Joseph ROUBACHE – Remise des insignes de commandeur dans l’ordre de la légion d’honneur

Joseph ROUBACHE

Remise des insignes de commandeur dans l’ordre de la légion d’honneur

Le 12 juin 2012

Vous m’avez fait l’honneur, vous mon aîné dans la profession, de me prier de dire quelques mots avant que le bâtonnier Jean-René Farthouat ne vous remette les insignes de votre nouvelle dignité.

J’y suis d’autant plus sensible que je ne suis plus votre bâtonnier, que je suis bien loin de vous égaler en poids de médailles et que mon enfance elle-même ne fut en rien comparable à la vôtre.

Certes, nous sommes tous deux des fils d’avocats et de bâtonniers de province. Mais tandis que je suis né une fois le nazisme vaincu et mon père libéré du camp de Lubeck, vous avez, vous, connu l’épreuve insoutenable de la ségrégation antisémite.

1940. Vous êtes écolier. Votre père vient d’être élu à trente-deux ans bâtonnier du barreau de Mostaganem. La première obsession du gouvernement de Vichy est de seconder avec zèle les projets antisémites de l’occupant nazi. Le 24 octobre 1870, Adolphe Crémieux avait conféré aux juifs d’Algérie la nationalité française. En cet automne 1940, le petit Joseph Roubache est interdit de retourner à l’école parce qu’il est juif. Dans le même temps, son père, René Samuel, ce brillant jeune bâtonnier, est déchu de ses fonctions, puis radié du barreau, cependant que ses biens sont placés sous une administration chargée de leur « aryanisation ».

« Criminels d’être nés ! » comme écrira plus tard André Frossard venu témoigner au procès Barbie du martyre d’André Gompel dont Alain Feder et moi défendions la mémoire.

Vous dites avec cette pudeur qui est votre marque, que, de cette enfance placée à l’écart de la société dans laquelle vous viviez, vous avez gardé une image très forte. Vous ne cessez de revoir encore votre père attendant toute une nuit d’être arrêté et envoyé dans un camp algérien dit « de travail » par la volonté d’un préfet qui exigeait vainement que cet homme droit acquiesçât au tracé d’une route passant à travers le cimetière juif !

Exigence dérisoire, dites-vous, puisque le préfet détenait tous les pouvoirs, elle symbolisait sa volonté misérable d’humilier et de blesser le juif. Il échappa par bonheur à la déportation parce que l’ultimatum qui lui avait été lancé expirait le 8 novembre 1942, jour du débarquement des Américains en Algérie.

Dans l’intervalle, René Samuel Roubache, qui avait été dénoncé par ses confrères aux autorités françaises alliées des nazis, avait reçu l’appui d’un avocat, Me Sintes, qui lui proposa de venir travailler à son cabinet pour pouvoir continuer de nourrir sa famille. Me Sintes, qui avait perdu un bras pendant la guerre de 14/18, se conduisit en juste. Mais pour ne pas le compromettre, René Samuel Roubache, après sa radiation, quitta son cabinet.

Nous nous rappelions, il y a peu, vous et moi, le souvenir dans l’Auditorium d’une réunion intense en présence du président Badinter et du bâtonnier Bernard Bigault du Granrut à propos du rôle joué par les avocats et par les instances ordinales durant l’occupation nazie.

Le bâtonnier Bigault du Granrut, grand combattant de la Résistance, dont plusieurs membres de la famille sont morts en déportation, avait évoqué ce moment terrible où le talon des bottes allemandes avait retenti sur le pavé de Paris.

Vous aviez alors pris la parole, sans emphase et avec bonhomie, pour dire que si en Algérie il y avait au lieu des pas sur le pavé, la mer, le soleil et les merguez, on radiait aussi des avocats parce qu’ils étaient juifs et l’on interdisait d’école leurs enfants.

Vous aviez même rappelé que, postérieurement au débarquement américain, l’Algérie, sous l’autorité du général Giraud, n’avait pas aboli tout de suite les lois de Vichy et qu’il avait fallu à René Samuel Roubache, votre père, d’attendre jusqu’en 1943 pour être à nouveau inscrit.

