QUALITÉ DE VIE ET POUVOIR MÉDICAL : LOI ET ÉTHIQUE

CCB/VP

06.11.02

QUALITÉ DE VIE ET POUVOIR MÉDICAL : LOI ET ÉTHIQUE

Mesdames, Messieurs,

Votre président, Michel Schouman, m’a fait un grand honneur en me demandant de participer à vos travaux. Je ressens cependant une véritable angoisse à venir dans votre assemblée mêler aux réflexions de philosophes, de psychologues, de sociologues, de psychanalystes et de médecins, tous éminents, les propos d’un juriste qui n’est même pas un spécialiste des thèmes de votre congrès.

J’en déduis qu’il vous fallait un Candide. J’ai accepté de l’être, non point comme celui dont Voltaire disait qu’à force de médecins et de médecines, sa maladie était devenue grave, mais l’autre, celui qui cheminant au hasard dans un univers confus confronte les leçons de son maître à la cruelle épreuve du réel.

Le sujet que l’on m’a imparti de traiter m’autorise heureusement bien des variations : « qualité de la vie et pouvoir médical : loi et éthique ».

Je développerai mes réflexions autour de trois axes :

1) les rapports entre la science, la morale et le droit ;

2) pouvoir médical et limites éthiques ;

3) le droit positif actuel et l’avenir.

I – LA SCIENCE, LA MORALE ET LE DROIT

Dans cette première approche, je voudrais confronter d’abord l’ordre de la science et celui du droit ; ensuite l’ordre du droit et celui de la morale.

 

A – L’ORDRE DE LA SCIENCE ET L’ORDRE DU DROIT

1) L’ordre naturel

L’ordre de la nature obéit à des lois précises qui préexistent à toute conscience : le mouvement des planètes, la structure de la matière, les lois de la biologie régissaient l’univers alors même qu’aucune conscience ne pouvait les appréhender. Et si l’espèce humaine devait être anéantie, les lois de la nature n’en seraient pas bouleversées.

L’intelligence humaine les décrypte peu à peu. Quel que soit le pouvoir que l’homme acquiert à partir de ce qu’il découvre, il sait, comme Francis Bacon, qu’« on ne commande à la nature qu’en lui obéissant ».

Aussi puissant que soit son génie dans l’accumulation de ses découvertes, il est confronté à l’immensité de ce qu’il ignore qui faisait dire au recteur Henri Poincaré : « Plus le cercle de nos connaissances s’élargit, et plus se multiplient nos points de contact avec l’inconnu ».

2) Le droit

Tout au contraire du « cosmos » (mot qui signifie à la fois ordre et monde chez les Grecs), le droit n’est qu’une construction de la conscience de l’homme dont il est la création. Il constitue une tentative d’organisation des rapports humains qui, sans lui, ne seraient fondés que sur l’affrontement de désirs contraires ou arbitrés par la seule force des puissants.

Le droit, parce qu’il ne provient pas d’un ordre préétabli, est relatif, contingent, variable.

Il est d’abord variable dans l’espace. Voltaire nous dit à l’article « délits locaux » de son Dictionnaire philosophique :

« On peut être coupable en un ou deux points de l’hémisphère et absolument innocent dans tout le reste du monde ».

Le droit est également sujet aux plus grandes variations dans le temps à mesure qu’évolue la conscience collective d’un groupe, ses références religieuses, morales ou philosophiques. Un exemple éclaire parfaitement cette relativité du droit dans le temps : de vieux avocats qui exercent encore ont plaidé aux assises, dans leur jeunesse, pour des femmes criminelles parce qu’elles s’étaient fait avorter. Les mêmes avocats, au soir de leur vie professionnelle, sont amenés à plaider pour des hommes et des femmes délinquants parce qu’ils ont tenté d’empêcher des femmes d’exercer leur droit d’avorter.

C’est une variation du droit à cent quatre vingt degrés en l’espace d’une vie.

Cette première observation permet de mettre en rapport, à travers l’évolution de notre espèce, l’inéluctable puissance que confèrent à l’homme les progrès qu’il accomplit dans les découvertes scientifiques et le caractère incertain et fragile des lois qu’il doit édicter pour ne pas leur être asservi.

Entre l’ordre du réel sur lequel l’homme accroît sans cesse son pouvoir et le droit qui a pour fonction de réguler ce pouvoir, prend place la morale ou l’éthique.

