DÉBAT AUTOUR DE LA JUSTICE

CCB/VP

12.01.11

DÉBAT AUTOUR DE LA JUSTICE

POUR LES BÉNÉDICTINES DU SACRÉ-CŒUR DE MONTMARTRE

12 JANVIER 2011

Révérendes mères et sœurs,

Vous avez souhaité que nous réfléchissions ensemble à la justice, non comme lors de nos premiers entretiens dans ses rapports avec la justice divine qui est d’une autre essence, mais au travers de son fonctionnement, de ses relations avec le pouvoir, les médias, les libertés, nous parlerons aussi du fonctionnement de la justice pénale et des réformes en cours comme celle de la garde à vue.

I – L’ORDRE DU DROIT ET LA NÉCESSITÉ DE JUGER

A – LE DROIT

Dans un monde idéal, qui n’est pas le nôtre, où chacun n’aurait que le souci du bien et serait d’abord animé par le souci de l’autre, ni la loi, ni le juge, ni la police n’aurait d’utilité.

« Ama et quod vis fac ! » – « Aime et fais ce que tu veux ! », disait Saint-Augustin.

Mais notre monde n’est pas idéal. Dans une société sans loi, les plus forts écrasent les autres pour leur propre satisfaction.

La fonction de la loi est de substituer l’ordre d’un droit qui se veut le plus juste possible au désordre des forces.

Pour que cet ordre soit le plus juste possible, la loi doit résulter non de l’arbitraire d’un pouvoir tyrannique, mais de la volonté collective s’exprimant dans une démocratie.

De la sorte, les représentants du peuple qui font la loi, chez nous les députés et les sénateurs, sont-ils nécessairement à l’écoute de la conscience collective.

Pour autant, ils ne doivent pas lui montrer une soumission aveugle. Ils sont légitimes parce qu’ils ont été élus ; mais, comme le disait Victor Hugo, « souvent la foule trahit le peuple ». Le législateur doit avoir le courage, par référence à des valeurs supérieures, d’édicter des lois qui peuvent déplaire à la majorité des citoyens. Ce fut le cas de la loi de 1981 abolissant la peine de mort.

À l’inverse, le législateur peut être amené à créer des lois qui vont à l’encontre de la morale d’un groupe ou de ses convictions spirituelles.

Se pose alors le cas de conscience qui conduit tel ou tel à se mettre en infraction avec la loi au nom d’un impératif supérieur, quitte à en subir les conséquences : c’est le cas de la législation sur l’avortement qui punit de peines correctionnelles ceux ou celles qui empêchent des femmes d’exercer leur droit à avorter.

Lorsque qu’Antigone oppose à Créon la loi des Dieux pour contester l’interdiction qu’il a faite d’enterrer Polynice, elle sait qu’elle s’expose à la mort et l’assume.

Citoyens, nous sommes tous assujettis à la loi commune. Si, en conscience, nous estimons devoir résister à une loi qui nous paraît injuste, c’est notre choix mais il ne crée à notre profit aucune immunité.

B – LA NÉCESSITÉ DE JUGER

Le jugement constitue le prolongement nécessaire de la loi. Georges Bernanos disait :

« Sans la sanction, la loi n’a pas de force. Elle n’est plus qu’un précepte moral aussitôt bafoué par les cyniques ».

Le jugement a une autre vertu : il rend illégitime tout règlement de comptes individuel, toute tentative de vengeance personnelle.

Lors du procès Barbie, en 1987, un déporté revenu de l’enfer a raconté que dans le camp d’extermination où il séjournait depuis plusieurs semaines et où il avait vu toutes les horreurs possibles depuis les enfants enfournés dans les chambres à gaz jusqu’aux hommes et femmes exécutés en public, un matin les collines autour du camp s’étaient hérissées d’hommes en armes : les alliés.

Ces jeunes soldats avaient dévalé les pentes et avec de grandes cisailles avaient coupé les barbelés. Un grand nombre d’entre eux, aux yeux desquels se découvrait l’horreur, avaient tremblé, pleuré, vomi pendant que d’autres montaient dans les miradors et, sans résistance, s’emparaient des sentinelles.

