Remise de la Rosette du mérite à Monsieur Pierre Cousi

« Monsieur et cher confrère, »

 

Permettez-moi de vous saluer ainsi, avec la déférente considération que je dois au membre du conseil de l’Ordre que vous étiez en 1973 au moment où je prêtai serment.

Vous étiez présent en cette qualité, rue de Lisbonne, chez le délicieux bâtonnier Bernard Lasserre lorsque, conformément à la tradition de l’époque, il avait accueilli ma promotion de la Conférence du stage pour la présenter aux membres du conseil dont vous étiez.

Vous aviez connu en votre temps l’émotion du jeune homme nommé troisième Secrétaire – c’est-à-dire un quasi-premier -. Vous comprendrez que je ne puisse me départir de cette déférence naturelle que n’effacent ni les années ni les étapes successives de nos vies : vous êtes et vous demeurerez un aîné exemplaire devant lequel s’incline avec admiration et affection le jeune homme que j’entends rester.

Vous m’avez fait au surplus un honneur inattendu : vous êtes le premier à qui je remets une décoration par délégation de la République.

Né à Albi le 12 mai 1928 d’un père inspecteur des impôts et d’un grand-père directeur de la Caisse d’épargne, vous auriez pu tout aussi bien, bercé par la mélodie des chiffres et formé aux rigueurs albigeoises, devenir directeur du Trésor et, qui sait, accéder à la présidence du FMI.

Mais vous étiez plus profondément habité par le culte de la beauté qui caractérise les cœurs purs, et plus particulièrement par la beauté du chant. Plus que le crépitement des calculettes et le sombre tintamarre des chiffres, vous avez su très tôt que vous étiez un ténor.

On imagine mal que vous ayez été encouragé à suivre une voie si hasardeuse par un père aimant mais rigoureux qui avait, par devoir, accepté pendant l’occupation d’être muté d’Albi à Chartres.

Pour votre âme d’enfant, épris de rêve et d’idéal, c’est une double chance : vous grandissez et mûrissez, non pas à l’ombre, mais dans la lumière de la Cathédrale où vous chanterez. Vous rencontrez la future Madame Pierre Cousi – Monique – avec qui vous formez depuis plus de soixante ans un couple exceptionnel.

Comme tous les jeunes gens inspirés de province, vous choisissez Paris pour y suivre vos études de droit.

Le bâtonnier Farthouat avait joliment évoqué votre parcours en solex de Chartres jusqu’à Paris :

« Ce pèlerinage de Chartres à l’envers ne devait pas manquer de panache ! ».

Vous accomplissez un stage de secrétaire d’agréé chez Monsieur Pisier. Vous n’êtes pas encore sur le chemin du barreau qui, à l’époque, considère que traverser le boulevard du Palais pour discuter en face, au Tribunal de commerce, de lettres de change ou de faillite, serait vulgaire. Et pourtant, comme vous l’avez bien fait ! L’apprentissage du réel que vous aviez commencé comme clerc d’avoué constitue pour une âme d’artiste le meilleur antidote contre les divagations infécondes.

A votre manière, vous avez suivi le conseil de Charles Péguy, indissociablement attaché à la Cathédrale de Chartres :

« Que le spirituel couche toujours dans le lit de camp du temporel ! Que le spirituel ne manque point du charnel ! Que Dieu ne manque point de sa création ! »

Vous vous formez aux réalités de la procédure et aux échanges entre les êtres humains à travers les actes de commerce, tout en approfondissant votre connaissance du droit : vous obtiendrez votre doctorat en présentant comme sujet de thèse : l’acte de vente du fonds de commerce.

Vous ne cessez en même temps de cultiver votre voix, si bien que très naturellement vous décidez d’allier deux façons d’être ténor : vous vous inscrivez au barreau. Et vous allez accomplir le parcours sans faute d’un jeune provincial qui, sans être Rastignac (vous êtes même le contraire), dit « oui » à toute expérience nouvelle qui s’offre à lui.

Vous devenez collaborateur de Marcel Grente, futur bâtonnier : vous ne l’avez pas sollicité, c’est lui qui vous l’a proposé. Alors que vous n’avez jamais couru après aucune chance, aucun honneur, aucune place, il faut que vos qualités aient été immédiatement connues pour que tout se soit présenté à vous, sans sollicitation préalable.

Vous avez toujours été animé par la délicatesse de ne rien demander et la modestie de ne rien refuser : on vous avait prié de faire une Tronchet, vous y êtes allé ; puis une Berryer, puis d’entrer à l’UJA.

Et très naturellement vous deviendrez troisième secrétaire de la Conférence.

Je le disais tout à l’heure : c’est une place de quasi-premier. Pour ceux qui l’ignoreraient, le troisième secrétaire est choisi parce que si, par impossible, le premier ou le deuxième étaient empêchés de prononcer leur discours lors de la rentrée de la Conférence, c’est le troisième qui ferait le sien à leur place.

Quelle élégante manière de se révéler apte à tout sans avoir rien revendiqué, avec ce détachement souriant qui est votre marque !