B – ENTRE LA SCIENCE ET LE DROIT, LA MORALE

Les sciences de la vie permettent aujourd’hui l’assistance médicale à la procréation, le clonage, les greffes d’organes, la transsexualité. Le champ des possibles paraît désormais illimité. Est posée la double question de la légitimité du pouvoir acquis par l’homme sur le vivant, puisqu’il s’agit de la personne humaine, et du contrôle de ceux qui exercent ce pouvoir.

La légitimité du pouvoir et le contrôle de son exercice sont l’objet même de la règle de droit. Et la règle de droit elle-même n’est que la résultante de la conscience collective à un moment donné. Elle procède soit du religieux : « Dieu a dit … », soit de la morale communément admise par le plus grand nombre.

Et c’est là que tout se complique. Car si les morales fondées sur les religions donnent des réponses immédiates et manichéennes qui ont au moins l’avantage de dessiner avec des traits précis les contours du permis et de l’interdit, en revanche les sociétés développées, démocratiques et laïques, sont confrontées à l’obligation d’ajuster sans cesse l’éthique collective qui fonde la loi aux évolutions imprévisibles de la science, tout en réglant au coup par coup les conflits de valeurs qui sont, la plupart du temps, autant de quadratures du cercle.

Ce sera la deuxième partie de mes observations.

II – POUVOIR MÉDICAL ET LIMITES ÉTHIQUES

Deux idées dans ce développement :

  1. les fondements modernes de la morale et du droit ;
  2. les conflits de valeurs ;

 

A – LES FONDEMENTS MODERNES DE LA MORALE ET DU DROIT

Antigone enterrant son frère transgressait la loi positive, celle de Créon, au nom d’une loi supérieure qui était celle des dieux.

Le sacrifice sublime de cette jeune grecque bravant la mort pour donner une sépulture à son frère sans laquelle, selon l’expression de Jean Anouilh, il aurait été « condamné à errer éternellement sans jamais trouver de repos », fonde la conscience d’un ordre universel du droit supérieur aux droits locaux.

Avant même la fin des sociétés théocratiques, telle la France de l’Ancien Régime, la conscience de l’universalité de normes s’imposant à tous les hommes de la terre avait fait son apparition : l’idée du crime contre l’humanité a traversé l’esprit de Voltaire qui en parle comme d’un crime qui ne peut être que réprouvé partout sur la surface du globe. La déclaration américaine et la déclaration française des droits de l’homme se veulent universelles, ce qui n’empêchera pas le maintien des discriminations entre les hommes et les femmes, entre les êtres libres et les esclaves, ou encore les hiérarchies établies entre les races et les civilisations.

La Déclaration Universelle des droits de l’homme suivie immédiatement de la Déclaration Européenne vont fonder un ordre nouveau de la morale, et donc du droit, centré non sur le religieux mais sur la personne humaine.

Devenue source et finalité du droit, la personne constitue désormais la valeur absolue de référence contre laquelle ne saurait être édictée aucune norme qui aussitôt ne paraisse irrecevable, injuste ou criminelle.

Toute personne a non seulement des droits égaux à toute autre en matière de libertés essentielles, mais encore sont apparus au fil du temps les droits de la deuxième et de la troisième générations, tels que les droits économiques et sociaux, puis le droit à la qualité de la vie (droit à un environnement vivable pour ce qui touche à l’air, au bruit, à l’eau ; droit à l’épanouissement de son corps, à sa restauration, à sa transformation le cas échéant).

Par-delà les frontières et l’histoire individuelle ou collective, les êtres humains sont de plus en plus nombreux, en dépit des vicissitudes, des inégalités, des conflits armés, à considérer qu’un être humain a une valeur absolue équivalant à un autre. Lamartine s’écriait déjà en 1848 :

« Je suis concitoyen de tout homme qui pense :

La liberté c’est mon pays ! »

et jamais n’a sonné plus vrai le vers de Baudelaire :

« O insensé qui crois que je ne suis pas toi ! ».

B – LES CONFLITS DE VALEURS

La recherche de cette éthique universelle, fondée sur la personne comme source et finalité du droit, engendre des conflits de valeurs d’une insoupçonnable complexité.

La qualité de la vie, en effet, ne s’applique pas seulement au cours de nos existences vécues jour après jour mais au commencement et à la sortie de la vie.