Il y eut un moment terrible où ces malheureux déportés se trouvèrent face à face avec leurs bourreaux désarmés face aux alliés en armes.

Comme les soldats alliés devaient continuer la guerre, ils étaient obligés de laisser momentanément le camp et avant de se retirer, ils ont confié aux survivants des missions précises : les uns seraient chargés d’assister et d’enterrer ceux qui allaient mourir, les autres de distribuer les rations de nourriture, d’autres enfin de garder les gardiens jusqu’à leur retour.

Le témoin expliqua alors qu’il y eut un instant incroyable où les martyrs se trouvèrent en armes face à leurs tortionnaires hors d’état de nuire.

Le témoin déclara :

« Il y eut un grand silence. Notre seul souci à partir de cet instant, notre seule obsession fut qu’il ne tombât aucun cheveu de la tête de nos bourreaux avant qu’ils n’eussent été remis à une justice. Et nous nous sommes privés sur nos rations de nourriture pour qu’ils ne manquent de rien ».

C – QUI JUGE QUI ?

Le grand juge doit manifester beaucoup plus de qualités qu’un grand avocat.

Il n’est qu’une personne humaine jugeant une autre personne humaine. Il doit donc être empreint de beaucoup d’humilité et d’humanité.

Indépendant à l’égard de tous pouvoirs – politique, économique, religieux, spirituel – il doit également être indépendant de ses propres sentiments, croyances, systèmes de valeurs ou centres d’intérêts.

Cette indépendance à l’égard de tous, y compris de lui-même, se double d’une soumission à la loi. Encore cette soumission ne doit-elle pas être aveugle car la loi peut être aussi vite dépassée que promulguée. Elle peut aussi ne pas avoir tout prévu. Mais il y a dans le texte des lois des marges dans lesquelles le juge inscrit les compléments nécessaires à leur intelligence, que l’on appelle « jurisprudence ».

Pour autant, elle ne saurait être l’arbitraire du juge. Il est tenu à respecter les règles de la procédure dont la finalité est de rendre le procès juste et équitable et le débat parfaitement contradictoire.

Voilà pour les grands principes que nous allons voir à l’œuvre dans le fonctionnement plus quotidien de notre justice.

II – LA JUSTICE ET LES POUVOIRS

A – JUSTICE ET POUVOIRS POLITIQUES

Notre Constitution ne parle pas de pouvoir judiciaire mais d’autorité judiciaire.

Depuis la fronde des parlements au XVIIIème siècle, les pouvoirs se défient des juges. Ceci explique qu’en France, il y ait deux ordres de juridiction :

– la juridiction judiciaire qui est compétente pour les rapports entre citoyens. Elle se subdivise en tribunaux d’instance pour les petits litiges dont l’enjeu est inférieur à 4.000 € ou pour des litiges spécialement de leur compétence, comme les baux d’habitation ; le tribunal de grande instance pour tout ce qui concerne le droit de la famille, les assurances, la propriété intellectuelle, les successions, les problèmes d’associations ou de sociétés civiles, la liberté d’expression et, dans sa formation pénale, le jugement des délits ; le tribunal de commerce pour les litiges entre commerçants, personnes physiques ou personnes morales ; les conseils de prud’hommes pour les litiges entre employeurs et salariés ;

– la justice administrative est seule compétente pour juger les conflits entre les administrés et les administrations, plus généralement entre les citoyens et l’État.

Cette division était destinée à éviter que l’État ne fût jugé par des juges indépendants. Ainsi, cette volonté d’une justice sous sa tutelle, l’État tient explique que le Conseil d’État, qui est la juridiction supérieure en droit administratif, est présidé par le premier ministre, son président réel n’ayant que le titre de vice-président.

