Conférence 14-6-1999

Madame le Bâtonnier,

Mesdames et Messieurs les Secrétaires de la Conférence,

La justice peut-elle s’embarrasser de la compassion ?

Encore faut-il savoir de quoi l’on parle !

Il y a deux cents ans déjà, à quelques mètres de cette bibliothèque, Fouquier-Tinville interrogeait un ci-devant, à la silhouette voûtée par l’âge et à la perruque plus grise que sa propre chevelure.

« Où étais-tu, Citoyen, le 4 août ?  » – « Ah ! tu ne réponds pas ! » – « Et le 10 août ?  » – « Tu te tais toujours !  » – « Et le 5 septembre ? « .

L’homme reste muet.

« Ah ! tu ne dis rien : c’est ta façon d’avouer tes crimes.  »

A cet instant, le greffier tire l’accusateur public par la manche et lui murmure à l’oreille :

« Il est sourd !  » – « Alors, greffier !  – répond Fouquier-Tinville, écris qu’il a conspiré sourdement ! « .

Vous riez.

Vous admirez cette merveilleuse impassibilité ! cette distance soigneusement gardée vis-à-vis des faiblesses du coeur ! cette aptitude à la vérité judiciaire qui ne s’embarrasse ni de preuve ni de doute !

Et d’une certaine manière, vous n’avez pas tort.

Car, avec qui le juge va-t-il compatir ? L’assassin sadique sur lequel certains esprits faibles souhaitent qu’il pleure au point de laisser gémir dans le vide la victime inconsolée ? Est-ce avec elle, au contraire, qu’il va s’attendrir jusqu’à transformer en vengeance publique, aussi cruelle que le crime, la vendetta privée ? Et si son âme est si généreuse qu’il compatit avec tous et chacun, ne risque-t-on point de voir audiences et délibérés traîner en longueur comme La Nouvelle Héloïse, tout baignés de torrents de larmes, sans jamais déboucher sur un seul jugement.

C’est que la justice des hommes « ne considère que les résultats, elle ne va donc pas sans injustice, ou du moins sans possibilité d’injustice. C’est pourquoi elle n’est pas la mienne  » disait Georges Bernanos.

Mais elle est la nôtre, celle que nous servons, avocats et juges, celle qui fait la raison de nos vies. Et la problématique posée paraît sans solution.

Pourtant l’Histoire nous aide à répondre.

Si nous devions vénérer un juge, ce serait sans nul doute Salomon.

L’opinion commune colporte de lui un portrait défiguré : « un jugement de Salomon », dit-on, pour signifier la double injustice qui naît de décisions mitigées ou lâches.

C’est tout le contraire.

Faute de connaître la vérité, Salomon prend, d’abord, le risque d’une décision absurde, exécutoire par provision : « Qu’on coupe l’enfant en deux ! « . L’une des femmes accepte ce jugement, l’autre renonce aussitôt à sa réclamation de mère pour éviter l’horreur de cet infanticide judiciaire. Salomon est alors éclairé, non par la compassion, mais par la vérité de deux coeurs qu’il a mis à l’épreuve.

Aussitôt, de lui-même, il se saisit d’un appel que personne n’a interjeté et – juge de première instance – il statue en juge d’appel. Quelle confusion des genres ! Et l’arrêt qu’il rend procède d’une justice exacte : l’enfant vivra avec celle des deux femmes qui a préféré le perdre pour qu’il vive. Si elle n’est la mère, elle s’est désignée comme celle qui mérite de l’être.

Salomon est incontestablement le plus grand, lui qui n’a pas demandé à son coeur une décision qu’il ne voulait tenir que de sa raison.

Et sa raison lui a dit ce qui est juste car elle a su, non point compatir avec les coeurs, mais s’efforcer de les connaître.

Ce n’est point la pitié qui animait Salomon, mais l’amour : « Il n’est qu’un sûr moyen de connaître, c’est d’aimer « . Or l’amour est incompatible avec l’orgueil, de sorte que procède nécessairement de l’imposture une institution judiciaire plus enivrée de son pouvoir que torturée par ses erreurs.

A nous, avocats, revient de le dire avec gravité et force, pour la mémoire de tant de justiciables désabusés, d’innocents méconnus depuis Dreyfus jusqu’aux victimes des sections spéciales comme de coupables maltraités, pendus, fusillés, guillotinés ou pour le souvenir encore de cette consoeur conduite à la mort par un contrôle judiciaire inique.

Il nous appartient de répéter inlassablement, croyants ou non, les versets incantatoires de Péguy faisant dire à Dieu : « Pour éternellement liant les bras de ma justice ! pour éternellement déliant les bras de ma charité !

car ce n’est pas la compassion que nous attendons de nos juges mais leur humilité au service de l’espérance.

Paris, le 14 juin 1999