Arrêtons-nous un instant à l’euthanasie, au statut de l’embryon et au clonage.

1) L’euthanasie

La problématique de l’euthanasie est tout à fait éclairante des conflits de valeurs auxquels est confronté l’homme lorsqu’il veut une réponse humaine et non pas religieuse.

Dans l’ordre du religieux, la réponse est simple : la personne ne s’appartient pas. Elle appartient à Dieu, seul maître de la vie et de la mort.

« Tu ne tueras point » interdit aussi bien la mort de l’autre que l’attentat sur soi-même par le suicide.

Au 18ème siècle, Callas a été soupçonné d’avoir tué son fils simplement parce qu’il n’avait pas osé révéler que ce jeune homme s’était suicidé. Déjà marginal comme protestant, il aurait dû souffrir l’incinération de son fils à qui aurait été refusée toute sépulture et l’infamie s’abattant sur tout le groupe familial.

Le code pénal de 1810, dans une société encore imprégnée de religieux mais qui n’est plus théocratique, ne réprime pas le suicide. Au demeurant, l’infortuné qui s’est jeté dans la mort échappe à toute sanction humaine. L’acte de se tuer soi-même échappe au droit. En revanche, est punie l’incitation au suicide d’autrui.

Diane Pretty aurait voulu se suicider en raison de ses intolérables souffrances mais n’en avait même plus les moyens physiques. L’euthanasie active en ce qu’elle constitue un attentat à la vie d’autrui demeure un meurtre en droit anglais comme en droit français.

Madame Pretty avait souhaité que son mari fût autorisé à lui donner la mort qu’elle ne pouvait pas s’administrer elle-même. Invoquant son droit à se donner la mort et à sortir d’une vie inhumaine et dégradante dans la dignité, elle revendiquait sa liberté dont elle voulait déléguer l’exercice effectif à son mari qui acceptait ce mandat. Mais elle ne voulait pas qu’il fût poursuivi pour meurtre après sa mort et avait donc saisi les autorités judiciaires par lettre de son avocat du 27 juillet 2001 invitant le Director of Public Prosecutions à prendre l’engagement de ne pas poursuivre le mari de la requérante si ce dernier, déférant au souhait de son épouse, venait à aider celle-ci à se suicider.

Le DPP refusa de prendre cet engagement en vertu d’un principe selon lequel les procureurs successifs ont toujours expliqué en Grande-Bretagne « qu’ils n’accorderaient pas, quelque exceptionnelles que puissent être les circonstances, d’immunité absolvant, requérant ou affirmant autoriser ou permettre la commission future d’une quelconque infraction pénale ».

Après avoir épuisé les voies de recours internes jusqu’à se pourvoir devant la Chambre des Lords, Madame Diane Pretty forma un recours devant la Cour de justice de Strasbourg contre le Royaume-Uni.

C’est en 1961 que le suicide a cessé d’être une infraction en Angleterre et au pays de Galles.

En revanche, la loi anglaise énonce : « toute personne qui facilite, encourage, recommande ou organise le suicide ou une tentative de suicide d’un tiers est passible, après mise en accusation, d’une peine d’emprisonnement au plus égale à quatorze ans ».

En même temps, la jurisprudence admet qu’une personne puisse refuser d’accepter un traitement de nature à prolonger sa vie ou à la préserver.

D’un côté, par conséquent, le droit désormais reconnu à tout citoyen anglais de mettre fin à ses jours de manière active ou passive ; de l’autre, un principe selon lequel personne ne peut être à l’avance excusé d’avoir commis une infraction pénale.

Entre les deux, quid de la personne qui n’a pas les moyens d’exercer son droit de mourir et qui demande à quelqu’un, qui accepte, de l’aider à l’exercer. Dans cette circonstance, le consentement de la victime à son propre meurtre exonère-t-il l’auteur qui accomplit ce meurtre ?

La Cour a donc dû trancher à partir de son corpus juridique, c’est-à-dire la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.

Elle a considéré que n’étaient applicables ni l’article 3 qui dit que nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, ni l’article 8 interdisant au nom du respect de la vie privée et familiale l’ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit.

Elle a estimé que le droit à la vie privée ne comportait pas un droit à mourir. Tout en exprimant sa compassion pour la crainte de la requérante de devoir affronter une mort pénible si on ne lui donnait pas la possibilité de mettre fin à ses jours, la cour a dit : « Exiger de l’État qu’il accueille la demande, c’est l’obliger à cautionner des actes visant à interrompre la vie. Or pareille obligation ne peut être déduite de la Convention de sauvegarde ».