Actuellement, le vice-président du Conseil d’État, M. Jean-Marc Sauvé, qui a une haute idée de sa mission, a tenu à renforcer l’indépendance des tribunaux administratifs, des cours administratives d’appel et du Conseil d’État lui-même. Pour éviter les conflits d’intérêts, il a réparti en corps distincts les conseillers d’État qui conseillent le gouvernement ou se penchent sur les projets de lois comme la Constitution le prévoit, et les juges chargés de rendre la justice. Un effort louable a été accompli par lui pour éviter le mélange des genres et renforcer l’impartialité de la justice administrative, garante des libertés publiques et individuelles.

B – LA JUSTICE JUDICIAIRE : JUGES ET PROCUREURS

Les juges qui jugent sont nommés par le Conseil supérieur de la magistrature sans interférence du pouvoir politique. Il n’en est pas de même des procureurs (substituts, procureurs de la République, procureurs généraux, à qui on donne le nom d’avocats généraux lorsqu’ils requièrent en appel correctionnel ou en cour d’assises).

Le Conseil supérieur de la magistrature donne un avis relatif à leur nomination. Mais elle dépend du pouvoir exécutif qui peut passer outre. C’est la raison pour laquelle un récent arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg a, voici quelques semaines, dans un arrêt France Moulin c/ la France, dit que les procureurs n’ont pas le pouvoir de priver quelqu’un de sa liberté avant jugement (dans le cadre notamment d’une garde à vue) parce qu’ils ne sont pas des juges indépendants mais qu’ils sont, au contraire, dépendants du pouvoir exécutif qui les nomme et les contrôle.

Ce ne sont pas à proprement parler des magistrats.

De la sorte, sous la pression de la Cour européenne des droits de l’homme dont je parlerai tout à l’heure, notre édifice judiciaire français est en train de se fissurer et doit être repensé.

III – JUSTICE ET MÉDIAS

Nous avons tous observé, depuis des années, la place de plus en plus importante qu’occupent les nouvelles judiciaires dans les journaux écrits ou télévisés ou sur les ondes des radios, sans parler d’internet. L’opinion publique se passionne manifestement aussi bien pour les faits divers (les séquestrations, enlèvements, viols et assassinats) que pour les violences collectives répétées qui augmentent l’angoisse de la sécurité et se passionnent aussi pour la délinquance économique, financière ou politique (on peut évoquer l’affaire Dumas/Elf, l’affaire dite de l’Angolagate mettant en cause M. Pasqua notamment, l’affaire Bettencourt qui a concerné aussi un ministre, M. Woerth).

Enfin, certaines grandes affaires concernent l’intérêt public au travers de la santé publique comme le procès de l’amiante, celui du sang contaminé ou encore demain celui du Médiator.

L’information du public n’est pas simplement légitime. Elle est nécessaire. Des sociétés qui fonctionnent dans l’opacité ne sont pas démocratiques et toutes les violations des droits individuelles peuvent y être observées. Songeons seulement à ce qui se passe aujourd’hui en Tunisie où les journalistes ont le plus grand mal à rendre compte de la réalité.

En revanche, la justice a besoin de sérénité pour s’exercer et ne pas être soumise aux pressions de l’opinion publique. Un avocat célèbre disait :

« Ne laissez pas l’opinion publique entrer dans vos prétoires, la gueuse. C’est elle qui crève du bout de son ombrelle les yeux des communards gisant dans le caniveau ! ».

Enfin, comment ne pas prendre en compte le malheur de ceux qui, projetés sur le devant de la scène, par une mise en accusation qui n’a encore abouti à aucun jugement, sont pris pour cible et dont l’honorabilité risque d’être définitivement entachée alors qu’ils sont peut-être innocents ?

Notre société bouge et les murs autrefois édifiés, comme le secret de l’instruction, se trouvent aujourd’hui à bas.

Tentons de voir comment les choses, en droit, s’articulent.

Pour simplifier, nous devons considérer que deux droits fondamentaux ou deux libertés fondamentales se trouvent, en réalité, en conflit permanent :

– la liberté d’expression et le droit à l’information d’une part ;

– la présomption d’innocence d’autre part.

