours-y vite, cours-y vite !

Le bonheur est dans le pré : Cours-y vite, il va filer ! »,

ou encore ceux de Lamartine :

« Temps jaloux, se peut-il que les moments d’ivresse Où l’amour à longs flots nous verse le bonheur, S’envolent loin de nous de la même vitesse

Que les jours de malheur ? »

Pour l’un comme pour l’autre, le seul choix est de saisir le bonheur qui passe à portée de notre main ou de déplorer le temps qui nous le ravit alors que nous le tenions.
Le sentiment de l’urgence et de l’impermanence circonscrit au temporel l’idée du bonheur.
Cette perception très incarnée, très contingente, est aussi celle qu’exprime le Créon de Jean Anouilh lorsqu’il essaye de convertir Antigone à la vie en lui fournissant sa vision du bonheur :

« Un enfant qui joue à vos pieds,

un outil qu’on tient bien dans sa main,

un banc pour se reposer le soir devant sa maison. Ce n’est peut-être tout simplement que le bonheur ».

À quoi répondent la grande angoisse d’Antigone et sa soif d’absolu qui ne sauraient s’en accommoder :

« Quel sera-t-il mon bonheur ? Quelle femme heureuse, deviendra-t-elle la petite Antigone ? Dites ! Quelles pauvretés faudra-t-il qu’elle fasse jour après jour pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? A qui devra-t-elle mentir ? A qui sourire ? A qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ? »

D’aucuns perçoivent le bonheur comme la source même de l’ennui, comme Baudelaire, ou comme Phèdre résignée parce qu’elle a fui Hippolyte :

« Mon repos, mon bonheur semblaient être affermis », dit-elle.

D’autres à la façon de Lamartine attendent « le retour d’un bonheur dont l’espoir est perdu » ; d’autres enfin le perçoivent inséparable de l’amour :

« Qu’ai-je de plus qu’eux tous, Madame, je vous prie ? » dit Alceste.

Célimène lui répond :

« Le bonheur de savoir que vous êtes aimé ».

En définitive, quelle que soit la relation de chacun avec le bonheur ou la joie, cette aventure est personnelle et l’on se demande quel rapport peut avoir le droit avec elle.

II – LE BONHEUR ET LE DROIT

« Le droit est l’ensemble des règles qui régissent les rapports sociaux », nous enseignaient les manuels de droit du dix-neuvième siècle. Le droit ne saurait se mêler de l’aventure intérieure. Il n’est légitime que s’il permet à chacun de la vivre. Le droit préserve, protège, organise ; il ne crée pas.

Les systèmes politiques et juridiques qui ont prétendu faire le bonheur des peuples les ont conduits aux pires tragédies. Et pourtant le bonheur des peuples ou le droit au bonheur se retrouvent dans la plupart des textes fondateurs de nos démocraties.

Depuis 1776, date de l’indépendance des États-unis d’Amérique, et tout au long du dix-neuvième siècle, le droit au bonheur est constamment présent à l’esprit des gouvernants sans que jamais n’en soit donnée une exacte définition.
La civilisation des droits de la personne humaine, née en 1948 avec la Déclaration universelle des droits de l’homme, ne prétend pas instaurer un droit au bonheur et se borne plus modestement à définir les libertés et les droits qui permettent à chacun de le rechercher.
A) De 1776 à 1948 : Dès 1690, Messire Esprit Fléchier, évêque de Nîmes, prononçant l’oraison funèbre de Charles de Sainte-Maure, duc de Montausier, avait rappelé quel enseignement le duc avait dispensé au dauphin dont il était le gouverneur : combien de fois lui a-t-il dit « que la fin principale et la première loi du gouvernement étaient le bonheur des peuples » ?
En réalité, il s’agissait de lui enseigner à être doux et modéré dans sa puissance.

« Il lui marquait les justes mesures de sa grandeur en l’instruisant de ce qu’un roi doit à ses sujets et de ce qu’un fils doit à son père ».

Son souci n’était pas de définir pour lui ce qu’est le bonheur des peuples mais de limiter les excès de la puissance et la domination des sujets.
En 1776, Thomas Jefferson, en prélude à la Déclaration unanime des treize États-unis d’Amérique, déclare :

« Nous tenons pour évidentes, pour elles-mêmes, les vérités suivantes :

Tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés ».