Elle a enfin balayé l’argument tiré de la discrimination dans la jouissance des droits entre les personnes valides et les personnes handicapées en jugeant : « La frontière entre les deux catégories est souvent très étroite, et tenter d’inscrire dans la loi une exception pour les personnes jugées ne pas être à même de se suicider ébranlerait sérieusement la protection de la vie que la loi de 1961 a entendu consacrer et augmenterait de manière significative le risque d’abus ».

On peut en tirer les conclusions suivantes :

1) Le respect de la vie comme valeur fondamentale n’est pas exclusif du droit de chacun à décider de sa mort, soit par refus de soins, soit par un acte positif d’autodestruction. C’est une rupture nette avec l’ordre religieux chrétien qui instituait en pêché mortel l’acte du suicide.

2) Mais rien ne justifie le meurtre d’autrui, pas même la situation dramatique d’une personne handicapée qui ne peut, par elle-même, s’épargner le supplice d’une agonie. Le suicide par délégation n’existe pas. Le consentement au meurtre d’autrui n’enlève pas au meurtre sa qualification pénale.

Cette affaire est exemplaire en ce qu’elle clôt le débat ouvert sur l’euthanasie puisque la personne à propos de laquelle était posée la question de l’euthanasie n’était pas inconsciente ni en état de mort clinique, mais parfaitement en possession des ressources de sa volonté au point de pouvoir réclamer la mort au nom de son droit à sortir de la vie à l’heure de son choix.

La Cour a tranché : on peut se tuer. On ne peut pas se faire tuer même si l’on n’est pas physiquement capable de se tuer.

Quel est le fondement moral ou philosophique à cette règle ? Il n’est pas exprimé.

Seule est exprimée la crainte que par l’effet du précédent qu’aurait constitué l’autorisation de tuer donnée au mari de Diane Pretty, des abus puissent se généraliser.

Il est intéressant de mesurer le passage du fondement religieux d’une règle à son fondement laïc. Quand l’interdit vient des dieux, il n’y a ni transaction, ni accommodement possible : la loi humaine condamne en avant première du jugement dernier.

Dans l’ordre d’une morale laïque, le choix entre des valeurs qui s’opposent n’est arbitré qu’au coup par coup. Le droit perd de sa sécurité. Lorsque le conflit de valeurs est trop rude, on rigidifie le principe général non par respect d’une valeur fondatrice mais par crainte d’un recours abusif à l’exception.

Comme cette rigidité de la généralité se fonde sur un postulat pragmatique et non pas sur une valeur à caractère intangible, elle risque de ne pas tenir plus longtemps qu’une digue fissurée.

L’affaire Diane Pretty illustre parfaitement cette analyse.

Et pourtant l’arrêt émane de la plus haute juridiction.

La Cour de Strasbourg, en effet, est composée, comme vous le savez, de représentants de plus de cinquante pays ayant ratifié la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.

Les juges qui composaient la Cour, pour l’affaire Pretty, étaient des nationalités suivantes : finlandaise pour le président, britannique, suédoise, polonaise, luxembourgeoise, andorrane et moldave. Six hommes et une femme.

Il n’est donc pas abusif de dire que cette jurisprudence représente un moment provisoire et fragile de la conscience collective européenne, même s’il illustre l’éthique commune à cinquante nations.

2) Le statut juridique de l’embryon

Plus significatif encore de cette fragilité est le conflit de valeurs autour de l’embryon. De la loi du 17 janvier 1975 sur l’avortement aux lois des 29 juillet 1994 sur la bioéthique puis jusqu’à la loi du 4 mars 2002, des débats extrêmement difficiles se sont instaurés.

a – l’avortement

La loi du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse a d’abord affirmé le principe de l’assimilation du fœtus à un être humain. Son article premier dispose en effet : « La loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie ».

Cependant, cette loi s’est placée dans une logique de mise en balance de ce droit avec la prise en compte de la situation de détresse de la mère et des dangers que celle-ci peut courir.

Elle a donc fixé des seuils comptés en semaines qui, même s’ils ont ensuite été repoussés, signifient implicitement que le fœtus doit se voir garantir une protection croissante en fonction de ses différents stades d’évolution.