A – LA LIBERTÉ D’EXPRESSION

Elle a été consacrée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Elle a fait l’objet d’une loi, toujours appliquée en France malgré des modifications successives : la loi du 29 juillet 1881 qu’on appelle « loi sur la presse » et qui est, en réalité, une loi sur la liberté d’expression.

En son article premier, cette loi dit :

« L’imprimerie et la librairie sont libres ».

C’en était fini avec la censure préalable.

Était demeurée pendant longtemps, jusque dans les années 70, la possibilité pour le ministre de l’intérieur d’interdire la parution d’un organe de presse en raison d’un trouble qu’il pourrait porter à l’ordre public. C’est aujourd’hui impossible. Le seul secret qui peut encore être opposé à la presse, c’est celui de la défense nationale dans l’intérêt de soldats qui, se battant pour la patrie, seraient exposés si des informations secrètes pouvaient les mettre en péril.

Cette évolution vers toujours plus de liberté pour la presse s’est accomplie notamment grâce à la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg.

La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, proclamée par l’organisation des Nations-Unies, consacre ce droit. Mais elle ne prévoit aucune juridiction internationale qui puisse juger les atteintes à cette liberté.

En revanche, la Déclaration européenne des droits de l’homme, inscrite dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme du 4 novembre 1950, dont l’auteur fut un français, René Cassin, prévoit la création d’une juridiction supranationale, la Cour européenne des droits de l’homme dont le siège est fixé à Strasbourg.

Elle a aujourd’hui été signée ou ratifiée par quarante-sept États de l’Europe. Cette juridiction peut être saisie par n’importe quel citoyen d’un des quarante-sept États signataires qui, une fois épuisées les voies de recours dans son pays, peut solliciter la condamnation de l’État dont il est ressortissant pour avoir rendu une décision contraire à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.

Cette convention, en son article 9, prévoit la liberté de pensée, de conscience et de religion et en son article 10, la liberté d’expression.

D’année en année, la CEDH (abréviation de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg) a prononcé des arrêts contre des États et notamment contre la France rendant désormais inefficaces certaines lois restrictives et renforçant les garanties procédurales en faveur des journalistes.

Je prendrai un exemple après avoir exposé la deuxième liberté fondamentale qui entre en contradiction avec la liberté d’expression.

B – LE DROIT AU RESPECT DE LA VIE PRIVÉE ET FAMILIALE ET LE DROIT À UN PROCÈS JUSTE ET ÉQUITABLE COMPRENANT LA PRÉSOMPTION D’INNOCENCE

L’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme prévoit en son article 2 :

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ».

Cette pétition de principe était déjà inscrite dans la Déclaration de 1789.

Ainsi, en théorie, n’est-il pas possible de présenter quelqu’un comme coupable d’une infraction, et encore moins de fouiller dans sa vie privée ou dans sa vie familiale, au prétexte d’une enquête judiciaire en cours.

Mais je dis bien en théorie.

Deux textes de lois en droit interne sont censés protéger ces principes :

– l’article 11 du code de procédure pénale qui réprime toute atteinte au secret de l’instruction ;

– l’article 9-1 du code civil qui permet d’agir en urgence lorsque la présomption d’innocence a été méconnue.

Mais en réalité, la balance entre la liberté d’expression et la protection de la personne penche du côté de la protection de la presse.

Je vais en donner deux exemples :

1) La publication de procès-verbaux d’instruction

Le secret de l’instruction s’impose à tous ceux qui coopèrent à l’instruction sans préjudice des droits de la défense. Cela signifie que si, à un moment donné, parce que la justice est paralysée, en raison d’une pression trop forte du pouvoir, on ne reprochera pas à une personne, mise en examen ou suspectée, d’en appeler à l’opinion publique, dernier garant de la justice démocratique.

Une seconde exception tient à la partie civile, celle qui est victime, dont la jurisprudence prise pour l’application de l’article 11 du code de procédure pénale dit qu’elle n’est pas tenue au secret de l’instruction.