Ainsi Thomas Jefferson n’affirme pas l’existence d’un droit au bonheur, ni ne se hasarde à faire peser sur les gouvernants l’obligation de donner le bonheur au peuple, il fait mieux. Il affirme l’égalité des personnes humaines, leur droit à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur. Pour autant il ne se mêle pas d’en définir les composantes.
Le 13 août 1789 l’Assemblée nationale écoute le comte de Mirabeau lire le projet de la Déclaration des droits élaboré par le Comité. Le préambule énonce :

« Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont l’unique cause des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme (…) afin que les réclamations des citoyens fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous ».

La Déclaration des droits de 1793 reprend le même préambule mais modifie la phrase précédente :

« … afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et de son bonheur ».

Elle affirme en son article 1er : « Le but de la société est le bonheur commun ».

En pleine Terreur, après avoir fait un rapport sur les personnes incarcérées, Saint-Just présenta le 13 Ventôse An II (3 mars 1794) à la Convention, un rapport qui dit :

« Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français, que cet exemple fructifie sur la terre ; qu’il y propage l’amour des vertus et le bonheur ! Le bonheur est une idée neuve en Europe ».

Et le décret qu’il propose aussitôt après a pour objet de dresser un état des patriotes indigents afin de les indemniser avec les biens des ennemis de la Révolution.
Car la Convention qui avait institué le régime de la Terreur ne poursuivait, bien entendu, que le bonheur des peuples !
La Constitution du 4 novembre 1848 qui a créé la première République, dont le président provisoire sera Alphonse de Lamartine, contient un préambule où on lit :

« La France est constituée en République. En adoptant cette forme définitive de gouvernement, elle s’est proposée pour but de marcher plus librement dans la voie du progrès et de la civilisation, d’assurer une répartition de plus en plus équitable des charges et des avantages de la société, d’augmenter l’aisance de chacun par la réduction graduée des dépenses publiques, et de faire parvenir tous les citoyens, sans nouvelle commotion, par l’action successive et constante des institutions et des lois, à un degré toujours plus élevé de moralité, de lumières et de bien- être ».

L’idée du bonheur a disparu au profit du bien-être et de la justice sociale.
Trois ans plus tard, Dupré-Lasalle, conseiller à la Cour de cassation, prononçait un réquisitoire contre le droit au bonheur. Il écrivait :

« De toutes les utopies qui tourmentent notre siècle, la plus étrange, comme la plus dangereuse, est la proclamation du droit au bonheur ».

Il est vrai qu’il avait en vue les « sectes socialistes » qui, selon lui, « enseignent à l’envi que l’homme a été créé pour être heureux sur la terre ».

Il dénonçait une « si grande augmentation du bien-être » à cause duquel « une sorte de vertige troublant l’esprit des multitudes » leur faisait supposer « que, désormais, rien n’était au-dessus de leurs visées et qu’elles pouvaient sans craindre recommencer l’œuvre de la Tour de Babel ».
Il opposait à cette prétention au bonheur la doctrine chrétienne qu’il résumait ainsi :

« Les hommes ont toujours désiré le bonheur ; ils ne l’ont jamais espéré dans ce monde ; ils ont toujours considéré notre vie mortelle comme une préparation à une vie meilleure ».

Cette diatribe dirigée contre les socialistes athées opposait à la recherche insatiable du bonheur l’humilité d’une recherche spirituelle conforme au plan de Dieu.
Il écrit encore :

« Le droit au bonheur, en effet, suppose l’absence de toute contrainte morale, de toute gêne imposée à notre nature ; il suppose la négation du devoir, car ces deux idées, devoir et bonheur, impliquent une contradiction ».

B) La civilisation des droits de l’homme
Née en 1948, cette civilisation nouvelle ne prétend pas conduire au bonheur mais garantit à chacun le respect de ses droits et de sa dignité. La Déclaration universelle de 1948 et la Déclaration européenne de 1950, ainsi que les conventions successives sur les droits de la deuxième, puis de la troisième, et bientôt de la quatrième génération, ont marqué l’avènement d’un ordre universel du droit qui fait de la personne humaine la source et la finalité de toute loi.

Le préambule de la Déclaration européenne, promulguée à Rome
le 4 novembre 1950, se réfère expressément à la Déclaration universelle du 10 décembre 1948 pour s’inscrire dans sa ligne. Elle
énonce : « Le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres (…) ; l’un des moyens d’atteindre ce but est la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales » ;

Les signataires réaffirment : « … leur profond attachement à ces libertés fondamentales qui constituent les assises mêmes de la justice et de la paix dans le monde et dont le maintien repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique d’une part, et d’autre part sur une conception commune et un commun respect des droits de l’homme dont ils se réclament ».