Et toujours avec le sourire, vous aviez rappelé que cette inscription ne s’était pas faite toute seule, puisque la CNBF n’avait pas manqué de lui rappeler qu’il devait se mettre en règle et payer les cotisations arriérées correspondant à la période de sa radiation puisqu’elle était désormais annulée !

Né le 27 janvier 1935 à Mostaganem, vous aviez cinq ans en 1940 et sept ans en 1942. C’est l’âge où s’impriment dans le cœur, pour toute la vie, les émotions les plus intenses. Elles engendrent à la fois les souffrances les plus vives et les rêves les plus durables.

Cher Joseph, pour avoir connu l’injustice et la pauvreté et observé le courage, vous êtes devenu l’humaniste que vous êtes.

Vous le dites mieux que je ne saurais l’exprimer.

« Ces évènements m’ont appris trois choses :

– d’abord, le rejet de toute discrimination entre les hommes, quelle que soit leur appartenance ;

– ensuite, la force de la conviction, du courage et de la détermination à défendre les valeurs auxquelles on croit, quel que soit le danger encouru ;

– enfin, la confiance qu’il faut avoir dans le destin, car lorsque tout est perdu, c’est là que l’espoir renaît. »

Ceux qui vous connaissent ont toujours été frappés par ce sourire fraternel et ironique qui vous rend immédiatement accessible à tous. C’est votre façon de jeter, comme vous dites, des ponts entre les êtres humains, aussi différents puissent-ils être, et de vous sentir solidaire de leur destin.

Vous expliquez ce désir d’aller vers l’autre comme la conséquence du sentiment que vous avez ressenti très tôt d’être mis à part, d’être désigné par le regard des autres comme quelqu’un de différent d’eux. Quel pudique euphémisme qui témoigne de votre profonde bonté !

C’est une marque très attachante de votre caractère que cette alliance subtile entre la profondeur de vos sentiments et de vos engagements et leur expression faite de distance ironique alliée à une fraternité chaleureuse.

Sans doute est-ce ce qui vous rend le plus respectable, ce mélange de souvenirs poignants, livrés sans en avoir l’air avec le sourire, et cette détermination à venir en aide à tous, sans effectuer de différence à raison de la religion, de la couleur de la peau ou des origines.

Le bâtonnier Jean-René Farthouat parlera de l’avocat que vous êtes. Je veux évoquer l’humaniste que nous admirons.

En mai-juin 1967, la guerre de six jours semble menacer l’existence même de l’État d’Israël. Comme plusieurs d’entre nous, vous vous inquiétez. Tout de suite après, pour rapprocher les juristes français des israéliens, vous avez créé l’Association France-Israël des Juristes avec à sa tête le président Maurice Rolland, grand résistant, Compagnon de la Libération et président de la chambre criminelle de la Cour de cassation.

Le président Rolland et le procureur général Adolphe Touffait à votre initiative ont mené des missions en Israël, notamment dans les prisons de Naplouse, par souci des droits de l’homme.

En 1970, le nouveau prix Nobel de la paix, René Cassin, vous fait venir auprès de lui et vous dit : « Mon jeune ami, il est temps de créer un rassemblement des juristes juifs ouvert également aux non-juifs, capable de porter les messages universels des prophètes pour la compréhension et la paix des peuples ».

Ainsi était le grand René Cassin à qui nous devons que la Déclaration des droits de l’homme de l’ONU de 1948 ne s’appelle pas « internationale » mais « universelle » et qui a rédigé la Déclaration européenne du 4 novembre 1950.

C’est ainsi qu’est née l’Association internationale qui réunit aujourd’hui les juristes de vingt-sept pays.

Votre action s’est développée autour des thèmes suivants :

  • la défense de l’État de droit face au terrorisme ;
  • la protection juridique de la liberté du commerce ;
  • le pouvoir du juge face au pouvoir exécutif.

À cela s’ajoute une série d’hommages apportés aux juristes victimes de la Shoah pendant la deuxième guerre mondiale. Vous dites avoir ainsi « sacrifié au devoir de mémoire ».

Permettez-moi de considérer que la mémoire n’est pas un devoir mais une liberté publique. Se souvenir n’est pas s’obliger mais se grandir. Les peuples dont on réécrit l’histoire sont des peuples tyrannisés et ceux qui refusent de la regarder en face se déshonorent.