Au surplus, lorsque, au mépris du secret de l’instruction, des procès-verbaux de police ou d’un juge d’instruction paraissent dans la presse, de sorte qu’il est incontestable qu’une violation a été commise, elle ne peut être punie qu’à la condition d’en identifier l’auteur.

Un journaliste, pour se défendre dans un procès en diffamation, peut aujourd’hui utiliser les procès-verbaux d’instruction sans qu’on lui en fasse le reproche. Il ne pourrait être poursuivi pour violation du secret de l’instruction que si l’auteur de cette violation était identifié. On ne peut punir qu’un auteur déterminé. Or, le journaliste a le droit de garder le secret de ses sources, en vertu du nouvel article 2 de la loi du 29 juillet 1881 tel qu’il résulte d’une loi du 4 janvier 2010 :

« Le secret des sources des journalistes est protégé dans l’exercice de leur mission d’information du public ».

De la sorte est illégitime l’interrogatoire d’un journaliste comme les perquisitions faites au siège du journal.

Le journaliste peut-il être poursuivi pour recel ?

Le recel est le délit qui consiste à profiter d’un délit antérieur.

Mais si le journaliste a entre les mains les procès-verbaux qui lui ont été remis par quelqu’un qui n’était pas tenu au secret de l’instruction comme la partie civile, il n’y a pas d’auteur principal du délit et le journaliste ne peut être poursuivi.

C’est donc une immunité totale qui est conférée à la presse en dépit du secret de l’instruction.

2) Les atteintes à la présomption d’innocence

Pour ce qui concerne la présomption d’innocence, elle est certes protégée par l’article 9-1 du code civil, comme je l’ai dit, mais cette protection est interprétée de manière restrictive. Dire de quelqu’un qu’il est mis en examen n’équivaut pas une mise en doute de son innocence puisque la mise en examen est la phase antérieure au jugement et que la présomption d’innocence bénéficie à celui qui n’est pas encore jugé.

Seule est punie par la justice la mise en cause de quelqu’un présenté comme coupable alors qu’il n’est pas encore jugé. De la sorte, tout devient aujourd’hui public et la transparence, au nom de la liberté d’expression, met chacun en situation de pouvoir être livré en pâture à l’opinion.

Quelque chose est donc à inventer pour restaurer les droits individuels dans le cadre d’une grande réforme de la procédure pénale dont je vais dire un mot sur quelques points.

IV – LA PROCÉDURE PÉNALE, RÉFORME DE LA GARDE À VUE ET DE L’INSTRUCTION

A – BREF RAPPEL HISTORIQUE

Le code pénal de 1810 définit les incriminations et les peines encourues.

Nul ne peut être condamné que par rapport à une loi définissant précisément une infraction. C’est la transposition de l’adage latin : « nulla poene sine lege ». Pas de peine sans loi.

La loi s’interprète restrictivement, ce qui signifie qu’on ne peut pas en étendre l’application à des situations ou à des faits qui n’ont pas été expressément définis dans le corps même de la loi.

On peut citer l’exemple du vol. La loi le définit, à l’origine, comme la « soustraction frauduleuse de la chose d’autrui ». Or, lorsqu’a été inventée l’électricité, le texte ne pouvait pas s’appliquer à la captation illégale sur les lignes publiques du courant électrique : cela ne correspondait pas à la définition de la chose, ni à la soustraction frauduleuse qui suppose un geste de la main au moment où on s’empare d’un objet.

Il a donc fallu un texte spécial pour réprimer la captation illégale d’électricité.

La procédure pénale, elle, est destinée à assurer le respect des droits et des libertés individuelles au moment où la justice appréhende un suspect qui est peut-être innocent.

Au 19ème siècle, la police et la gendarmerie avaient pour mission d’appréhender une personne soupçonnée pour la conduire devant un juge d’instruction qui décidait de son sort : maintien en liberté ou mise en détention préventive.