Ainsi sont affirmés des droits :
– le droit à la vie,
– l’interdiction de la torture,
– l’interdiction de l’esclavage et du travail forcé,
– le droit à la liberté et à la sûreté,
– le droit à un procès équitable,
– le droit au respect de la vie privée et familiale,
– la liberté de penser, de conscience et de religion,
– la liberté d’expression,
– la liberté de réunion et d’association,
– le droit au mariage,
– l’interdiction de toute discrimination et la limitation de l’usage par les gouvernants des restrictions aux droits.
Ces droits et libertés fondamentales ne suffisent pas à constituer le bonheur. Elles sont perçues et garanties comme sa condition.

Mieux, si l’une ou l’autre de ces libertés, si l’un ou l’autre de ces droits étaient violés, cette violation constituerait un obstacle à la recherche légitime du bonheur par chaque personne humaine. Pour autant, et comme en réponse aux écrits de Monsieur Dupré-Lasalle publiés cent ans plus tôt, les droits et libertés dont chacun dispose ne sont ni absolus ni illimités. Ils ne font pas de lui le démiurge de sa propre vie au mépris des droits des autres.
On ne cite pas assez souvent l’article 17 de la Convention européenne qui, sous le titre Interdiction de l’abus de droit, dispose :

« Aucune des dispositions de la présente Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention ».

Et l’article 18 intitulé « Limitations de l’usage des restrictions aux droits » rappelle qu’elles « ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues », c’est-à-dire dans l’intérêt de tous et de chacun.
Comment situer le fléau de la balance entre l’épanouissement de soi par l’exercice de ses propres droits et le respect des droits de l’autre ?

III – LE DROIT POSITIF ET LE QUOTIDIEN DU BIEN-ÊTRE

Le droit est incapable de fournir une réponse à la question du bonheur. Il peut tout au plus garantir l’exercice des droits fondamentaux de la personne humaine, dire le juste et l’injuste et réprimer les fautes.
Encore, ces notions sont-elles contingentes et variables. L’ordre de l’univers préexiste à toute conscience humaine et lui survivrait si notre espèce devait s’éteindre.
En revanche l’ordre du droit est le produit de la conscience collective à un moment donné de son histoire.

Je ne puis m’empêcher de citer à nouveau l’exemple de ces avocats qui ont plaidé dans leur jeunesse pour des femmes criminelles de s’être fait avorter et qui, au soir de leur vie, peuvent être appelés à plaider pour des hommes ou des femmes délinquants parce qu’ils ont tenté d’empêcher des femmes d’exercer leur droit à l’avortement.
Autrefois la loi se souciait du droit de l’enfant à naître. De nos jours elle se préoccupe davantage de la liberté de la femme et du droit à disposer elle-même de son corps.
Le bonheur de l’un contre le bonheur de l’autre ? Naître est-il la promesse d’un bonheur ?
Avorter, même si la nécessité l’impose et si la loi l’autorise, n’est- ce pas ressenti par la femme comme un malheur ?
On connaît les débats de jurisprudence autour de la naissance d’un enfant handicapé à vie, dont les parents demandaient que le médecin fût condamné pour le préjudice subi par lui parce qu’il était né.

La Cour de cassation s’est bien gardée de dire si le bonheur est de vivre ou d’être supprimé avant de naître. Elle s’est bornée à considérer que naître n’est pas en soi un préjudice pouvant donner lieu à réparation.
Appartient-il, en effet, au juge de dire qui peut mourir et qui doit vivre ?
Le droit répond facilement à des questions touchant aux relations commerciales entre les personnes, à tout ce qui concerne les querelles sur les biens, qu’on les acquière, qu’on les vende, qu’on en hérite, qu’on en concède l’usage. La loi répond aux conflits entre des droits contraires et des libertés qui s’entrechoquent. Elle ne prétend pas le faire au nom du bonheur.