Vous avez ainsi commémoré Berlin dans la salle où furent jugés les conjurés de l’attentat manqué contre Hitler en juillet 1942, Varsovie où plus de 50 % du barreau composé de juifs furent exterminés à Sobibor et à Auschwitz. Enfin Budapest où l’admirable Raoult Wallenberg, diplomate suédois, sauva des milliers de vies humaines en délivrant de faux passeports.

Infatigable, vous avez aussi mené un combat remarquable pour la défense des juifs d’URSS et vous avez organisé des conférences internationales de première qualité qui se sont tenues dans la grande salle de la 1ère chambre de la Cour d’appel de Paris.

Sous la présidence de Pierre Drai et de Louis-Edmond Pettiti, l’un premier président de la Cour et l’autre bâtonnier, vous avez magnifié – c’était le titre de la conférence – « le rôle du juge, pacificateur social ».

Plus tard, vous avez obtenu la participation du garde des sceaux, Dominique Perben, de Bernard Kouchner, du recteur de la mosquée de Paris Dalil Boubaker et du Cardinal Archevêque de Paris Monseigneur Lustiger à une réflexion sur la façon de lutter contre tous les racismes.

Vous avez contribué à la création de la cellule de veille contre les actes antisémites au ministère de la justice.

Et comme il ne vous suffisait pas d’être témoin de la fraternité dans votre seul pays, vous avez développé vos activités au sein du Conseil de l’Europe sous l’égide de Hans Kruger, son secrétaire général ; vous avez obtenu l’accréditation par le Conseil de l’Europe de l’Association internationale des juristes juifs. Vous vous êtes investi auprès de la Commission des droits de l’homme de Genève, – institution de l’ONU dont on connaît les tristes conférences de Durban I et de Durban II -, au point que l’Association a été accréditée auprès de l’ONU.

Pèlerin infatigable des droits de l’homme, vous avez initié plusieurs missions dont celle d’une délégation de hauts magistrats français allant rendre visite à leurs homologues israéliens en octobre 2009 : y participaient le premier président Jean-Claude Magendie et le premier président Jacques Degrandi.

Mais ce combat humaniste, hérité de votre mère et de votre propre histoire, vous l’avez aussi porté à travers l’art et la science. En 1985, vous avez organisé une exposition magnifique au Grand Palais intitulée « De la Bible à nos jours, 3000 ans d’art – Les manuscrits de la Mer Morte ». 1.200 œuvres d’art constituaient un parcours initiatique des représentations juive, chrétienne et musulmane des temps les plus anciens jusqu’à aujourd’hui, de « Jérusalem « nombril du monde », admirée, convoitée, jamais acquise ».

Votre ambition était magnifique : espérer qu’en contemplant ces œuvres, les 150.000 visiteurs qui défileraient devant elles prennent conscience de leurs origines communes et se sentent peut-être plus proches les uns des autres.

Quant à la science, autre facteur d’unité, vous l’avez servie en participant à la création du Conseil Pasteur Weizmann aux côtés de Robert Parienti, de Simone Veil, des Prix Nobel André Lwoff, François Jacob et de bien d’autres. Depuis plus de trente ans, les chercheurs de deux des plus grands instituts scientifiques du monde mènent une lutte sans relâche contre la maladie et spécialement contre le cancer.

Cher Joseph Roubache, à nos yeux vous êtes un modèle :

  • vous êtes fier de ceux qui vous ont engendré et fait grandir ;
  • vous êtes, pour vous-même, d’une grande humilité.

Vous n’en voulez à personne des malheurs que vous avez subis. Comme un magicien, du mal qu’on vous a fait vous savez faire jaillir le bien. Sans doute est-ce là votre rareté la plus précieuse, mystérieux alchimiste de l’âme, ami des hommes et artisan de paix.

À vous le dernier mot :

« J’ai toujours pensé – dites-vous – qu’une vie ne pouvait être pleinement accomplie que si elle dépassait le cadre strictement familial et professionnel pour s’ouvrir sur un monde plus large ».

Vous pouvez sourire à la vie comme elle vous sourit de tout son cœur : vous l’avez magnifiquement servie.

Paris, le 12 juin 2012

Christian Charrière-Bournazel