Le temps qui s’écoule entre l’arrestation et la conduite devant un juge s’appelle la garde à vue. Elle a quatre fonctions :

– éviter la fuite de quelqu’un qui doit être déféré à un juge ;

– empêcher la suppression de preuves ou la subornation de témoins ;

– empêcher le renouvellement du délit ou du crime ;

– préserver l’intéressé de la vindicte populaire.

Mais le travail d’enquête appartenait au juge d’instruction assisté par la police chargée des investigations matérielles.

À l’origine, l’avocat n’était pas présent dans le cabinet d’instruction. C’est à la fin du 19ème siècle qu’il a commencé à faire son apparition, mais sans disposer de véritables droits. C’était un témoin muet.

Puis au fil des années, les droits de la défense ont été renforcés, en même temps que depuis la loi du 15 juin 2000, le juge d’instruction a perdu le pouvoir de mettre en détention provisoire, ce rôle étant confié au juge des libertés et de la détention. On a voulu éviter le chantage à la détention comme le pratiquaient certains magistrats. Mais dans le même temps, pour faire échec aux droits de la défense, l’enquête s’est déplacée en amont par le biais de la garde à vue et le recours au juge d’instruction s’est fait de plus en plus rare.

B – LA SITUATION ACTUELLE

Aujourd’hui, 97 % des affaires ne passent plus par un juge d’instruction. Elles sont traitées par la police sous le contrôle théorique du parquet, c’est-à-dire des procureurs. L’avocat n’est pas présent pendant les interrogatoires à la police. Il n’assiste son client qu’une demi-heure au début de la garde à vue sans connaître le dossier ni avoir communication d’aucun élément. Il peut revenir au bout de vingt-quatre heures, une nouvelle demi-heure, dans les mêmes conditions.

Une loi récente, de 2004, en matière de terrorisme, a prévu que la garde à vue peut durer six jours, l’avocat n’intervenant qu’à la soixante-douzième heure.

Dans le même temps, une inflation considérable des gardes à vue a pu être observée : on est passé en 2009 à 500.000 gardes à vue de droit commun auxquelles s’ajoutent plus de 250.000 gardes à vue en matière de conduite automobile.

C – LA NÉCESSAIRE RÉFORME DE LA GARDE À VUE

Actuellement la garde à vue est décidée par les policiers eux-mêmes et ne dépend que de leur volonté. Certes, ils ont l’obligation d’en informer le procureur mais comme le nombre des gardes à vue est considérable et les procureurs moins de 3.000, il est impossible d’assurer une permanence de jour comme de nuit qui aurait pour fonction de permettre à des magistrats de se rendre dans les commissariats, vérifier les conditions de la garde à vue et décider si sa prolongation est opportune ou nécessaire.

Lorsqu’un policier demande la prolongation d’une garde à vue au-delà des premières vingt-quatre heures, il l’obtient pratiquement toujours et les choses se passent par échanges de fax.

Matériellement, la garde à vue se déroule dans des conditions faites pour briser la personne, en l’humiliant et en la soumettant à des traitements inhumains et dégradants : on la fait mettre nue, se pencher en avant pour voir si elle cache des objets suspects dans son intimité ; on la prive de ses lunettes, pour les hommes de sa cravate et de ses lacets, pour les femmes de leur soutien-gorge. Des palpations peuvent être faites par des médecins requis à cette fin dans les parties les plus intimes. La personne est enfermée dans un local misérable de 2 ou 3 m² à peine, avec une banquette en bois pour tout lit de repos. La couverture qu’on lui donne est immonde et sent le vomi et l’urine. Elle doit taper à la porte plusieurs fois pour obtenir d’aller aux toilettes ou pour qu’on lui remette un verre d’eau. Elle peut ne pas être nourrie pendant sept heures ou davantage. Elle ignore les moments où elle sera interrogée ni combien durera l’isolement auquel elle est contrainte dans la cellule. Et les lunettes ne lui sont pas rendues au moment où elle doit signer le procès-verbal de ses déclarations.