En revanche nous sommes entrés dans une époque cruciale. Au- delà de l’avortement et des questions philosophiques qu’il pose, demeurent les problématiques irrésolues de l’euthanasie, de la bioéthique, depuis les expérimentations faites sur les embryons congelés jusqu’aux donneurs de sperme et aux mères porteuses, sans oublier les dons d’organe qui peuvent faire l’objet dans certaines législations de transactions financières légales.
Le droit campe déjà contre la vérité : il est interdit d’établir la filiation d’un enfant né sous « X ».
Il lui arrive de camper contre la morale : des jurisprudences du Conseil d’État déterminent l’impôt dû par le proxénète pour les profits qu’il a tirés de la prostitution d’autrui.
Enfin la négation dans l’embryon d’une personne humaine en devenir permet de disposer d’un embryon congelé sur lequel – horrible expression ! – n’existe plus de projet parental…
De quel type de bonheur le droit se soucie-t-il ?
En 1966, le très honorable professeur du Pontavice se réjouissait du mouvement en faveur de l’émancipation de la femme et même de l’enfant dans les années qui précèdent immédiatement sa majorité.

Il avait bien raison. Mais sa conclusion était plus discutable. Pour lui, cela signifiait non seulement « qu’ils ont un droit au bonheur qui nous semble si caractéristique du droit de la famille, mais que bien plus, ils ont le droit de faire ou de défaire eux-mêmes leur bonheur ».
Il exprimait en réalité l’opposition fondamentale qui peut s’observer entre le bonheur et la liberté. L’émancipation de la femme ne la rend ni plus ni moins malheureuse. Le bonheur est d’un autre ordre. Il réside dans l’usage que chacun fait de sa liberté.

Madame Jeanne Hersch, en 1990, écrivait avec juste raison : « Les droits de l’homme ne sont pas essentiellement au service du bonheur. Ce qu’ils présupposent c’est que chaque homme soit désormais capable de vouloir et d’assumer sa liberté de sujet responsable ».

Et elle ajoutait : « L’exercice de la liberté exige certaines conditions de non-contrainte, de non-crainte, de non- besoins trop immédiats. Mais cela n’équivaut nullement à un droit au bonheur. Et la proclamation d’un tel droit reviendrait à évacuer la racine absolue des droits de l’homme ».

Nos sociétés ne peuvent que multiplier les protections nécessaires à l’épanouissement des libertés et des droits de chacun, mais ni le champ qu’elles leur ouvrent, ni les limites qu’elles leur imposent ne peuvent être tenus pour l’affirmation d’un droit au bonheur qui est d’une autre essence.
Il n’existe pas de droit sans devoir et respecter son devoir, c’est- à-dire l’autre, constitue peut-être l’accès à la forme supérieure du bonheur.

J’avais annoncé un exposé confus. Ma conclusion sera brève. Elle n’engage d’ailleurs que moi.
Le bonheur qui importe le plus est sans doute celui que l’on donne. Il appartient à la société de ne pas faire obstacle, à défaut de me les fournir, aux moyens d’exercer mes talents pour mon plaisir, pour ma joie, pour mon utilité sociale.

En revanche elle n’est pas en mesure d’assurer mon bonheur. Au plus peut-elle favoriser toutes les conditions possibles pour que chacun puisse s’épanouir : égalité des chances, liberté, éducation, respect de la vie privée, absence de dogmes officiels, sûreté et paix publiques.
Pour le reste, chacun de nous est renvoyé à sa relation personnelle avec sa vie, avec son corps, avec son prochain.
Quand même, jouirions-nous de tous les biens possibles, nous n’en serions pas nécessairement plus heureux.
Meyniel, député à l’Assemblée nationale, écrivait en 1791 : « Quand je considère des hommes à l’esprit commun et d’une fortune médiocre, presque toujours tranquilles, gais et contents de leur sort, jusque dans l’âge le plus avancé, je les admire, et je vois avec plaisir combien la route du bonheur est facile.

Quand je considère des hommes presque toujours tristes et inquiets, quoiqu’ils aient un esprit distingué et une grande fortune, je les plains et je vois avec peine comme on s’égare en ne voulant point suivre la route tracée par la nature ».

Tout imprégné de Rousseau, Meyniel ne disait cependant pas autre chose que Saint-Augustin :

« Ama et quod vis fac »

(aime et fais ce que tu veux !)

Mais, fort heureusement, il n’y a point de prescription légale qui impose l’amour du prochain ni qui l’interdise.
C’est en tout cas, par-delà l’ordre fragile des lois et les innombrables désordres de nos passions, la seule aventure qui fonde mon droit au bonheur, au seul bonheur inaltérable, du moins à sa quête légitime, la plus gratifiante et la moins décevante.

Christian Charrière-Bournazel
Bâtonnier de l’Ordre