Elle n’a pas pour autant rompu avec notre tradition juridique qui distingue l’être humain et la personnalité juridique. Celle-ci ne s’acquiert que par la naissance d’un enfant vivant et viable.

La Cour de cassation l’a réaffirmé par arrêt du 30 juin 1999 en refusant d’assimiler l’interruption de grossesse involontairement provoquée par un médecin à un homicide involontaire.

Le Conseil constitutionnel lui-même, dans une décision du 15 janvier 1975, avait estimé que la possibilité de porter atteinte aux droits du fœtus en cas de situation de détresse de la mère n’était contraire à aucun principe de valeur constitutionnelle et ne méconnaissait pas le principe énoncé dans le préambule de la Constitution de 1946 selon lequel la nation garantit à l’enfant la protection de la santé.

b – l’embryon « in vitro »

Mais le développement de la procréation assistée a posé à nouveau le problème de la nature de l’embryon « in vitro ».

Quel est son statut ?

Pour les tenants de la religion catholique, la personne humaine existe dès la rencontre des gamètes mâles et femelles.

Pour les protestants, l’embryon n’est « ni une personne à part entière, ni un objet biologique ». Une définition par une double négation ne peut être assimilée à une réponse satisfaisante.

Autant Bossuet pouvait-il frapper les esprits lorsque, parlant d’Henriette d’Angleterre et évoquant son futur cadavre en décomposition, il parlait de cette chose « qui n’a plus aucun nom dans aucune langue », à l’inverse est-il angoissant de ne pouvoir donner une réponse précise, fondée scientifiquement ou moralement cohérente la question de l’embryon, même congelé, qui se trouve suspendu dans le temps jusqu’à sa destruction ou à son épanouissement en personne humaine.

Ont été promulguées en France, le 29 juillet 1994, les lois dites de bioéthique. J’en reparlerai.

Cinq ans après, le 25 novembre 1999, le Conseil d’État en assemblée générale a émis un rapport de cent pages. Avaient été consultés nombre d’organismes comme le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé ou la Commission nationale consultative des droits de l’homme installée auprès du Premier ministre.

La maîtrise que la science a conquise sur l’embryon permet à la fois le clonage d’êtres vivants, l’assistance médicale à la procréation, des recherches destinées à combattre des maladies aujourd’hui incurables et donc permet d’améliorer la qualité de la vie. Chacun de ces domaines fait l’objet de débats et de règles que vous connaissez comme moi et dont la complexité révèle la difficulté du passage d’une morale fondée sur le religieux à une morale fondée sur les droits de la personne humaine.

Les conflits de valeurs à propos de l’embryon paraissent pratiquement insolubles.

Le Conseil d’État note en page 9 de son rapport :

« La question du « statut de l’embryon » symbolise probablement, à elle seule, les tensions et la difficulté du débat éthique suscitées par le développement des sciences de la vie. Cela peut s’expliquer d’abord par le fait que l’embryon pose d’une façon pure la question du respect de la vie dès son commencement. En effet, avec l’approfondissement des connaissances en matière de génétique, l’embryon symbolise désormais doublement la vie. »

Résultat de la fécondation du gamète de la femme par celui de l’homme, il porte potentiellement en lui la consécration d’un projet parental. Pour autant, n’est pas tranchée la question de savoir si l’embryon est, dès sa conception, une personne.

Ce conflit de valeurs particulièrement aigu conduit à rechercher un juste équilibre entre deux principes essentiels : le respect de la vie dès son commencement et le droit de ceux qui souffrent à voir la collectivité entreprendre les recherches les plus efficaces possibles pour lutter contre leurs maux, a dit le Conseil d’État.

Or, cette approche n’est pas nécessairement satisfaisante si l’embryon est une personne humaine, comment peut-on l’instrumentaliser, le réifier même s’il s’agit de soulager les souffrances d’un autre ?

Et s’il ne s’agit pas d’une personne humaine, comment expliquer ce processus continu d’hominisation qui en fait une personne potentielle ?