Certes, il existe des policiers plus humains que d’autres qui vont même jusqu’à payer de leurs deniers personnels le sandwich qui va permettre d’alimenter le gardé à vue. Mais le quotidien de la garde à vue est comme je viens de le décrire. On pouvait lire dans les manuels de police qu’il fallait tout faire pour que la personne gardée à vue atteigne ce vertige d’où va surgir l’aveu.

On n’est pas loin des pratiques des tribunaux de l’Ancien Régime, et notamment hélas ! des tribunaux religieux, lorsqu’on annonçait avant la torture :

« Vous allez être tourmenté ».

Ce dévoiement de la garde à vue à la française, outre les traitements inhumains et dégradants auxquels il expose les personnes, conduit à des dossiers dans lesquels certains, dans la solitude, l’angoisse et la souffrance où ils se trouvent, avouent ce que l’on veut. Ce fut le cas de M. Patrick Dils qui fit dix-sept ans de réclusion criminelle alors qu’il était innocent.

Le désastre de l’affaire dite Outreau a conduit les pouvoirs publics à envisager une réforme de la procédure pénale :

– suppression du juge d’instruction ;

– création d’une juridiction de l’instruction ;

– mais maintien de la garde à vue avec la présence de l’avocat uniquement à la douzième heure et la création d’une audition dite libre, sans avocat, pour une durée non précisée.

On imagine le chantage auquel pourraient alors se livrer des policiers :

« Ou vous acceptez de parler en audition libre et ça durera quelques heures ; ou vous préférez le régime de la garde à vue et alors vous aurez un avocat mais vous pourrez être retenu pendant un ou deux jours ou plus ».

Survinrent alors des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme auxquelles nos gouvernants n’ont cessé de résister et résistent encore.

D – LA JURISPRUDENCE DE LA COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME

Le 27 novembre 2008, la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg rendit un arrêt condamnant la Turquie (affaire Salduz). La Cour a dit qu’un jugement de condamnation qui se fonde sur les seules déclarations d’un gardé à vue, qui n’était pas assisté par un avocat, contrevient aux règles du procès juste et équitable. Cet arrêt a été connu de la commission Léger, chargée de préparer la réforme dont je viens de parler. La commission n’en a tenu aucun compte.

Le 13 octobre 2009, la CEDH rendit un nouvel arrêt contre la Turquie encore (arrêt Dayanan). Dans cet arrêt, elle précisa que la présence de l’avocat comprenait toutes les missions propres à sa fonction : indépendamment de l’assistance aux interrogatoires, l’avocat doit pouvoir préparer son client aux interrogatoires qui vont venir, avoir connaissance des éléments du dossier et des reproches qui lui sont faits, fournir assistance à sa détresse et vérifier les conditions de sa rétention.

Le porte-parole du ministère de la justice osa affirmer que ces arrêts ne concernaient que la Turquie et non pas la France. Il fallut que le président de la CEDH, un français, M. Jean-Paul Costa, conseiller d’État, intervienne dans un quotidien du soir pour rappeler que si la condamnation prononcée par la CEDH dans un arrêt qu’elle rend vise un pays déterminé, en revanche les principes qu’elle énonce valent pour tous les pays signataires de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.

Le 2 mars 2010, un arrêt Adamkiecwiz contre la Pologne fut rendu rappelant que le gardé à vue doit être informé dès le début qu’il a le droit de garder le silence.

En dépit de cela, la résistance de la Chancellerie fut constante, manifestement prise en otage par les syndicats de policiers.

En tant que bâtonnier, j’avais eu l’occasion de protester avec énergie et d’écrire à tous les parlementaires.