Le bâtonnier Farthouat – encore lui – quand il vous remit la médaille de chevalier dans l’Ordre de la légion d’honneur, avait souligné ce trait de votre caractère : ayant rappelé les fastes très parisiens et surannés dont s’était entouré le bâtonnier Grente jusqu’à sa ruine (l’appartement de la rue des Saints-Pères et sa terrasse, les campagnes du bâtonnat, les joies de l’élection, la maison de Sarah Bernardt à Belle- Isle où vous pêchez dans le « trou de l’enfer », Pierre, le valet chauffeur, les homards à profusion… et le pot au feu de Brillat-Savarin), il affirma que vous vous en amusiez sans être grisé.

Vous le devez à votre âme d’artiste qui jouit moins des bonnes fortunes du réel qu’il ne s’en inspire comme d’un décor. Et c’est un attribut de votre curieux génie que d’avoir été à la fois un exceptionnel avocat de compagnies d’assurance et le dix-septième adhérent à la CARPA (à la fortune de laquelle vous avez largement contribué par des maniements de fonds en rapport avec votre activité d’avocat), sans avoir un seul instant renoncé au chant.

On vous doit l’acquisition de la Maison du barreau dont vous avez convaincu le bâtonnier de l’époque qu’elle était nécessaire. Pendant que vous alimentiez pour le compte d’autrui les réserves de notre Caisse, vous animiez le groupe « Massillon » et vous chantiez dans toutes les cathédrales de France, y compris à l’église de la Madeleine.

Ceux dont vous conduisiez les procès avec tant de succès, le savaient-ils ? Et les autres qui vous entendaient avec bonheur chanter tous les rôles de ténor du répertoire, se doutaient-ils que vous n’étiez, selon votre propre formule, qu’un « avocat obscur » ? Combien parmi nous se contenteraient-ils de cette « obscurité » dont vous faites votre coquetterie.

Quelquefois pourtant vos deux destinées se sont rencontrées puisque vous avez chanté à la première chambre de la Cour devant le premier président, Madame Ezratty, et le ministre de la Justice Jacques Toubon. Sans doute était-ce une réponse à Madeleine Jacob dont la critique acérée était impitoyable et qui s’était demandée :

 

« Mais que fait-il au Palais ? ».

« Madame, il plaide comme il chante, et il chante comme il plaide », aurais-je aimé lui rétorquer.

 

Rien ne vous décrit mieux que la phrase de Sénèque à propos de la rhétorique :

 

« Cultiver le beau pour exprimer le vrai ».

 

Tel est, je pense, le secret de votre unité intérieure.

 

. Diplômé du centre de perfectionnement des affaires,

. Chargé de cours et de T.D. à la faculté de droit de Paris I,

. Professeur associé à la faculté de droit d’Orléans,

. Secrétaire général à la CARPA de Paris,

. Vice-président délégué de l’UNCA,

. Secrétaire général de l’ANAAFA, responsable de la formation en matière administrative, fiscale et comptable,

. Administrateur de la CNBF,

. Membre du conseil d’administration du Fonds de garantie contre le terrorisme depuis sa création en 1985, votre contribution à la réalité du droit et de sa pratique s’est toujours accompagnée d’une exigence éthique et esthétique qui fait de vous l’un des tout premiers d’entre nous.

Depuis près de dix-sept ans, vous êtes délégué des bâtonniers successifs, à la déontologie. Vous répondez au téléphone à tous ceux qui vous interrogent ; vous rappelez à l’ordre ceux qui sont tentés de s’égarer ; vous écrivez aux justiciables ou aux avocats des lettres dont toutes portent l’empreinte de votre rigueur, de votre confraternité et de votre humanité. Ce souci constant des autres, vous me l’avez manifesté lorsque nous avons parlé de la cérémonie de ce soir.

Acceptez qu’en terminant j’évoque ce que vous m’avez dit de votre épouse Monique que je tiens à saluer. Heurtée par un camion qui la laissa pour morte, elle en réchappa. Elle anime une association bénévole, Espace 16, qui se consacre aux enfants et aux nécessiteux du quartier du dix-septième arrondissement, avec un désintéressement et une générosité qui forcent votre admiration et la nôtre.

Votre couple est magnifique. Vos deux enfants, l’une Chantal, médecin radiologue que je ne connaissais pas, et Olivier Cousi, que nous connaissons tous, vous ont donné huit petits-enfants qui font votre bonheur.

C’est encore vous rendre hommage que de dire à Olivier, ancien membre du conseil de l’Ordre, l’estime et l’amitié que nous avons pour lui et notre reconnaissance pour tout ce qu’il fait pour l’Ordre, fidèle fils de son père.

Bien que vos destinées professionnelles aient suivi des chemins différents, vous êtes dignes l’un de l’autre. Puissiez-vous longtemps encore porter, dans le même temps, la même robe.

Cher Pierre,

Le moment est maintenant venu de traduire en un acte solennel ces mots imparfaits et incomplets qui ne suffisent pas à rendre compte de votre belle vie, de vos qualités exceptionnelles, de votre dévouement et de votre humanité.

« C’est au nom de ces qualités, qu’au nom du président de la République nous vous faisons officier de l’Ordre national du mérite. »

 

 

Paris, le 15 septembre 2009

Christian Charrière-Bournazel

Bâtonnier de l’Ordre