C’est la raison pour laquelle la loi du 4 mars 2002 n’a rien modifié au statut antérieur de l’embryon. Il est interdit de le livrer à des expérimentations qui ne soient pas en rapport avec le traitement de la maladie dont il est atteint ou l’épanouissement futur de sa propre vie.

c – le clonage

Les choses se présentent avec plus de netteté pour le clonage. Des résolutions ont été prises le 12 mars 1997 par le Parlement européen, le 14 mai 1997 par l’Organisation mondiale de la santé. Le 11 novembre de la même année, l’UNESCO a promulgué une déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l’homme en affirmant : « Des pratiques qui sont contraires à la dignité humaine telles que le clonage à des fins de reproduction d’êtres humains ».

En Allemagne, au Royaume-Uni, en Espagne, la loi a expressément interdit le clonage.

Mais aux États-Unis, le Sénat ne l’a pas voulu. Seul l’État de Californie l’a proscrit.

Quant au Conseil de l’Europe, il a adopté le 12 janvier 1998 un protocole additionnel à la Convention d’Oviedo qui interdit « toute intervention ayant pour but de créer un être humain génétiquement identique à un autre être humain vivant ou mort ».

Pour ce qui concerne la France, le Conseil d’État avait relevé dans un rapport public de 1998 relatif aux droits de la santé : « Il ne fait guère de doute que l’article 16-4 du Code civil contient déjà, dans sa rédaction actuelle, une interdiction « de jure » du clonage reproductif, car celui-ci porte évidemment atteinte à l’intégrité de l’espèce humaine et constitue une transformation des gènes dans le but de modifier la descendance de la personne, toutes choses formellement prohibées ».

Au demeurant, aucune référence n’est faite à un principe moral ou juridique qui justifierait la reproduction à l’identique d’un être humain, alors même que cette reproduction se fait sans attenter à un être (contrairement aux manipulations sur l’embryon) et alors même que la réalité d’une personne ne se confond pas avec ses caractéristiques génétiques et n’exclut pas les déterminants essentiels de la personne qui sont ceux liés à l’environnement et à l’expérience.

Le Comité national d’éthique estime, pour sa part, que les motifs avancés pour justifier le clonage reproductif chez l’homme « témoignent d’une fantasmatique et intolérable instrumentalisation de l’être humain ».

Que dire alors des recherches sur l’embryon ?

Il vaudrait mieux stigmatiser avec force le clonage en raison de ses dérives possibles. Il serait, en effet, intolérable que les sociétés l’organisent pour sélectionner la venue au monde d’êtres réputés supérieurs par rapport à des êtres présumés inférieurs.

L’interdiction du clonage s’inscrirait alors dans la prohibition de toute discrimination entre les êtres humains en raison de la couleur de la peau, de l’origine ethnique, des capacités intellectuelles ou encore de l’appartenance à un groupe conçu comme moins digne qu’un autre d’exister.

III – LE DROIT POSITIF ACTUEL ET L’AVENIR

En réalité, la course-poursuite entre les progrès de la science et l’adaptation ou la résistance du droit aux conséquences de ce progrès ont rendu nécessaire la constitution des comités d’éthique et des commissions de toute sorte comme la Commission nationale de médecine et de biologie de la reproduction et du diagnostic prénatal ou la Commission consultation des Droits de l’homme auprès du Premier ministre. Je vous propose une petite revue de l’état du droit positif en France.

A – L’ÉTAT DU DROIT POSITIF

Le code civil, en ses articles 16 à 16-13, incluant le code de la santé publique, donne l’état du droit positif sous le titre du chapitre 2 « du respect du corps humain ».

– la primauté affirmée de la personne

L’article 16 proclame :

« La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie ».

Cette pétition de principe fait immédiatement l’objet d’une restriction concernant l’IVG instituée par la loi du 17 janvier 1975 et d’une seconde restriction émise par le Conseil constitutionnel le 29 juillet 1994 qui a dit qu’il ne lui appartenait pas de remettre en cause les dispositions par lesquelles le législateur a estimé que le principe du respect de tout être humain dès le commencement de sa vie n’était pas applicable aux embryons fécondés « in vitro ».

De la même manière, des textes particuliers s’appliquent aux embryons et aux fœtus.

– l’interdiction de tout commerce à propos du corps

L’article 16-1 proclame que chacun a droit au respect de son corps. Il ajoute :

« Le corps humain est inviolable. Le corps humain, ses éléments et ses produits, ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial ».

Et comme conséquence de cette deuxième pétition de principe, toute convention ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain à ses éléments ou à ses produits est nulle.

De même, toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est nulle.