Un syndicat de policiers traita alors les avocats de « commerciaux dont les compétences sont proportionnelles aux honoraires qu’ils touchent ». Comme bâtonnier, j’engageai donc au nom de l’Ordre un procès à ce syndicat afin de pouvoir porter devant la justice française ce débat sur la garde à vue. J’y fis citer des témoins prestigieux :

– M. Alvaro Gil-Robles, ancien commissaire européen des droits de l’homme, avocat espagnol ;

– Lord Goldsmith, ancien ministre de la justice de Tony Blair, chancelier d’Angleterre, avocat lui-même (solicitor et barrister) en Angleterre et avocat au barreau de Paris ;

– M. Andréas Van Mariassy, vice-bâtonnier du barreau de Munich, parlant au nom de tout le barreau allemand ;

– M. Vincenzo Siniscalchi, ancien bâtonnier de Naples et membre du Conseil supérieur de la magistrature italienne.

Tous les quatre expliquèrent que, dans leur pays, l’avocat était présent dès le début de la garde à vue pendant toute sa durée.

Dans le même temps, des juges, ici et là, à Paris, à Bobigny, à Nancy, à Metz, à Rennes commencèrent à annuler des procédures au motif que les droits de la défense n’avaient pas été respectés pendant la garde à vue.

Le droit européen, en effet, est d’application immédiate au besoin contre la loi française. Le droit européen fait partie du droit interne.

Le 1er mars 2010 entra en vigueur une réforme constitutionnelle capitale : chaque citoyen peut désormais, à l’occasion d’un procès, demander que soit posée au Conseil Constitutionnel une question tendant à voir dire si la loi française est conforme ou non à la Constitution.

En même temps, les juridictions suprêmes, Conseil d’État et Cour de cassation, sont chargées de vérifier la conformité de la loi française au droit européen.

Le 30 juillet 2010, le Conseil Constitutionnel rendit un arrêt sur plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité qui avaient été posées à propos de la garde à vue disant qu’elle n’était pas conforme à la Constitution française qui comporte, parmi les principes fondateurs de notre République, les droits de la personne humaine proclamés en 1789.

Cependant, pour laisser le temps au parlement de refaire la loi, le Conseil Constitutionnel a estimé que le système actuel resterait en vigueur jusqu’au 1er juillet 2011.

Quelques semaines plus tard, la Cour de cassation rendit elle-même plusieurs arrêts disant que le droit européen rendait illégale la garde à vue à la française et que le principe de l’assistance de l’avocat ne saurait souffrir aucune exception, même en matière de terrorisme ou de grande criminalité.

Les murs semblaient bouger, sans s’effondrer pour autant, puisque le projet de loi soumis en septembre à l’opinion publique par le garde des sceaux ne tenait pas compte de ces décisions et continuait à proposer l’audition libre.

Le projet de réforme du code de procédure pénale tout entier s’obstine à comporter une inégalité d’armes entre la défense et le parquet (c’est-à-dire les procureurs) malgré la déclaration de principe faite par le Président de la République lui-même le 7 janvier 2009 devant les magistrats de la Grand Chambre de la Cour de cassation.

Un récent arrêt de la CEDH que j’ai cité plus haut, concernant Mme France Moulin, une avocate, qui l’avait saisie contre la France, a constaté que les magistrats du parquet n’étaient pas de vrais juges puisqu’ils sont dépendants du pouvoir exécutif. Du même coup, toute prolongation d’une garde à vue ordonnée par un procureur est illégale.

En cet état des choses, la France, aujourd’hui, est régie par des lois illégitimes tant au regard de notre Constitution que par rapport au droit européen qui s’impose à nous.

Un désordre juridique total règne entre ce que nos lois prévoient toujours et ce que l’état du droit, tel que révélé par les juridictions supérieures, proclame.

Il ne s’agit pas d’une révolte des juges qui se montrent, au contraire, soucieux d’appliquer le droit. Nous sommes en face d’une résistance abusive d’un pouvoir assujetti à sa police dans un climat de rage sécuritaire qui ne sert ni le droit, ni les libertés.

CONCLUSION

Voici, brièvement évoquées, quelques questions dont il m’avait été demandé de vous entretenir.

Je les ai rapidement effleurées et suis prêt à me livrer, à présent, à vos questions.

Paris, le 12 janvier 2011

Christian Charrière-Bournazel