– l’anonymat des dons

Est consacré le principe de l’anonymat des dons. Le donneur ne peut connaître l’identité du receveur ni le receveur celle du donneur.

Problème terrible lorsque l’enfant né d’un gamète inconnu revendiquera au nom de ses libertés fondamentales le droit de connaître ses origines, comme en matière d’accouchement sous X. Une exception déjà est réglementée : celle qui concerne des informations concernant, dans l’intérêt même de la personne, son patrimoine génétique.

– sur le clonage

Enfin :

« nul ne peut porter atteinte à l’intégrité de l’espèce humaine. Toute pratique eugénique tendant à l’organisation de la sélection des personnes est interdite. Sans préjudice des recherches tendant à la prévention et au traitement des maladies génétiques, aucune transformation ne peut être apportée au caractère génétique dans le but de modifier la descendance de la personne ».

– le respect dû à l’embryon

Quant au code de la santé publique, il dispose :

« Un embryon humain ne peut être conçu ni utilisé à des fins commerciales ou industrielles (L.2141-7) ».

L’article 2141-8 le complète :

« La conception in vitro d’embryons humains à des fins d’études, de recherches ou d’expérimentations est interdite. Toute expérimentation sur l’embryon est interdite. A titre exceptionnel, l’homme et la femme formant le couple peuvent accepter que soient menées des études sur leurs embryons. Leur décision est exprimée par écrit. Ces études doivent avoir une finalité médicale et ne peuvent porter atteinte à l’embryon. Elles ne peuvent être entreprises qu’après l’avis conforme de la commission mentionné à l’article L.2113-1 (commission nationale de médecine et de biologie de la reproduction et du diagnostic prénatal) ».

Ainsi se trouve réglé provisoirement en France le débat sur l’embryon congelé sur lequel n’existerait plus de projet parental. Ces dispositions qui datent de 1994 n’ont pas été modifiées par la réforme du 4 mars 2002.

Pour autant, la France tiendra-t-elle longtemps le cap alors que ses voisins européens autorisent les recherches sur des embryons congelés ?

Résoudra-t-elle les contradictions qui d’un côté tendent à obtenir une libéralisation toujours plus grande du droit à avorter et le respect de l’embryon comme personne humaine en devenir ?

B – LA RESPONSABILITÉ ET LE POUVOIR MÉDICAL

Sont clairement fixés, en tout état de cause, les principes que je viens de rappeler et qu’on peut résumer dans le respect absolu du vivant.

Dans un système de valeurs où la recherche d’une meilleure qualité de vie est un droit fondamental, il est naturel que l’accroissement du pouvoir médical conduise à une recherche plus systématique et plus tatillonne de la responsabilité.

L’idée d’un droit s’accompagne d’une recherche à tout prix du résultat sans lequel il n’y aurait pas d’exercice de ce droit, doublée de l’illusion d’une toute puissance médicale et donc d’une responsabilité absolue.

Régulièrement, la question de la responsabilité, que nous n’épuiserons pas ici, fait l’objet de débats publics.

La loi du 4 mars 2002, tout en définissant les droits des malades à la vérité, sous la forme de l’amélioration de l’accès à la vérité et au dossier, a, en même temps, mis un frein à des débordements comme ceux des arrêts Perruche.

En son article premier, la loi du 4 mars 2002 affirme : « Nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance ».

En réalité, les arrêts Perruche n’ont jamais affirmé explicitement que le préjudice indemnisable consistait à être né.

Dans sa dernière prise de position, la cour de cassation déclarait elle-même : « Le préjudice de l’enfant n’est pas constitué par une perte de chance, mais par son handicap ».

Lors de sa seconde assemblée plénière, elle affirmait : « L’enfant né handicapé peut demander la réparation du préjudice résultant de son handicap si ce dernier est en relation de causalité directe avec les fautes commises ».

C’est l’idée de ce préjudice direct qui méritait d’être éclairci et que la loi a entendu préciser. L’alinéa 2 de l’article 1er de la loi Kouchner dispose :

« La personne née avec un handicap dû à une faute médicale peut obtenir la réparation de son préjudice lorsque l’acte fautif a provoqué directement le handicap ou l’a aggravé, ou n’a pas permis de prendre des mesures susceptibles de l’atténuer. »

De la sorte, on revient à la conception juridique traditionnelle en droit français selon laquelle le seul préjudice qui peut être réparé est celui qui est la conséquence directe d’une faute et non pas un préjudice indirect.

La faute s’apprécie en fonction des techniques mises en œuvre et de leur difficulté d’interprétation notamment pour ce qui concerne les échographies.

Ce pourrait être l’objet d’une des questions abordées au cours du débat qui s’ouvrira.

C – QUEL AVENIR ?

Monsieur Christian Byc, magistrat, secrétaire général de l’association internationale Droit, Éthique et Science, a résumé les limites de ce droit que je définissais comme contingent et fragile au début de cet exposé lorsqu’il est confronté à la nécessité d’une réalité scientifique obligeant à repenser « le contenu et les contours de ce qui est humain », il écrit dans une chronique :

« Fixer des équilibres entre les intérêts en cause, souvent revendiqués avec force, dégager des cohérences entre les principes, qui s’imposent à lui, et des pratiques qu’il ne maîtrise pas, n’est non seulement pas chose aisée pour le droit, mais fait parfois douter de ses capacités, voire de sa légitimité, ಠintervenir dans ce débat ».

Le droit, disait Paul Valéry, est l’intermède des forces. Il agit comme un levier et les forces ont raison de lui, le contraignant à se repenser et à se modifier.

En revanche, la morale elle-même et l’éthique doivent trouver leur profil d’équilibre pour ne pas être perpétuellement dépassées par des progrès inattendus ou des conflits de valeurs.

L’éthique suit nécessairement une pente haute.

Jean Bernard disait dans son livre La Bioéthique (édité chez Flammarion dans la collection Domino) :

« La France a l’honneur d’avoir été, après 1945, le premier pays à refuser la vente du sang et à en organiser le don ».

Et il ajoute que cette éthique du don du sang a ensuite été étendue aux organes donnés et non vendus.

Le Code civil, avons-nous vu, a étendu ce principe de gratuité en déclarant nuls tous les contrats relatifs aux transplantations ou à la procréation.

C’est un premier principe : ce qui est de l’ordre de l’humain ne peut faire l’objet d’un commerce.

On ouvre ici éventuellement le débat sur la brevetabilité du corps humain et des inventions. Un des premiers principes éthiques doit reposer sur ce postulat de la gratuité.

Un second principe est celui du refus de toute instrumentalisation de la personne ou plus largement, du vivant.

Le débat sur le sort des embryons congelés à propos desquels il n’existerait plus de projet parental fait froid dans le dos. Cette forme d’abandon qui ferait passer l’embryon du statut de personne possible à celui d’objet d’expérimentation s’inscrit très exactement dans cette instrumentalisation que le droit positif français refuse.

Eviter la corruption par l’argent, refuser l’instrumentalisation du corps sans entraver pour autant la recherche au nom de certaines rigidités morales, voilà les grandes difficultés auxquelles nous sommes confrontés.

L’importance des comités d’éthique au sein des instituts de recherche est évidente. Elle perdurera aussi longtemps que nous flotterons entre l’efficacité et la morale.

CONCLUSION

Que conclure ?

Les avancées de l’esprit scientifique engendrent une maîtrise toujours plus grande de l’intelligence humaine sur le réel et sur le vivant. La montée en puissance d’une morale universelle se fait lentement. Du même coup, en ce domaine, le droit est plus vite décalé que partout ailleurs.

Entre les poussées de la science et le droit se situe l’éthique.

Pour chaque acteur ayant un pouvoir, l’éthique procède à la fois de l’humilité et du respect de l’autre.

Aucune législation au monde ne peut tenir lieu de conscience.

Les temps passés l’ont montré. La civilisation la plus élaborée qui avait fourni les plus grands philosophes, les plus grands musiciens, les plus grands écrivains a organisé aussi l’extermination d’êtres jugés indignes de vivre.

Nous ne devons jamais l’oublier.

La loi n’érige aucune digue définitive puisqu’elle est, par nature, contingente et provisoire. Aussitôt décalée que promulguée, elle n’est que la résultante d’un compromis entre le réel et la conscience universelle.

La civilisation des droits de l’homme peut disparaître alors même que les lois naturelles continueront à régir l’univers. C’est pourquoi la grande aventure est de former les consciences pour que chacun se sache tenu de contribuer à préserver les valeurs et la survie de notre commune espèce.

Paris, le 31 octobre 2002

Christian Charrière-Bournazel